Un boulot mortel

Nancy (54) |

Les syndicats CFDT, CGT, FO, Sud solidaires, et UNSA de la DIRECTE (inspection du travail), appellent à un rassemblement lundi 2 Septembre à 12 h 30 devant la Préfecture à Nancy en mémoire de leurs collègues assassiné-es il y a 20 ans par un employeur, lors d’un contrôle.
Acte odieux, d’une violence inouïe. Pourtant la violence ne s’arrêtera pas le 2 Septembre 2004, à ce coup de fusil meurtrier, le traitement médiatique sera lui aussi odieux, autant que l’attitude de la hiérarchie des deux victimes.
Tant qu’à faire acte de mémoire, soyons précis et revenons sur ce jour et ceux qui ont suivi.

Assassinat de deux fonctionnaires, comment en est on arrivé là ?

Un entretien mortel

Le 2 septembre 2004, Sylvie Trémouille, Contrôleuse du travail et Daniel Buffière, Responsable du service contrôle de la Mutualité Sociale Agricole, se rendent dans une exploitation fruits et vignobles, à Saussignac en Dordogne.
Les fonctionnaires se sont présenté-es, à l’employeur. En cette saison, il y a souvent des salarié-es non déclaré-es dans la la filière fruits et vignobles. Le travail des fonctionnaires du ministère du travail, pour une part, consiste aussi à vérifier les documents usuels, le registre unique du personnel, le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP), les contrats de travail et bulletins de paie, bref, les documents obligatoires liés à l’exercice d’une entreprise. S’il y a une irrégularité, les inspecteurs rédigent un procès verbal, qui, trop souvent est classé sans suite.
Ce jour, les fonctionnaires informent l’employeur d’un contrôle portant sur les contrats de travail des saisonnier-es. Le viticulteur Claude Duviau, ancien militaire et ancien assureur, a discuté une quinzaine de minutes avec eux en s’emportant. Puis il est reparti dans sa maison, y a pris un fusil, et est ressorti. Il a tiré une balle dans le ventre de Daniel Buffière ; Sylvie Trémouille a tenté de prendre la fuite, l’assassin l’a abattu dans le dos, la tuant sur le coup. Sa première victime est morte quelques heures plus tard. Le tueur a ensuite retourné l’arme contre lui, mais ne s’est que blessé à la mâchoire.

Jamais, depuis la création de l’inspection du travail en 1892, soit 112 ans, des fonctionnaires chargé-es de faire respecter le Code du travail, n’avaient été tué-es en mission. L’assassinat va donner lieu à un traitement original de la part des médias, un mépris hors classe de leur hiérarchie et du gouvernement Raffarin 3.

Le silence médiatique et le mépris en guise de linceul

Le meurtre a lieu vers 16h-16h30 jeudi 2 septembre. La première dépêche d’agence (AFP) aurait été diffusée vers 19h45 (Sources ACRIMED).
Le meurtre est évoqué en une seule phrase dans les journaux télévisés du soir. Le communiqué de presse du ministère de l’agriculture (Hervé Gaymard ) déclare :

« à la suite du décès des deux inspecteurs du travail, en Dordogne, Le ministère fait part de sa très vive émotion au sujet du drame qui vient de se dérouler……. Confronté à des difficultés extrêmes, le monde agricole et rural réunit des acteurs divers, qui partagent un même amour de leur métier. » (Acrimed)

Il s’agit donc d’un décès, d’un fait divers dramatique, pas d’un meurtre. La moitié du paragraphe tente déjà d’expliquer les difficultés du monde rural qui seraient à l’origine du « décès ».
Le lendemain, 3 Septembre, France 3 en 1 mn 42 secondes traite le sujet. Interview d’un voisin expliquant que le viticulteur a « craqué », puis du maire qui explique que l’entrepreneur était à bout et en avait ras le bol. Les victimes ne sont pas nommées, il n’y a pas de photo.
France 2 commente le sujet à la moitié du journal, en cinquième point, après la hausse des médicaments et des signes extra terrestres relevés par des astronomes, puis un reportage sur le prix du lait qui fait l’objet d’un accord. Sans transition, on voit le visage d’une femme en larmes, standardiste à la mutualité agricole. Le sujet est évoqué, les victimes ont un nom, la parole est donnée aux collègues profondément choqué-es. On apprend que le préfet (seul) est venu voir les salarié-es.
Puis, la parole est donnée aux représentants des chambres d’Agriculture qui expliquent les difficultés du monde rural, des exploitants.Tout ceci en 2 m, 5 secondes.

Au soir du 3 Septembre, aucun média télévisé ne relate un meurtre. Les journalistes citent un fait divers dramatique, incompréhensible. Toujours rien sur l’employeur qui a été intentionnellement chercher un fusil.
Toujours ce vendredi 3 septembre. L’agence REUTERS cite la Coordination rurale (CR), qui « a pointé le "désespoir des paysans spoliés". "Le drame qui vient de se dérouler en Dordogne démontre, hélas, l’ampleur du désespoir des paysans spoliés de leurs droits fondamentaux et soumis à des contraintes inacceptables", écrit la CR dans un communiqué ». « Le président de la Coordination rurale, François Lucas, s’est pour sa part déclaré "atterré par cet acte insensé et désespéré" mais il a également mis en garde les pouvoirs publics contre "la désespérance et la détérioration du moral des agriculteurs" ». L’agence de presse mentionne également que « la FNSEA estime que "rien ne peut justifier un tel acte". Elle attire toutefois "l’attention de tous sur les conditions de vie de plus en plus difficiles de nombreux exploitants". » De cette discrète atténuation de l’horreur du double meurtre par des syndicats d’exploitants agricoles, rien ne transparaît à la télévision. (dossier Acrimed, par Jérôme Martineau, septembre 2016)

Aucun des deux journaux du service public ne traite du contexte de ce double meurtre : des inspecteurs du travail qui font un contrôle de routine dans une entreprise de fruits et vignobles, secteur où on estime que 18% des 800.000 saisonnier-es n’ont pas de contrat de travail, ou plus de la moitié travaillent 56 heures par semaine (chiffres rappelés par Gérard Filoche).
Le contexte politique n’est pas cité non plus, 81 députés RPR ont demandé une diminution du nombre d’inspecteurs du travail en 2003, sous la pression du MEDEF.

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Le 7 Septembre 4 ministres assisteront aux obsèques des agent-es, (Borloo, Gaymard, Larcher et Saint Sernin) comme des milliers de personnes. Interviewé, Hervé Gaymard déclare

« Un homme sous l’emprise d’un moment de folie a abattu deux agents publics qui faisaient leur métier au service de la collectivité tout entière. »

L’homme n’est donc pas un assassin, c’est quelqu’un sous emprise qui a craqué, sans doute sous le poids du harcèlement de l’État et ses fonctionnaires.

Malgré 4 ministres aux obsèques des deux fonctionnaires assassiné-es, le journal de TF1 y consacre 23 secondes à 13 h 00, France 2, 15 secondes. Seule FR3 cite les obsèques au journal du soir, 16 secondes ! En temps cumulé, les trois journaux télévisés n’atteignent pas la minute ! La météo ou la bourse sont mieux traitées.
L’ignominie est atteinte au 20 h 00 de France 2, David Pujadas ne cite pas un mot de l’enterrement, il faut dire que le journaliste a fort à faire, Bill Clinton déteste la malbouffe, la joueuse de tennis Serena Williams a des vêtements étonnants.

Fermer le ban ! Le fait divers est terminé, il y a plus important, les tracasseries faites aux entreprises par exemple. Fort heureusement, les médias auront le temps de relayer ce scoop, en prenant leur temps cette fois.

Gauche gouvernementale et droite ont alimenté le climat meurtrier

Faire la peau aux fonctionnaires, et casser le code du travail, résume l’obsession de la politique néo libérale de 1982 à 2004. Gauche de gouvernement, gauche plurielle, droite revancharde ont alterné les gouvernances, en empilant les réformes antisociales, en les justifiant politiquement.

Les gouvernements Raffarin successifs, n’ont eu de cesse de restructurer le champ social, Jospin avait bien balisé la voie. C’est l’époque où Raffarin décide de « recalculer » les droits des chômeur-euses en leur retirant 200 jours de prestations. Il perdra sous l’action en justice menée par la CGT. Mais le climat politique nourrit le discours patronal, le thème du « coût du travail » est relayé à longueur d’antenne, les entreprises « croulent sous les charges ». Les revendications du MEDEF, soutenu par la droite, sont claires : « baisser le coût insupportable du travail, supprimer les réglementations inutiles », les lobbies du parlement Européen renchérissent aussi à la chansonnette.

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Un article du monde "Dans le secret des inspecteurs du travail assassinés" de Catherine Rollot, creuse la question pour décrire l’ambiance de l’année 2004 :

« Le déballage sans retenue de rancune, d’exaspération et d’animosité à l’encontre des fonctionnaires en général, et des inspecteurs du travail en particulier, est saisissant. Lors d’une réunion de la Coordination rurale de Lot-et-Garonne, scission de droite de la FNSEA, les langues se délient. "Nous sommes persécutés à force d’être contrôlés sans cesse... En Espagne, les paysans ont droit à des immigrés à deux ou trois euros de l’heure, alors ici il faut arrêter de nous gonfler avec le smic", scandent les employeurs locaux. Nous assistons à la remise du "prix de l’ours" à "la personne la plus exécrable, celle qui nuit le plus au département"... Dérapage de fin de banquet ou haine réelle des lois de la République ? En 2003, le "prix" avait été attribué à la meilleure amie de Sylvie Trémouille, elle aussi inspectrice du travail en agriculture. Dans cette ambiance tendue, où les rapports sociaux se règlent à coups d’insultes et d’intimidation, la détermination des inspecteurs du travail à continuer leur combat, "la peur au ventre", force l’admiration. » (le Monde enquête 2006)

Un discours anti-social qui donne une image d’une gauche impuissante, à la remorque du libéralisme. La société se fracture au profit de l’extrême droite

Lionel Jospin s’était engagé au cours de sa campagne pour les législatives de mai 1997 en faveur des ouvriers de Vilvorde, allant jusqu’à défiler avec eux le 16 Mars 1997.
Puis, passé les élections, il a déclaré que « l’État ne peut pas tout » à propos de la décision de fermeture de Renault, entreprise dont l’État français est actionnaire principal (44.22%).
Le Premier ministre finalement n’est pas intervenu contre la fermeture de l’usine. Celle-ci est effectuée en juillet 1997. Le 1er du même mois, il s’était justifié devant les députés socialistes en affirmant que « nous ne vivons plus dans une économie administrée ».

Le 24 juin 1997, Claude Allègre, ministre de l’éducation nationale, en réunion avec des syndicats d’enseignants, prononçait cette phrase qui allait faire polémique : "Il faut dégraisser le mammouth " « Il faut absolument « débureaucratiser » cette administration qui, tous personnels confondus, emploie plus d’un million de personnes », a-t-il déclaré au Monde.

Ce même gouvernement Jospin procédera à 10 privatisations ou ouvertures de Capital (Autoroute, Crédit Lyonnais, France Télécom, etc.) La lecture de cette politique de gauche est difficile, le front national engrange les points. Les 35 heures ne se traduisent pas forcément en progrès social, c’est une productivité accrue qui renforcera la stagnation salariale, le recours aux temps partiels, aux heures supplémentaires.
Un véritable calvaire s’abat sur l’hôpital public, les 35 heures ne sont pas suivies des nécessaires embauches, rendant impossible la gestion des emplois du temps et la prise de repos.
La mise en place de la réduction du temps de travail s’accompagne d’une modération salariale exigée par le Medef. Une partie de la population bascule dans le champs des travailleur-euses pauvres, le front national se nourrit de ce désespoir et se renforce.
Le MEDEF demande encore plus. L’arrivée de Raffarin exaucera ces demandes, réformes des retraites douloureuse pour le service public, férié de pentecôte désormais travaillé au titre de la solidarité avec les anciens.

L’État organise le renforcement d’une violence anti-sociale systématique

Ce climat anti-social alimente le meurtre à venir. Gauche et droite rivalisent d’initiatives libérales, deux ans auparavant le front national est second au premier tour de l’élection présidentielle, éructant contre les fonctionnaires, l’heure de la revanche a sonné.
Lorsque la droite reprend les rênes du pouvoir, Sarkozy met fin à la police de proximité qu’il ’avait publiquement raillé lors d’une visite à Toulouse. Le rôle des forces de l’ordre devait être recentré selon lui : "Vous n’êtes pas des travailleurs sociaux".
L’ennemi de l’État ce sont désormais les habitant-es des cités, les jeunes. MEDEF, et Gouvernement hurlent ensemble contre les syndicalistes voyous.
C’est la mise en place de la Bac, le début de la répression sociale dans les manifs. Ce sera le début des mains arrachées, des tasers, des LBD, ...

Lorsqu’un employeur tire délibérément sur des fonctionnaires chargés de faire respecter le code du travail, ce n’est pas l’acte isolé d’une personne en proie à la folie, c’est le fruit d’une politique orchestrée, d’un langage outrancier et revanchard, autorisé, médiatisé. Le fonctionnaire qui contrôle le travail est le symbole à abattre pour le Medef. Alors on abat.

Une inspectrice du travail interrogée par Libération déclarait : « Depuis 1993, dans la moitié du département du Nord, il y a eu 128 obstacles à nos missions. Cela va du refus de présenter des documents jusqu’à des situations de violence. Les patrons ont le nez sur le guidon, ça concourt aux ambiances délétères. (...) Quand on dit à certains chefs d’entreprise qu’ils commettent un délit, ils ne comprennent pas. Pour eux, le délit, c’est le gamin qui pique un autoradio. » Critique des médias, peut-être involontaire : cette dernière phrase donne peut-être la clé de la négligence des journaux télévisés sur l’affaire de Saussignac : pour eux aussi sans doute, la délinquance c’est le vol de portable ou les banlieues, mais pas la délinquance du patron qui piétine les droits de ses salariés. Un « point aveugle » qui va de pair avec la vue très biaisée qu’ont nombre de journalistes envers les conflits sociaux. La véritable critique des médias est donc venue des inspecteurs et inspectrices du travail qui, en manifestant contre le climat de tension, voire de violence, qu’ils rencontrent dans leur mission, ont également protesté contre le silence sur les violations des droits des salarié-es dans des médias qui considèrent que le sujet n’est pas « porteur » et n’entre pas dans la case « insécurité ». D’où sans doute ce délaissement de l’affaire de Saussignac, « fait-divers isolé » dont « on ne peut pas tirer de sens », paraît-il. (Jérôme Martineau, Acrimed)

Se souvenir et exiger la restitution des droits sociaux volés, revenir à un Service Public ambitieux.
Le Service Public nous accompagne dès la naissance, participe à notre éducation, notre formation. Ce n’est pas un hasard si la France a choisit de créer un Service Public, c’est un choix politique instruit de 5 années sombres, où les forces de l’argent, le patronat collaborèrent avec l’occupant nazi.
À l’heure où la peste brune tente un retour, nous devons réduire le champs de manœuvre du capital, cette exigence ne peut être portée que par la mobilisation du monde du travail.
Ce 2 Septembre, l’Union Locale CGT participera à ce moment solennel, en mémoire de deux salarié-es abatt-es alors qu’elle et il faisaient simplement leur métier, appliquer le code du travail pour protéger les salari-es. Rappelons que l’acharnement continue contre celles et ceux qui nous protègent au boulot, à Agen, la FNSEA a pendu un sanglier éventré devant l’Inspection du Travail, le 25 Janvier 2024. Quatre élèves stagiaires de l’inspection du travail ont vu, fin Juin 2024, leur titularisation refusée à l’issue de leur formation, sans motif cohérent. 3 étaient syndiqué-es à la CGT.

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Au delà de ce nécessaire acte de mémoire, nous devons aussi exiger la protection et le respect des travailleuses et travailleurs, de leurs droits. Les pages du code du travail arrachées par Hollande, Sarkozy et Macron doivent être restituées. Les moyens pour faire respecter ce code doivent être étendus, à commencer par le maintient des moyens humains puis leur augmentation.

Pour naître, se former, se soigner, se déplacer, gérer le pays,
nous voulons un Service Public à la hauteur

Pour protéger les salarié-es,
nous exigeons un code du travail renforcé,
des fonctionnaires protégé-es pour le faire respecter

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Rendez vous le 2 Septembre
à 12 h 30 devant la préfecture à Nancy

Union Locale CGT de Nancy

https://www.acrimed.org/Meurtres-sans-importance-audiovisuelle-deux-inspecteurs-du-travail-tues

https://www.lemonde.fr/import/article/2006/03/15/dans-le-secret-des-inspecteurs-du-travail-assassines_687313_3544.html

https://www.monde-diplomatique.fr/2012/12/DOUMAYROU/48506