Éthique en toc



Pour ne pas dériver sur les eaux limpides de la finance propre

L’oxymore est une « figure de style qui consiste à allier deux mots de sens contradictoires » (in Le Robert). Exemples : un clair-obscur, un écologiste qui adore prendre l’avion, une banque éthique.

Lors de la création d’une association, vient toujours le moment de choisir la banque où déposer ses fonds et disposer de moyens de paiement. Immanquablement, le nom du Crédit coopératif apparaît très vite dans les discussions, comme « vêtu de probité candide et de lin blanc ».

Il est vrai que son rapport d’activité 2017 est titré « De l’utopie à l’économie réelle, des idées fortes, des actes clairs ». Forcément, ça donne envie. Mais, les mots sont importants : sous l’évidence de leur sens premier, ils se révèlent plastiques, interprétables, polysémiques.

« Un rêve se réalise lorsqu’il passe du stade de l’utopie à celui d’un outil moderne, pertinent, utile et accessible : c’est le cas de notre banque, une coopérative engagée dans le développement d’une ESS innovante et agile. » Comme on peut le soupçonner, le Crédit coopératif a engagé quelques bons communicants pour recycler les discours proférés dans les cercles de l’économie sociale et solidaire (ESS).

« La vocation du Crédit Coopératif étant de faire circuler l’argent qui lui est confié au service de l’économie réelle, son bilan est principalement constitué de ressources et d’emplois auprès des clients. » Sur 18,4 milliards d’euros de ressources, 11,8 milliards d’euros proviennent de la clientèle, mais 5 milliards d’euros sont des « ressources obligatoires hors clientèle », sans autre détail… Une formule finalement assez peu transparente. Où va l’argent ? 12,8 milliards d’euros sont attribués sous forme de crédits aux clients du groupe – entreprises, particuliers ou associations et organismes d’intérêt général –, 0,3 milliard d’euros sont immobilisés et 5,6 milliards d’euros sont destinés à d’« autres emplois », toujours sans autre détail. La transparence a des limites au-delà desquelles règne l’indécence. 27,2% des ressources et 21,7% des emplois – si l’on exclut les capitaux propres – flottent quelque part dans un no man’s land financier qui doit probablement correspondre aux discours lénifiants de la banque. « La transparence, c’est dire ce que l’on fait de l’argent confié, et l’expliquer clairement. Cette pédagogie bancaire est une force. Elle permet aux clients et sociétaires de mieux comprendre le rôle de leur banque, et donc de juger et d’influer utilement sur ses décisions. » Banco !

En 2002, une réglementation bancaire destinée à limiter l’activité des établissements bancaire de taille moyenne a conduit le Crédit coopératif à s’adosser à la Banque Fédérale des Banques Populaires (devenu BPCE, en 2009, après la fusion de la Banque populaire et de la Caisse d’Épargne). Ce rapprochement permet au Crédit coopératif d’accéder à un re-financement de son activité aux mêmes taux que ceux dont bénéficient les banques du groupe BPCE. Dès lors, la question s’impose : les établissements financiers qui prêtent de l’argent au Crédit coopératif sont-ils eux-mêmes éthiques ?

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Le cas de la Nef est plus grave. Là aussi, la communication va bon train. La page d’accueil du site interroge : « Alors, c’est quand la banque éthique ? » Bel aveu ! Poser la question, c’est admettre implicitement que le compte n’y est pas. Il est vrai que la Nef entretient des relations d’affaires avec le Crédit coopératif, pour la gestion des comptes chèques et des livrets d’épargne, et se trouve donc par conséquent « adossée » au groupe BPCE.

La Nef se présente comme une « une coopérative financière qui offre des solutions d’épargne et de crédit orientées vers des projets ayant une utilité sociale, écologique et/ou culturelle ». Une chouette idée. Elles sont sympas, toutes ces photos qui accompagnent les témoignages d’écolos tout sourire devant leur commerce de proximité, leur maraîchage bio, leur brasserie artisanale, leur atelier de co-working ou autre tiers lieu, etc., et leurs espoirs d’un monde meilleur. Mais savent-ils/elles ce qu’est la Nef, avec laquelle ils/elles se sont acoquiné-e-s ?

L’association de la Néf (Nouvelle économie fraternelle) est née en 1978, pour « participe[r], par les liens de l’argent, à une évolution de la société afin d’instaurer la fraternité dans l’économie » (source). En 1988, lui succède la société financière de la Nef, sous la forme d’une coopérative loi 1947. N’étant pas autorisée à ouvrir et à gérer des comptes à vue (avec moyens de paiement) et des livrets, elle a conclu un partenariat commercial avec le Crédit coopératif. Depuis avril 2015, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution le lui a permis, mais seulement auprès de personnes morales – les particuliers étant réputés immoraux.

Jusqu’ici, tout va bien. La déontologie la plus rigoureuse relève d’une éthique pleine de valeurs on ne peut plus sévères.

« L’association de la Nef s’est largement inspirée de la pensée sociale anthroposophique. […] L’anthroposophie est un courant philosophique qui a émergé au début du XXe siècle autour de la pensée de l’autrichien Rudolf Steiner. Ce courant de pensée comporte notamment un volet social novateur dans le sens où il place le respect de la personne humaine au centre de tous les mécanismes économiques et financiers. […] Il est également à l’origine du développement de concepts dans les domaines de l’éducation, de la santé ou encore de l’agriculture. L’agriculture biodynamique par exemple vient directement de cette inspiration et a donné naissance à l’agriculture biologique » (source). La Nef revendique fermement son ancrage anthroposophique, tout en « a[yant] toujours pris soin de cultiver une totale indépendance de tout mouvement philosophique, politique ou encore religieux, et [de] revendique[r] cette indépendance dans sa charte ». Une contradiction éclatante. Mais, bon, il fallait bien trouver un moyen de financer les projets des anthroposophes français…

Rudolf Steiner (1861-1925) est simplement présenté comme un penseur autrichien. Cette très courte biographie oublie de rappeler – c’est dommage ! – comment Steiner a été travaillé par le racisme.

Sur le site de la Société anthroposophique en France, Steiner trouve un ardent défenseur en la personne de Raymond Burlotte, l’un de ses traducteurs. En juin 2017, il publie un long texte titré « Alors… raciste, ou le contraire ? », dans un style panégyrique qui emprunte tous les arguments disponibles : l’attachement du penseur à l’idéalisme de Goethe et de Schiller, le contexte social qui a changé, les erreurs de sténo, l’impossibilité pour Steiner d’avoir pu relire ses conférences avant leur publication, etc. Après ces précautions rhétoriques, Burlotte finit par lâcher le morceau : « Cela dit, il existe effectivement quelques passages dans les conférences qui peuvent être ressentis comme choquants. C’est ainsi que sur les environ 90 000 pages de l’œuvre de Steiner publiée (en allemand), on peut dire qu’environ 50 pages contiennent des propos qui, d’un point de vue actuel, peuvent être considérés comme racistes. Redisons-le, les 89 950 autres projettent une lumière toute différente, et cela devrait tout de même permettre de nuancer un jugement trop hâtif ! §Ces quelques passages suspects, qui sont systématiquement cités lorsqu’on veut discréditer Steiner, sont toujours les mêmes : quelques propos sur les Indiens d’Amérique, qualifiés de race vieillissante et “en déclin”, sur les Noirs et leur “vie instinctive”, sur les cheveux blonds en lien avec l’intelligence, sur la femme enceinte qui lirait un “roman nègre” et aurait un “enfant tout gris”, ou sur la langue française utilisée par les diplomates parce qu’elle permet de mentir le plus facilement. »

Le blog La Vérité sur les écoles Steiner-Waldorf livre un certain nombre de repères historiques et de documents sur la philosophie de Steiner, de son origine à maintenant, notamment sur la question du racisme et de l’antisémitisme.

Comme dirait l’autre, pour la Nef, cela relève d’un « choix funeste ». Que cet établissement financier veuille placer l’être humain au centre de ses préoccupations sonnantes et trébuchantes, on peut tout à fait y souscrire. D’abord, si la Nef affirmait le contraire, cela ferait sans doute fuir les épargnant-e-s. Ensuite, ça ne coûte rien de le dire. Enfin, l’argent n’a pas d’odeur.

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La plateforme de financement participatif Zeste, mise en place par la société Nef Gestion, ne s’en sort pas mieux. L’argent prospecté transite par la société Lemon Way, un établissement de financement créé en 2007 et présent dans une trentaine de pays. Le 30 mars 2017, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution a prononcé à l’encontre de Lemon Way un blâme et une sanction pécuniaire de 80 000 € pour quelques broutilles : l’entreprise a méconnu un certain nombre d’obligations relatives à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, notamment par l’identification des clients et la vérification de leur identité, au respect de l’obligation de détection des personnes politiquement exposées, sur le dispositif de suivi et d’analyse de la relation d’affaires et sur des obligations de déclaration de soupçon et d’examen renforcé.

Il est permis de se demander si tout cela est bien éthique… Pourtant, le rapport d’activité 2017 du Crédit coopératif le proclame : « Alors oui, une autre banque est possible. […] Au nom des utopies dont nous sommes issus, de la réalité qui conforte nos choix, et de notre optimisme qui nous pousse en avant, nous nous y engageons. » Peut-être que l’éthique, au-delà de l’affirmation de valeurs et de la réelle transparence sur les comptes et les relations d’affaires, ça commencerait par éviter les discours d’autosatisfaction en langue de bois dont on fait les rafiots.

Piéro

Article paru dans RésisteR ! #58, le 17 novembre 2018