What’s up Doc Big Brother ?



Il est loin le temps où l’on pouvait encore opter pour la pudeur. Maintenant, il faudrait fuir dans une île déserte, une planète inconnue, ou plonger dans des fonds marins inexplorés pour chercher ne serait-ce qu’un peu de discrétion.

« À toute exhibition,
Ma nature est rétive,
Souffrant d’une modestie
Quasiment maladive,
Je ne fais voir mes or-
ganes procréateurs
À personne, excepté
Mes femmes et mes docteurs.
Dois-je, pour défrayer
La chronique des scandales,
Battre le tambour avec
Mes parties génitales,
Dois-je les arborer
Plus ostensiblement,
Comme un enfant de chœur
Porte un saint sacrement ? »

Georges Brassens
Les Trompettes de la renommée

Le développement du dossier médical partagé (DMP, pour les intimes) va donner des sueurs froides aux personnes qui préfèrent vivre cachées pour être un tantinet heureuses… et en bonne santé. Avec le DMP, finis le secret médical et les confidences entre le médecin et son/sa patient-e, que seule la consultation autorisait, envolées les questions qu’on pose du bout des lèvres, avec un tremblement dans la voix, les verdicts prononcés les yeux dans les yeux, quand bien même ils valent des condamnations, interdites les maladies que l’on cache à son entourage, non pas qu’elles soient inavouables, mais par tact, pour ne pas l’embarrasser. Assumer sa condition humaine et son inévitable finitude est déjà tellement difficile qu’on ne peut que souhaiter pouvoir l’assumer aussi bien que possible sans en rendre témoin la terre entière.

La loi du 13 août 2004 a créé ce qui s’appelait à l’époque le « dossier médical personnel ». Il s’agissait de favoriser la coordination, la qualité et la continuité des soins. Ce fut un échec. Il faut croire que beaucoup de patient-e-s considérèrent le terme « personnel » comme une fausse promesse. Ce d’autant qu’à l’époque, les médecins étaient assez rétifs à partager les données médicales collectées durant les consultations, examens cliniques et autres opérations auxquelles ils soumettaient leurs va-nu-pieds de client-e-s. Cette connaissance acquise leur assurait sur eux/elles un pouvoir considérable susceptible de masquer leur propre ignorance de la médecine.

Les pouvoirs publics ne s’avouèrent pas vaincus. En 2010, Xavier Bertrand, ministre du Travail, de l’Emploi et de la Santé entendit relancer le dossier. Il fit chou blanc. L’opération échoua.

En 2016, la loi de Modernisation de notre système de santé relance l’affaire, avec sa mesure 12, sous le nom « dossier médical partagé ». Le nom dit littéralement que ce qui était « personnel » est désormais « partagé ». Son déploiement est confié à la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés. Ses intentions sont louables : améliorer le suivi des patient-e-s. « La prise en charge d’un patient fait généralement intervenir plusieurs acteurs de santé à différents moments, dans différents lieux. La bonne prise en charge d’une personne malade nécessite de remplir deux conditions : que la personne soit en situation de prendre les meilleures décisions pour elle-même et que les professionnels de santé aient accès à l’information dont ils ont besoin pour lui apporter les meilleurs soins. »

Le DMP contient toutes sortes de données qui permettent de cerner le profil sanitaire de son titulaire : recensement des pathologies et des allergies, des prescriptions médicamenteuses, des résultats des examens de biologie et de radiologie, les comptes rendus de consultation et d’hospitalisation, les directives anticipées pour la fin de vie, ainsi que l’historique pendant deux ans des remboursements de l’assurance maladie obligatoire. En 2020 ou 2022, s’ajoutera le carnet de vaccination. Désormais, inutile d’aller étaler sa vie intime sur les réseaux sociaux : donner accès à son dossier médical partagé permet d’aller beaucoup plus loin dans l’exhibition. Sans conteste, après la télémédecine, le DMP est conforme à l’époque du tout-montrer.

Pourtant, avant son lancement officiel, le 6 novembre dernier, il aura fallu pas mal d’années pour mettre au point le rêve de Doc Big Brother.

Depuis 2004, flairant de juteuses affaires, bon nombre d’officines se sont penchées sur le sujet, notamment sous l’angle de l’introduction et du développement du numérique dans le secteur médical.

Le Cercle des Décideurs Numérique Santé est un lobby bien comme il faut. Il a su s’entourer des intelligences nécessaires pour pousser au plus loin son influence. En octobre 2012, ses deux codirecteurs, Sandrine Degos et Jean-Jacques Denis – ce dernier a été député PS de Meurthe-et-Moselle de 1997 à 2002 – publient une tribune favorable au développement de l’e-santé. « Le développement de l’e-Santé repose sur les infrastructures, les matériels et les logiciels, les réglementations, les budgets et les investissements qui lui sont consacrés… Mais aussi et surtout sur l’engagement et l’adhésion de l’ensemble des acteurs qui contribuent à l’écosystème de la santé : de l’ASIP Santé [Agence des systèmes d’information partagés, opérateur public chargé du déploiement de l’e-santé en France] aux patients en passant par les professionnels de santé, les directeurs des systèmes d’information, les industriels, les prestataires de services, les collectivités territoriales… » Bigre, le propos est ambitieux. Quant aux objectifs : « Il s’agit tout à la fois de contribuer à l’amélioration des soins tout en permettant un meilleur accès sur un territoire où le système de santé se déchire et, au-delà, de contribuer à la rénovation du système de santé… Parallèlement, les temps de crises que nous traversons nous contraignent à l’efficience par l’optimisation des soins et par l’encouragement à la création de valeurs économiques et industrielles. » En résumé et sans mauvaise foi aucune, il s’agit de construire un écosystème favorisant le business.

De 2012 à 2017, le Cercle va jouer de son influence toxique auprès des décideurs politiques, des industriels et des professionnels de santé, à travers des journées d’études, des colloques, des publications, une plateforme web avec accès restreint à des expertises et à des rapports, des dîners conviviaux, etc.

Il fallait au moins ça pour favoriser l’acceptabilité sociale du dossier médical partagé.

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Pendant toutes ces années, les pouvoirs publics et la presse n’ont cessé de vanter les intérêts du numérique dans le secteur médical, la dématérialisation étant envisagée comme une véritable panacée pour la prise en charge des patient-e-s, la continuité des soins, l’organisation rationnelle des établissements sanitaires et l’information des praticiens.

Le 14 décembre dernier, l’AFP claironna que trois millions de DMP avaient été ouverts en un peu moins d’un mois. « Comme la carte Vitale ou le compte Ameli, le DMP a vocation à s’imposer dans les usages » des patients et des professionnels de santé, releva l’Assurance maladie, invitant « l’ensemble des acteurs » à se mobiliser pour « permettre à chacun de bénéficier d’un meilleur suivi médical ». L’information a été largement reprise par des médias qui, en général, ne se posent pas trop de questions sur le dispositif, tout en confondant ses possibilités et ses résultats potentiels : ce n’est pas parce que le DMP dit le tout d’une personne, par le regroupement de ses données de santé, que le diagnostic et/ou la thérapie seront adaptés. La médecine demeure un art subtil qui ne supporte pas la vénalité.

L’Assurance maladie diffuse une plaquette de présentation : « Le dossier médical partagé – La mémoire de votre santé. » On y apprend que « la création d’un DMP ne peut avoir lieu qu’avec votre consentement (ou celui de votre représentant légal). Cet accord ne nécessite pas de signature, il est dématérialisé et directement enregistré dans votre DMP. » La simplicité des formalités d’entrée vise à ne pas freiner l’ardeur de l’impétrant-e. Le/la patient-e crée son DMP, les professionnels de santé l’alimentent, le/la patient-e peut consulter ses données de santé à tout moment et voir chaque action effectuée. L’accès se fait par mail ou par SMS ou via l’application DMP sur un mobile.

L’Assurance maladie est rassurante : « [Le DMP] est hautement sécurisé et vous en contrôlez l’accès. À part vous, seuls les professionnels de santé autorisés peuvent le consulter. […] L’accès au DMP est protégé par la loi. La médecine du travail, les mutuelles et assurances, les banques mais aussi votre employeur, ne peuvent pas accéder à votre dossier médical partagé. Tout accès non autorisé constituerait un délit passible d’une peine d’emprisonnement et d’une amende. » Hum… J’ai découvert récemment que le numéro de client que m’a attribué la banque où l’un de mes employeurs me verse généreusement un intéressement était mon numéro de Sécurité sociale. Il ne lui faudrait donc pas trop faire d’efforts pour qu’elle en sache plus sur mon compte et sur mes artères.

Comment qualifier cette prétention de l’Assurance maladie à protéger des données consultables sur un téléphone portable ou une tablette ? Faut-il être naïf à ce point pour croire à l’inviolabilité du DMP ? L’actualité nous livre tous les jours des cas de systèmes informatiques qui étaient infaillibles jusqu’à ce qu’ils ne le soient plus. La dernière en date est le piratage des « données personnelles » enregistrées par les voyageurs sur un site du ministère français des Affaires étrangères – annonce faite dans un communiqué, le 13 décembre, par le Quai d’Orsay. Depuis 2010, le service Ariane permet aux personnes prévoyant une mission ou un voyage à l’étranger de s’inscrire en ligne afin, notamment, de recevoir les informations relatives à la sécurité de leur déplacement… Le ministère (r)assure : « Le service Ariane reste en fonction. Ces incidents ne remettent pas en cause sa fiabilité et son utilité pour la sécurité des déplacements des Français à l’étranger. »

« Le dossier médical partagé est hautement sécurisé », écrit l’Assurance maladie, à tel point qu’il permet à n’importe quel professionnel de santé d’accéder au DMP de quelqu’un-e grâce à l’« accès en mode bris de glace ». « Il est hébergé par un hébergeur de données de santé, agréé par le ministère de la Santé. » Difficile d’être plus lénifiant.

Du côté des médecins, l’emballement n’est pas unanime. Ils peuvent raisonnablement imaginer qu’un jour ou l’autre le DMP servira encore mieux à cerner leurs pratiques, les évaluer et les comparer à celles de leurs confrères et consœurs. De plus, chaque DMP doit comporter un « volet de synthèse médicale » établi par le médecin traitant. La rédaction de cette synthèse pouvant prendre du temps, en particulier pour les traitements complexes, et tout travail méritant salaire, pas sûr que les médecins rempliront la case s’ils ne sont pas payés pour ça. C’est ainsi qu’à leur corps défendant ils pourraient nous immuniser contre le DMP.

Piéro

Article paru dans Résister ! #59, le 22 décembre 2018.


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