« On n’est pas là pour se faire engueuler
On est là pour voir le défilé !
On n’est pas là pour se faire assommer
On est venu pour voir le défilé !
Si tout le monde était resté chez soi,
Ça f’rait du tort à la République.
Laissez-nous donc qu’on le regarde…
Sinon plus tard, quand la reine reviendra
Ma parole, nous on r’viendra pas ! »Boris Vian, On n’est pas là pour se faire engueuler
Une heure d’attente, tout de même, pour avoir la chance de s’asseoir dans les premiers rangs… Un spectacle dans les grands salons de l’hôtel de ville, sans gradin, ce n’est pas forcément très adapté, mais bon, pourquoi pas ?, l’affiche semblait alléchante. Après l’opération de fouille à corps, à l’entrée – une tradition de cette manifestation, où pour vous vendre des livres, on a besoin de vous palper les organes, sauf si vous avez le badge qui va bien –, je montai à l’étage, fissa. La salle était déjà plongée dans une pénombre ténébreuse, on allait voir ce qu’on allait voir… ou pas grand-chose. J’atterris au quatrième rang, le long de l’allée centrale, ce qui n’était pas si mal. Les trois actrices étaient déjà en plateau, sur une petite estrade improvisée, impliquées dans un travail au sol en forme d’échauffement.
La foule arrivait graduellement, occupant une à une toutes les chaises dorées en toc. Cependant, un rang restait vide : le premier. Ma voisine, intriguée, alla demander à l’hôtesse située devant la scène si elle pouvait s’y installer. La réponse fut un refus net, à peine poli. À son retour, je lui demandai pour quelle raison le premier rang était délaissé : elle me répondit qu’elle ne savait pas. Ce qui piqua ma curiosité. À mon tour, j’entrepris d’aller demander à l’hôtesse, le pourquoi du comment.
À qui ces places au premier rang sont-elles réservées ?, m’enquis-je.
— Les places sont réservées !, répondit-elle.
L’affaire progressait à grands pas vers sa résolution prochaine et définitive.
— Oui, mais, pour qui ?
— Les places sont réservées !
— Je vous demande à qui ces places sont réservées, c’est tout. Là, elles sont vides…
— Sécurité ! Sécurité !, supplia-t-elle, totalement apeurée par ma dangereuse question.
Avec le physique du très regretté Patrick Baudot, un gorille de la Ville rappliqua en trois secondes, me poussant dans l’allée centrale, moi à reculons, jusqu’à la chaise que j’occupais. Était-ce un ami du maire, un membre de son service de sécurité, voire son garde du corps, un chargé de mission au cabinet, le responsable des produits dérivés de la Ville (des goodies, pour le dire en français contemporain) ? Dans l’obscurité des grands salons, il m’était impossible de lire le nom inscrit sur son badge.
— Je ne faisais que poser une question, objectai-je.
— Ça ne te regarde pas !
— On se connaît ?
— Tu fermes ta gueule !, m’infligea-t-il, avec sa bouche postillonneuse, dans un souffle aviné au point qu’on pouvait deviner la piquette, en m’appuyant bien fort sur les épaules pour être sûr que j’allais rester assis sur mon siège. « Si t’es pas d’accord, t’as qu’à rentrer chez toi ! »
Texto. Ici, la règle, c’est chacun à sa place.
Mes voisins et voisines furent interloqué-e-s, ne comprenant pas le pourquoi de cette violence. Un ami, situé juste au rang devant le mien, voulut, lui aussi, poser la question au faux pandore. La réponse fut cinglante : « Qu’est-ce que tu veux ? Va t’asseoir ! »
Quelques minutes après, l’émule de Benalla revint, accompagné d’un vigile de la société AGIR Protection et Surveillance (tout un programme !). Le pseudo Benalla m’arracha littéralement mon couvre-chef, en le jetant au sol. Il le ramassa, puis à coups de menace, « si tu veux récupérer ta casquette… », il m’intima l’ordre de partir, m’agrippa les bras, voulut me soulever, créant ainsi un trouble à l’ordre public, dont visiblement le préfet s’est contrefoutu, trop occupé à chasser les migrant-e-s. Évidemment, il était hors de question que je quittasse la maison commune – ici, c’est aussi chez moi –, mais je ne dus ma grâce qu’à la réaction des autres spectateurs qui prirent courageusement ma défense. « Il n’a rien fait ! Laissez-le ! »
Le Benalla d’opérette regagna le côté de la salle, en face des places toujours libres du premier rang, en m’observant de temps à autre, des fois que je rebiffe. Quand je pense que la collectivité paie un type pour garder des chaises vides…
Le spectacle commença, enfin, dans un noir presque complet, les actrices jouant en ombres chinoises. Sûr qu’au dernier rang, on n’y voyait goutte ; au premier rang non plus, puisque les excellences faisaient toujours défaut.
Dix minutes après le début de la représentation, le parquet des grands salons se mit à grincer, côté jardin, sans que cela fît partie de la pièce jouée. Une dizaine de personnes longèrent le mur et vinrent tranquillement prendre les places d’honneur qui leur étaient réservées.
C’était donc ça !
Selon toute apparence, quelques happy few avaient mérité ce privilège : ils étaient auparavant à l’opéra, pour écouter une lecture des académiciens Goncourt, puis enchaînaient à l’hôtel de ville – les bienheureux et les bien nés –, quitte à gêner tout le monde. Déjà qu’il avait fallu décaler le début de la pièce d’environ 20 minutes, rien que pour eux… comme il était permis de le supposer.
De mon côté, tout en appréciant le spectacle, j’étais impatient que la lumière revînt pour voir la tronche des hautes altesses. Vérification faite, il s’agissait de Frank Pilcer, conseiller municipal délégué à la Culture et aux Droits de l’Homme, et de quelques comparses – des huiles pas du tout essentielles.
Ça, des vip [1] ? Il ne faudrait quand même pas abuser ! Pour cet obscur conseiller municipal, il avait fallu repousser le début de la représentation, laisser vide un rang complet de chaises, alors que le public présent et ponctuel pressentait qu’il lui serait difficile de bien voir, compte tenu de conditions techniques inadaptées, octroyer un passe-droit – si ça se trouve, ce Pilcer a même évité la fouille à l’entrée… –, s’adonner à diverses incivilités, susceptibles de donner lieu à des poursuites, recourir à la pression physique, à l’intimidation et au chantage, tout en feignant de craindre l’émeute, en agitant le risque insécuritaire, en faisant peur au populo intello qui n’en demandait pas tant.
L’Est républicain a traité cette affaire d’importance, à sa manière, dans un fil d’actualités publié le 9 septembre sur son site Internet. « Un petit incident pour la sécurité lors du spectacle Isild Le Besco – Élodie Bouchez – Lolita Chammah à l’hôtel de ville samedi soir : un spectateur, mécontent des places réservées pour le maire et sa compagne, a décidé d’échanger sa place avec celle de l’élu. Problème réglé rapidement par la sécurité qui est intervenue alors que le spectacle avait débuté depuis quelques minutes. L’homme a obtempéré et a retrouvé une place à l’arrière des sièges réservés. Une tempête dans un verre d’eau, mais l’incident a un peu fait causer… » Clair, précis, informatif… Comme d’hab.
Non content de raconter l’histoire dans le désordre, le quotidien local ne semble pas trouver anormal qu’un-e élu-e, quel que soit son rang protocolaire, puisse bénéficier d’un passe-droit. Toutefois, un peu plus loin, dans le même fil d’actualités, il mentionne des spectateurs ayant fait la queue en vain pendant deux heures, le lendemain, dans le cagnard de la place Stanislas, pour aller écouter Isabelle Adjani et Lambert Wilson lire la correspondance entre Maria Casarès et Albert Camus. Cette fois-ci, les organisateurs n’avaient réservé que 239 places pour des vip toutes catégories, dixit une source proche du dossier.
Pour des gens qui n’ont que les droits humains à la bouche, le maintien de privilèges, à leur profit exclusif, est pour le moins sujet à caution : la chose publique, c’est pour eux, le principe d’égalité commence et finit avec eux, selon le principe du bouge toi de là que je m’y mette, etc. Les autres, les énièmes de cordées, peuvent bien attendre au soleil brûlant, sous lequel la misère semblerait moins pénible (poésie d’évadé fiscal). Cela démontre que, une fois de plus, quand la bourgeoisie est au pouvoir, la République est bannie.
Piéro
(*) vip : very important person.
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