Du confinement à l’enfermement administratif



Quelques notes à propos de la quarantaine comme mode de gestion de la pandémie. (Texte paru sur le blog Aux enfermés du confinement, le 10 mai 2020.)

Note de Manif’Est : Le recours à l’enfermement administratif a finalement été censuré lundi 11 mai par le Conseil constitutionnel. Ceci n’enlève cependant rien à la pertinence de cet article : le fait même que l’enfermement administratif ait figuré deux mois durant dans l’état d’urgence sanitaire (et dans le projet de loi visant à sa prorogation) témoigne de la volonté de l’exécutif de se débarrasser du carcan judiciaire afin de pouvoir lui-même gérer et enfermer les corps sans autre forme de procès.

Il s’agit ici de mieux comprendre le statut de la quarantaine telle qu’elle est proposée pour l’après-confinement en France, en lien avec les politiques visant à maintenir à l’écart une partie de la population, qui se pratiquent en ce moment sous des formes diverses à peu près partout dans le monde. Si on y tente un rapprochement raisonné entre la quarantaine et une forme d’enfermement administratif, ce n’est pas pour opérer une comparaison vaseuses entre le sort actuel et futur des infectés depuis le début de la crise actuelle et celui des sans-papiers en instance d’expulsion en temps « normal », mais parce qu’il nous semble qu’il y a, à certains égards, et à ces égards là seulement (l’enfermement de la quarantaine ne se déroule pas dans un lieu carcéral et ne se conclut pas par une expulsion, ce qui change beaucoup de choses…), des formes communes de gestion administrative, qui viennent s’ajouter aux formes communes de contrôle et d’exploitation.

La logique générale qui semble présider au déconfinement tel qu’il est annoncé pour l’instant en France semble être d’installer une « vie avec le virus », « vie » entendue comme une certaine normalité, du moins un retour au travail et à la circulation économique, qui marque la fin de la période de confinement généralisé tout en instaurant des mesures pour tenter d’éviter une nouvelle vague de contaminations. Si ce déconfinement est nécessaire, c’est avant tout pour des raisons économiques : il faut faire tourner à nouveau la machine à plein régime et remettre le plus possible le pays, et surtout ses habitants, au travail. Ce déconfinement est risqué et tous les experts gestionnaires qui décident de ce qu’il advient de nous en ce moment le savent. Faute de vaccin ou de médicament contre le virus, il faut donc prévoir un mode de gestion de l’épidémie en flux tendu pendant que la vie reprend. Ainsi une partie des mesures annoncées concerne la mise en quarantaine de certaines catégories de la population, qu’on peut résumer en trois cas, traités différemment sur le plan juridique, même s’ils ont des points communs :

  • les personnes infectées sur le territoire doivent respecter une quarantaine de 15 jours, qu’elles ont le choix de passer chez elles (toutes les personnes de leur domicile seront alors soumis au même régime d’enfermement) ou dans une chambre d’un hôtel affecté à cet usage.
  • les personnes arrivant sur le territoire, à l’exception de ceux et celles, quelle que soit leur nationalité, qui viennent de l’Union européenne, de la zone Schengen ou du Royaume-Uni doivent, quel que soit leur état de santé, respecter une quarantaine d’au moins quinze jours dans les mêmes conditions que le cas précédent
  • les personnes arrivant de l’étranger positives au Covid sont, quant à elles, placées à l’isolement pour une durée d’au moins quinze jours.

Pour toutes les personnes arrivant en France, infectées ou non, le non respect du confinement ou de l’isolement sera soumis à des sanctions qui ne sont pas encore précisées. Leur mise à l’écart peut se prolonger au delà de quinze jours, mais dans ce cas le juge des libertés et de la détention (JLD) sera saisi. Cette juridiction peut par ailleurs être saisie par les personnes elles-mêmes dès le début du confinement ou de l’isolement. La possibilité de l’intervention du JLD peut paraître incongrue dans ce contexte, or elle n’est que le signe que ces modalités de quarantaine sont en fait des formes d’enfermement administratif, même si, contrairement à la rétention des migrants, elles ne se font pas dans des centres de rétention.

Pour la quarantaine réservée aux malades à l’intérieur du territoire et à leurs proches, pas de sanction prévue en cas de non-respect, mais c’est pourtant le même type de dispositif qui se profile, enveloppé dans un discours lénifiant autour de la confiance des dirigeants à l’égard du bon peuple de France, « générosité » qui permet de masquer les aspects inquiétants de cet enfermement là. . D’ailleurs cette « confiance » magnanime ne va pas sans sous-entendus du type : si ces quarantaines ne sont pas strictement respectées, les sanctions viendront et le dispositif se durcira. Dans l’avant projet, le gouvernement envisageait une quarantaine contrainte pour les personnes infectées par le coronavirus qui refuseraient « de manière réitérée » les prescriptions médicales d’isolement et qui produiraient « par leur comportement un risque d’infection d’autres personnes ». D’une certaine manière tout est prêt pour que ces dispositions soient mises en place si les malades ne sont pas « raisonnables » et ne s’enferment pas convenablement d’eux-mêmes. Le dispositif Covisan, constitué de brigades allant au domicile de ceux et celles qui se trouvent identifiés comme contacts d’une personne infectée pour les tester puis les mettre en quarantaine en attendant le résultat, complète le tableau inquiétant d’une traque aux infectés pour les écarter manu militari, eux et ceux avec lesquels ils ont été en contact, de toute circulation commune avec le reste de la population.

L’enfermement administratif, qui est principalement utilisé de nos jours pour emprisonner les sans papiers en attente d’expulsion, est un mode d’enfermement bien particulier. Si les centres de rétention sont bien des prisons à presque tous les égards, le statut des personnes qui y sont enfermées est bien différent du statut des détenus incarcérés, dans la mesure où c’est l’administration seule, donc la préfecture, qui décide de cet enfermement, qui se justifie par un statut de la personne et non par tel ou tel acte incriminé. L’administratif est donc cet endroit où la justice de la démocratie ne se vante même plus d’offrir un “procès équitable à charge et à décharge”. Les décisions sont prises par des flics et des procureurs et validé par des juges qui tamponnent à la chaîne des sentences qui bouleverseront à jamais des individus, en les enfermant, les expulsant du territoire, de leurs logements, c’est la justice d’abattage la plus effective qui soit dans le cadre démocratique. Là où le judiciaire menace de son épée et de sa balance drapé dans le Bien, le Mal pour départager le Coupable de l’Innocent, l’administratif est l’outil adéquat de la gestion à grande échelle.

Ce mode de jugement et d’enfermement peut concerner des pans entiers de la population sur des critères variables. Il a d’ailleurs une longue histoire sur des modalités diverses selon les époques, et la reparcourir est riche d’enseignements. Il permet la mise à l’écart dans des lieux divers, plus ou moins carcéraux, des indésirables du moment. Les populations qu’il concerne changent donc selon les périodes. Ainsi, pendant la première guerre mondiale, on enferme administrativement les civils ennemis de la patrie en guerre dans une soixantaine de camps où se côtoient Allemands, Autrichiens, Ottomans, Alsaciens-Lorrains, Polonais, Tchèques mais aussi des Français manquant sans doute d’esprit patriotique : des vagabonds et des grévistes, des repris de justice et des prostituées. Les époques se suivent, ne se ressemblent pas, mais l’enfermement administratif perdure, et bien d’autres seront enfermés : les réfugiés espagnols après la victoire du franquisme en Espagne, puis les individus réputés « dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique » en 1939, avant que le statut ne soit évidemment développé et endurci sous Vichy. Le gouvernement provisoire issu de la résistance le maintiendra pour ceux qui sont accusés de collusion avec l’ennemi entre 44 et 45. Il sera ensuite réactivé lors de la guerre d’Algérie, en 1956 sur le territoire algérien, puis étendu à toute la France en 1958. Ce sera enfin le statut choisi pour légaliser le maintien sous les mains de la police des sans papiers entre leur arrestation et leur expulsion après le « scandale d’Arenc », ce lieu d’enfermement clandestin à Marseille découvert en 1975 que la gauche choisira tout simplement de légaliser en 1981, instaurant ainsi les actuels centres de rétention, avec un temps d’enfermement qui depuis ne cesse de s’allonger et des centres qui n’ont maintenant, lois après lois, plus grand chose à envier aux prisons (logique gestionnaire oblige : quoi de plus simple que l’architecture carcérale pour enfermer…). Mais l’enfermement administratif reste souple et adaptable : n’importe quel lieu peut se transformer en lieu d’enfermement sur simple décision du préfet, qui règne en maître sur ce domaine là. C’est ainsi que des cellules de garde-à-vue ou des chambres d’hôtel, mais pourquoi pas de gymnases ou des écoles en cas de besoin massif, peuvent, le temps qu’il faut pour que la gestion soit optimale, devenir des prisons.

Aujourd’hui, ce sont les personnes infectées par le virus et leurs proches que l’on cherche à écarter, et, comme souvent, ce sont les frontières qui focalisent l’attention répressive. Quelle que soit la nationalité des personnes qui les traversent, le contrôle et l’écartement se feront au moment du passage, la frontière symbolisant désormais le lieu d’exercice d’une sécurité sanitaire qui préserverait le territoire français de l’inconnu d’une contagion venant d’ailleurs.

Outre le fait qu’un juge doive intervenir en cas de prolongation de la quarantaine au-delà de quinze jours, d’autres points communs ne sont pas anodins à observer. Un détail fait réfléchir : les hôtels du groupe Accor (Novotel, Mercure, Adagio, Ibis, hôtel F1, Sofitel, Swissôtel, etc.) collaborateur du ministère de l’intérieur depuis au moins deux décennies pour enfermer les sans-papiers et les expulser – des chambres servent régulièrement de lieu de rétention sur tout le territoire, un étage de l’hôtel Ibis de Roissy a même été longtemps utilisé comme zone d’attente… – proposent de consacrer une partie de leurs locaux sur tout le territoire aux personnes mises en quarantaine, par habitude sans doute. Pas besoin d’appel d’offre : les contrats de partenariat sont déjà signés… A Mayotte, le centre de rétention, qui ne sert plus à enfermer les migrants illégaux, est affecté depuis le 22 mars au maintien en quarantaine des personnes arrivant des Comores par « voie légale ou clandestine ». (voir ici) La question de la légalité du passage de la frontière ne se pose plus : l’enfermement est décidé pour raisons sanitaires, ce qui préfigure de fait les dispositions annoncées en métropole pour l’après 11 mai. Si on regarde ce qui se passe au delà de la France, il est clair qu’on assiste à un développement des formes d’enfermement de type administratif (c’est-à-dire non judiciaire). Des travailleurs immigrés originaires d’Inde ou du Bangladesh (voir ici), par exemple, sont bloqués dans des camps par la fermeture des frontières dans les pays du Golfe et seront sans doute rapatriés puis maintenus en quarantaine pendant au moins quinze jours à leur retour. Que les gouvernements choisissent ou pas de confiner l’ensemble de la population, ce qui fait le point commun des différentes politiques de gestion de l’épidémie, ce sont ces manières d’enfermer une partie de la population, par exemple les foyers infectieux dans les bidonvilles en Inde (voir ici), sur simple décision administrative. Le coup de tampon qui bouleverse des vies.

On peut dire d’ailleurs que moins les États instaurent un confinement général, plus ils usent de formes d’enfermement d’une partie de leur population. C’est une des raison pour lesquelles se focaliser sur la lutte contre le confinement manquerait son objet. L’analyse des différentes modalités de ces enfermements, qui vont du confinement ciblé aux camps plus ou moins fermés, reste à faire. En tous les cas, cette possibilité offerte par l’enfermement administratif d’éloigner de l’espace social une partie de la population sur des critères variables et pendant des durées diverses selon les lieux les époques est donc toujours ouverte, et peut à tout moment être ressortie du chapeau et utilisée. Pas besoin de crier au déni de démocratie et à l’instauration d’un régime fasciste : c’est le droit démocratique qui comporte toutes ces possibilités, sans lesquelles il ne serait pas démocratique. Elles ont déjà été démocratiquement mises en œuvre, et elles le sont à nouveau aujourd’hui. Il est à craindre que ces formes d’enfermement qui ne disent pas tout à fait leur nom et qui prennent, avec la pandémie, un caractère apparemment incontestable du fait de l’urgence sanitaire, se développent et deviennent un outil adéquat pour permettre aux États et aux économies de fonctionner avec le virus, au détriment des populations considérées comme « à risques », c’est-à-dire toujours les plus pauvres et tous ceux qui viennent d’ailleurs.

C’est avec l’État, tous ses camps et toutes ses prisons, qu’elles soient judiciaires ou administratives, qu’il faut en finir.

Vive la liberté !

(Texte paru sur le blog Aux enfermés du confinement, le 10 mai 2020.)