Lumières et ombres sur notre camp



Paru en 2020, le livre La Gauche contre les Lumières ? [1] de Stéphanie Roza s’adresse à notre camp, « la gauche socialiste, anarchiste et communiste », en abordant de front une question qui le divise : l’universalisme et l’héritage des Lumières.

L’auteure est philosophe, spécialiste des Lumières, de la Révolution française et des origines du socialisme. Elle aborde la question avant tout en connaisseuse pointue de cette période, de son héritage philosophique et de sa postérité idéologique. Comme en témoigne le titre de l’ouvrage, elle se situe clairement en défense des Lumières, de la rationalité et de l’universalisme, contre les attaques dont ils sont l’objet. Les Lumières, les valeurs de liberté et d’égalité qu’elles portent, ont constitué une référence et un point d’appui pour la plupart des courants du mouvement ouvrier et des mouvements d’indépendance nationale, comme pour de nombreuses luttes féministes ou antiracistes. Stéphanie Roza s’interroge sur ce qui a pu conduire certains courants de gauche (« la gauche » étant à entendre au sens large), à rompre radicalement avec ce qui constituait ainsi, depuis le XIXe siècle, un héritage commun et assumé.

À lire les propos et papiers haineux et fortement relayés de ministres ou d’hebdomadaires comme Marianne ou Valeurs actuelles contre « la gauche identitaire » et « l’intersectionnalité », on pourrait croire que seuls les idéologues et penseurs dominants, particulièrement de droite et d’extrême droite, défendent l’universalisme. En lisant le livre de Stéphanie Roza, de même que quelques autres parus ces dernières années, on réalise qu’il n’en est rien [2]. Il existe bien une critique universaliste de l’antiracisme politique ou du féminisme intersectionnel qui se situe pleinement dans le camp de l’émancipation. Que les tenants conservateurs et autres « républicains » de l’universalisme tentent de s’approprier ou d’instrumentaliser cette critique de gauche n’enlève rien à sa pertinence, ni à la nécessité, pour notre camp, de la discuter [3].

Contrairement à certaines analyses conduites à l’emporte-pièce, méconnaissant ou caricaturant les textes et courants qu’elles critiquent et de ce fait ratant leur cible [4], Stéphanie Roza s’appuie sur une connaissance et un examen précis des auteur·es qu’elle discute. Elle montre ainsi comment l’opposition historique de la pensée contre-révolutionnaire aux Lumières, à l’universalisme, à la rationalité et au progrès trouve non seulement une continuation dans la prose d’extrême droite assumée d’un Alain de Benoist ou moins assumée d’un Jean-Claude Michéa [5], mais aussi dans les écrits de groupes se situant à l’extrême gauche comme le collectif Mauvaise Troupe ou Pièce et Main-d’Œuvre, ou chez certain·es auteur·es se réclamant de la pensée décoloniale.

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Tandis que le mouvement ouvrier avait repris à son compte le contenu émancipateur des Lumières et de la Révolution française tout en en critiquant les limites (bourgeoises) pour mieux les dépasser, ces courants prônent, selon les cas, le rejet de la rationalité, des sciences, l’ancrage exclusif dans l’affect et l’expérience ici et maintenant, le retour aux racines ethniques ou religieuses contre la communauté politique. Stéphanie Roza identifie quelques-uns des passeurs qui ont favorisé la reprise de positions conservatrices anti-Lumières par certains secteurs de la gauche : Nietzsche et Heidegger, mais surtout Foucault dont l’objectif était d’en finir avec la centralité (marxiste) du conflit de classes pour lui substituer les oppressions des marges (minorités sexuelles, fous, immigrés…).

Dans le sillage de Foucault et de quelques autres, la pensée post-moderne et la French theory ont réduit la raison et les Lumières au contexte européen où elles s’étaient épanouies : il n’y a ainsi, selon ces courants, plus aucun noyau rationnel universalisable à récupérer dans la pensée des Lumières, puisque celle-ci n’est au fond qu’une pensée régionale parmi d’autres. La perspective universaliste d’émancipation humaine – le rejet de l’exploitation, l’émancipation des femmes et des minorités – disparaît naturellement au profit de stratégies locales, décoloniales, incommensurables avec la pensée occidentale. Sans que cela soit systématiquement le cas, cette ligne argumentative peut conduire à des positions ouvertement réactionnaires. Le livre en donne une illustration avec la défense de l’excision ou du délit de blasphème et le rejet du sécularisme par l’universitaire newyorkais Talal Asad. De ce que les guerres impérialistes ont été conduites au nom de l’universalisme des droits de l’homme, certains de ces penseurs en viennent ainsi à entériner de fait l’idée du « choc des civilisations » de Samuel Huntington : les droits de l’homme sont bons pour l’Occident… et nuisibles ailleurs. Idem pour les libertés démocratiques, l’émancipation des femmes, les droits des homosexuel·les [6].

Stéphanie Roza rappelle, citations à l’appui, comment des penseur·ses et militant·es anticolonialistes, des figures historiques comme Hô Chi Minh au Vietnam et Nehru en Inde, ont pris explicitement appui sur l’universalisme et l’héritage des Lumières pour, tout en les critiquant, conduire leurs luttes d’indépendance. Elle montre également comment la dite « décolonisation de la pensée », qui s’en prend à la rationalité parce qu’occidentale, s’appuie elle-même sur la critique tout aussi occidentale de la rationalité par Foucault et ses successeurs. Elle argumente enfin que la déconstruction des Lumières et de l’universalisme est une impasse idéologique, qui conduit au morcellement du camp de l’émancipation plutôt qu’à la convergence, et qui de ce fait renonce à l’idée d’émancipation collective. En rejetant les Lumières, la gauche s’autodétruit.

À l’instar d’autres auteur·es, Stéphanie Roza expose ce qui rend compliquée voire impossible la discussion avec certains des mouvements qui se réclament de la pensée intersectionnelle ou décoloniale : quand un argument est susceptible d’être disqualifié au nom de la race, du genre ou de tout autre « privilège » de son locuteur, on en vient « à rendre impossible l’évaluation des positions des uns et des autres à la seule aune légitime, à savoir, celle de leur valeur objective (du point de vue de la réalité qu’elles décrivent), et de leur utilité concrète (du point de vue des objectifs d’émancipation qu’elles se fixent). » (p.158).

L’ouvrage critique donc avec force l’anti-universalisme de certains courants de cette gauche parfois qualifiée, pas toujours à tort, d’identitaire [7]. Si l’auteure convient que l’héritage des Lumières doit être dépassé, enrichi notamment de pensées et d’expériences sociales et politiques non occidentales, elle ne pose pas de jalon vers ce dépassement, qui se situe au-delà de son propos. On peut cependant l’envisager à partir de la construction d’un dialogue entre courants révolutionnaires universalistes, marxistes ou libertaires, rescapés du vieux mouvement ouvrier, et militant·es décoloniaux, antiracistes politiques et féministes intersectionnel·les, qui ont émergé depuis les années 1960 aux Etats-Unis et depuis deux décennies en France. Comme cela est souligné par Stéphanie Roza, le dialogue est impossible avec les plus extrémistes qui rejettent l’idée même de rationalité partagée, puisqu’elles et ils renoncent ainsi par avance à la simple possibilité d’un cadre commun de dispute, pour ne pas parler d’alliances ou de convergences. Mais il est envisageable avec d’autres, non enfermé·es dans des stratégies identitaires, à condition que les courants universalistes s’ouvrent également à la critique et à l’enrichissement possible de leurs conceptions [8].

Si on veut avoir une idée de ce que pourrait donner ce dialogue, c’est du côté du féminisme qu’il faut aller chercher : une convergence se construit entre féministes marxistes (théoriciennes de la reproduction sociale) et militantes de la « troisième vague » (plutôt axées sur les approches intersectionnelles), portée par le développement d’un mouvement féministe de masse à l’échelle mondiale (grève internationale des femmes en Argentine reprise en Amérique latine puis en Pologne, en Italie, aux Etats-Unis…), et faisant émerger une « quatrième vague » [9]. Sortir des milieux intellectuels et militants confinés pour ancrer le dialogue dans une pratique politique « de masse », telle est certainement la voie à suivre si on veut reconstruire une perspective sérieuse d’émancipation pour toutes et tous, par toutes et tous, sous toutes les latitudes.

Léo P.

post-scriptum : Quand la ministre Vidal chasse sur les terres de l’extrême droite


Notes

[1Stéphanie Roza, La gauche contre les Lumières ? (Fayard, 2020).

[2Cf. notamment Renaud Garcia, Le Désert de la critique. Déconstruction et politique (L’échappée, 2015), cité à plusieurs reprises par Stéphanie Roza ; Patrizia Atzei, Nous sommes embarqués. La politique, le pari (Nous, 2019) ; Martine Storti, Pour un féminisme universel (Le Seuil, 2020). La liste n’est évidemment pas exhaustive.

[3Il faut mentionner que Stéphanie Roza est membre de la Fondation Jean-Jaurès, proche du PS, donc très éloignée de l’optique défendue ici. Il n’empêche que sa critique est conduite en référence aux positions historiques du mouvement ouvrier et ses arguments doivent être regardés en tant que tels. On ne sait pas ce que Stéphanie Roza pense d’un Manuel Valls, pour prendre un des pires spécimens de sa mouvance politique, mais son argumentation n’a rien à voir, de près ou de loin, avec un soutien à ses prises de position.

[4Ce qui semble être le cas de l’ouvrage de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie (Agone, 2021), si on en croit les nombreuses critiques qui ont accompagné sa sortie, de même que leur article « Impasses des politiques identitaires » paru dans Le Monde diplomatique de janvier 2021, extrait de l’introduction et de la conclusion du livre.

[5Sur le rejet des Lumières par l’extrême droite, on peut se reporter aux écrits de Zeev Sternhell. Cf. la lecture « Les anti-Lumières, une tradition du XVIIIe siècle à la Guerre Froide (A propos d’un livre de Zeev Sternhell) », site Iaata.info, 28 juillet 2020.

[6J’ai abordé le renforcement mutuel des extrêmes droites occidentales et islamistes dans « Contre l’islamophobie, contre l’islamisme, contre les clivages identitaires. Pour un universalisme émancipateur », site Culture & Révolution, 17 mai 2015.

[7Pour une critique au vitriol des identity politics dans une perspective anarchiste, voir la brochure Contre l’anarcho-libéralisme et la malédiction des Identity politics, Ravages éditions, décembre 2018.

[8On trouvera une présentation synthétique du contenu, des enjeux et de la réception de l’intersectionnalité dans l’article de Gildas Le Dem : « L’intersectionnalité, enquête sur une notion qui dérange. Les usages d’un concept fécond accusé d’être abscons », Revue du Crieur 2017/2 ; un exposé précis de l’approche critique de la race dans le livre de Sarah Mazouz, Race (Anamosa, 2020). Ces deux textes montrent que les notions et approches initialement développées par les sciences sociales sont très éloignées de la caricature qu’en font leurs opposant·es pétitionnaires de droite, et tout aussi éloignées de la caricature qu’en font certains mouvements militants dans leur appropriation culturelle et stratégique mal digérée – voir notamment ce qu’en dit et écrit Aurore Koechlin (cf. références dans la note suivante).

[9Voir Aurore Koechlin, La révolution féministe (Editions Amsterdam, 2019) et cet entretien récent : « Aucune révolution féministe sans renversement des classes », site Ballast, 8 février 2021. Pour une présentation rapide de ce renouveau, cf. « Féminismes : vive la quatrième vague ! », site Manif’Est, 22 septembre 2019.