Quand la ministre Vidal chasse sur les terres de l’extrême droite



Le 14 février, emboîtant le pas au ministre de l’Education nationale qui s’était lâché en octobre, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche Frédérique Vidal a lancé une diatribe contre « l’islamo-gauchisme » supposé gangrener les universités. Qu’on ne s’y trompe pas : l’attaque est crasse, elle s’inscrit dans une surenchère extrême droitière de LREM [1] et fait directement écho à l’accusation de « mollesse » adressée à Le Pen par Darmanin.

Le monde universitaire a presque unanimement réagi à cette saillie provocatrice, depuis les organisations syndicales jusqu’à la Conférence des présidents d’universités [2] et la direction du CNRS [3], en passant par l’alliance Athena [4], chargée par la ministre d’enquêter sur « l’islamo-gauchisme » dans la recherche et qui y a opposé une fin de non-recevoir. Des milliers d’enseignant·es-chercheur·es ont également demandé la démission de la ministre [5], tant l’intrusion du pouvoir politique dans l’activité de recherche est considérée comme allant à l’encontre de l’indépendance de la recherche et des libertés académiques nécessaires à la production scientifique. La sociologue et militante féministe turque réfugiée en France Pinar Selek a ainsi écrit dans une lettre ouverte à la ministre : « Votre discours réveille tout ce que j’ai vécu et tout ce que mes collègues en Turquie sont en train de vivre, sous l’islamo-fascisme. » [6] De quoi renvoyer Vidal dans les cordes.

Face aux offensives fascisantes il faut faire bloc, et il est heureux et rassurant d’observer la réaction massive et quasi-unanime de la communauté universitaire. Mais ces réponses à la ministre ne doivent pas masquer la diversité des positions (institutionnelles, syndicales, individuelles) comme des conceptions relativement à la cible des attaques de Blanquer puis de Vidal. Car derrière la dénonciation de « l’islamo-gauchisme », Vidal et l’extrême droite visent pêle-mêle des études académiques et des cercles militants : les travaux en sciences sociales reprenant les catégories de l’intersectionnalité, du genre, de la race et de la classe, les études post-coloniales et autres travaux issus des subaltern studies, mais aussi la plupart des groupes féministes, antiracistes, d’extrême gauche ou libertaires, ou des groupes éloignés comme le PIR, dont les positions peuvent s’appuyer peu ou prou sur certains de ces travaux [7].

S’il y a un point sur lequel il faut insister relativement à l’épisode en cours, c’est que quoi qu’en prétende Vidal l’écart est réel entre travaux de recherche et engagement militant, et que les distinctions offertes par les approches intersectionnelles n’ont pas de traduction univoque en stratégies politiques. Pour ce qui nous intéresse ici, il importe de ne pas glisser de la défense inconditionnelle des travaux de recherche et des courants politiques visés par Vidal et l’extrême droite à la reprise acritique de leurs conceptions et positions pour nos propres stratégies. Dans notre camp politique, certain·es restent rivé·es à l’universalisme des « pères fondateurs » tandis que d’autres voudraient tout jeter par-dessus bord. Il reste une voie médiane à construire, qui prenne appui sur les combats féministes et antiracistes des dernières décennies comme sur les travaux en sciences sociales qui les ont irrigués, pour renouveler l’ambition émancipatrice de l’universalisme [8].

Léo Picard


Notes

[1Lire David Chavalarias, « “Islamogauchisme” : Le piège de l’Alt-right se referme sur la Macronie », site Politoscope, 21 février 2021.

[2« "Islamo-gauchisme" : stopper la confusion et les polémiques stériles », site de la CPU, 16 février 2021.

[3« L’"islamogauchisme" n’est pas une réalité scientifique », site du CNRS, 17 février 2021.

[4Communiqué de l’alliance Athéna du 18 février 2021, site de l’alliance Athena.

[5« "Islamo-gauchisme" : "Nous, universitaires et chercheurs, demandons avec force la démission de Frédérique Vidal" », Le Monde des 20 et 21 février 2021. De 600, le nombre de signataires est monté à 14000 en 48 heures (voir le site de l’Université Ouverte)

[6Pinar Selek, « Lettre à Frédérique Vidal », 21 février 2021.

[7Comme le résume très bien Eric Sealgair dans son article « La notion d’islamo-gauchisme ne se débat pas scientifiquement, elle se combat politiquement » (La rotative, 21 février 2021) : « Le fait, qu’évidemment, il n’existe nul islamo-gauchiste n’empêche pas que cette désignation ait un sens et un objectif politique clair. De manière générale, il s’agit de disqualifier les luttes pour l’émancipation et les droits sociaux de personnes assignées à une identité musulmane réelle ou supposée — ou les collectifs politiques qui les soutiennent dans ces luttes. Dans la séquence actuelle, il s’agit de mettre l’université au pas et de condamner toutes celles et ceux qui tentent de mettre à jour le caractère systémique des discriminations raciales qui subsistent en France. »

[8Voir à ce sujet l’article « Lumières et ombres sur notre camp », dont celui-ci peut être considéré comme le post-scriptum.