Transports rustres

Nancy (54) |

Le statut de métropole auquel le Grand Nancy est parvenu à se hisser on ne sait par quel tour de passe-passe a obligé à modifier la composition du bureau de son conseil : parmi les 19 vice-président-e-s, une poignée d’élu-e-s de la mouvance socialiste ont fait leur entrée dans le sein des seins, à la droite du bon père Rossinot.

Cette évolution n’a rien changé dans les rapports entre majorité et opposition dans la mesure où les clivages politiques étaient depuis longtemps rangés au rayon du folklore clochemerlesque, la plupart des délibérations étant votées à l’unanimité sinon par acclamation. Ainsi, le maire de Maxéville, le sémillant Christophe Choserot, a décroché de haute lutte la 18e vice-présidence du Grand Nancy, avec une délégation sur les études consacrées au renouvellement de la ligne 1 du réseau de transports en commun. Confier à un adversaire politique le soin de s’occuper d’un dossier aussi épineux que celui-ci résulte d’une intelligence machiavélique : le bienheureux impétrant, qui y a vu sans doute une marque d’affection paternelle et un hommage à ses immenses talents, ne peut guère que se faire de nombreux ennemis dès qu’il envisagera de sortir de toutes les ambiguïtés liées au choix du matériel et au tracé de la ligne. Ce qu’il promettra aux uns, il sera conduit à devoir le donner aux autres…

Le 15 septembre dernier, le conseil de la métropole a voté le préprogramme sur le renouvellement et l’extension de la ligne 1, occupée actuellement par une espèce de casserole brinquebalante et totalement déjantée. Où l’on voit que le Grand Nancy y va prudemment cette fois-ci, la décision ayant été reportée à plusieurs reprises… S’agissait-il pour Rossinot et Choserot d’éviter les égarements passés et de montrer au public que tout est bien pesé, calibré, qu’aucun grain de sable ne viendra faire dérailler le projet ou le jeter à fond de cale ? Là, je sèche. Quoi qu’il en soit, en séance, Choserot a assuré à ses collègues que « l’objectif est de vous présenter toutes les solutions envisagées, avec les enjeux et les contraintes. Le projet n’est pas seulement métropolitain mais s’inscrit dans un projet plus vaste, élargi aux territoires voisins, avec une question centrale, l’intermodalité ». Comme c’est bigrement envoyé !

Le préprogramme soumis à délibération prévoit deux scénarios et leurs variantes. Tou-t-es les élu-e-s ont semblé favorables à un tramway standard circulant sur une voie ferrée à écartement normalisé. Ouf. C’en est fini des odeurs de caoutchouc grillé, des moteurs qui flanchent, des banquettes qui prennent feu, des chaînes qui se dégonflent. Bien que transportant chaque jour environ 45 000 personnes, l’ancienne rossinante était un pur remède à l’amour des transports en commun.

Le premier scénario du préprogramme – appelé « scénario développement » prévoit le remplacement du trolley actuel par un tramway entre l’ancienne caserne Kléber, à Essey-lès-Nancy, et le croisement du boulevard de l’Europe et de l’avenue Jeanne-d’Arc, à Vandœuvre-lès-Nancy, en faisant un coude au Vélodrome. Cette ligne est complétée par 300 mètres de voie sur l’ancienne ligne de marchandises de la SNCF, en direction de Maxéville (tiens, tiens), en vue d’une connexion potentielle avec un tram-train qui permettrait de relier Champigneulles. Le trajet entre le carrefour du Vélodrome et Brabois serait effectué par un bus « à haut niveau de service » (BHNS), via la rue Jean-Jaurès. Trois extensions sont proposées pour aller en tramway 1° du Vélodrome au campus scientifique, boulevard des Aiguillettes, 2° du boulevard de l’Europe à la zone d’activité Roberval, et 3° de l’ancienne caserne Kléber à une zone commerciale qui porte un nom si doux et poétique, la Porte verte. Coût total estimé, hors suppléments, à-côtés et autres pots-de-vin : 255 millions d’euros.

Le deuxième scénario – appelé « scénario remplacement » – prévoit un tram de l’ancienne caserne Kléber, à Essey-lès-Nancy, jusqu’à Brabois, de bout en bout, sur des rails. Hé oui ! La montée vers le plateau s’effectuerait soit par l’avenue du Général-Leclerc, soit par un itinéraire qui empiéterait sur le jardin botanique Jean-Marie-Pelt. Outre ce tracé, le scénario comprend aussi la liaison vers le centre des Nations, à Vandœuvre, et l’appendice vers Champigneulles – mais c’est tout ! –, pour un coût estimatif de 285 millions d’euros.

Le nom donné aux deux scénarios ne relève pas du hasard. Le premier a visiblement la préférence du mécanicien en chef Rossinot. Celui-ci a prévenu par voie de presse que le montant du projet ne saurait trop dépasser 250 millions d’euros – cela confirme le pronostic. Dès lors, on peut se demander pourquoi proposer deux scénarios. De même, on peut s’interroger sur les raisons qui justifient de limiter à 250 millions d’euros le budget alloué à un projet de première importance, puisque le futur tramway est configuré pour transporter chaque jour 70 000 personnes…

Pour le moment, il ne s’agit que d’un préprogramme. Avant toute délibération, des études sérieuses vont être menées, par des personnes ultra-compétentes et pas si chères que ça, la concertation sera poussée dans ses derniers retranchements, suivie d’une enquête publique irréprochable et le vote interviendra en toute connaissance de cause, bref, ce sera parfait – comme jamais dans cette démocratie véritablement participative qu’est le Grand Nancy –, exactement aussi bien qu’il y a vingt ans.

Le choix d’une technologie et d’un tracé ne va pas de soi. Un tram ferré – tautologie mécanique – impacte fortement l’espace urbain : le site propre oblige à aménager la zone de roulage, mètre par mètre, sur l’ensemble du parcours, en cassant parfois des aménagements urbains récents et qui donnent toute satisfaction. En l’occurrence, il va falloir à nouveau rogner la place de la République, à Nancy, reconfigurer le carrefour du Vélodrome, à Vandœuvre, massacrer et aliéner la rue Carnot, à Saint-Max, etc. Les travaux qui devraient durer trois ans, entre 2020 et 2023, vont gêner les commerçants et leurs clients, ralentir le flot des automobiles, défigurer la ville et coûter un max. Les élu-e-s en indélicatesse électorale vont vouloir y aller mollo mollo, dans la perspective de leur réélection : s’il apparaissait qu’ils/elles ont soutenu à fond de train le projet de tram et le tombereau d’inconvénients qu’il charriera inévitablement, leurs électeurs/électrices adoré-e-s pourraient leur faire des misères.

C’est là que Rossinot fait intervenir son art subtil de la politique. Les maires des communes qui bénéficieraient d’une extension de la ligne 1 de tram dans le « scénario développement » n’auront pas trop envie de défendre le « scénario remplacement » puisque celui-ci exclut toute autre proposition en ce sens, a fortiori si l’on prend en compte le fait qu’il dépasse largement le plafond de dépenses fixé arbitrairement par le Grand Leader bien aimé. En gros, pour bénéficier d’une extension de la ligne 1 dans leur commune, les élu-e-s devront voter pour le scénario préféré de Rossinot. Le choix est contraint, la délibération de pure forme. Les élu-e-s métropolitain-e-s devront entériner la rupture de charge au Vélodrome pour celles/ceux qui se rendront à de Brabois, ou qui en viendront, ainsi que le prévoit le « scénario développement ».

Un réseau de transport en commun représente sans doute l’un des services les plus utiles qu’une collectivité puisse mettre à la disposition du public. Il y a peu de sujets qui motivent à ce point la dépense publique pour le bien de tou-te-s. Le coût représenté par l’investissement et le fonctionnement d’un tel dispositif relève d’un choix politique, voire d’un choix de société. Que le programme de la future ligne 1 de tram de l’agglomération de Nancy, sa technologie et son parcours soient tributaires de petits calculs électoraux est révoltant. On se croirait à la fin du XXe siècle, quand la collectivité avait opté pour un tram sur pneu innovant et révolutionnaire. Rossinot, déjà… On attend toujours ses excuses.

Comme cela a lieu dans toutes les agglomérations de taille similaire, le réseau de tram du Grand Nancy devrait être continu, cohérent, cadencé, partout où la densité de population et les usages le nécessitent.

Ainsi, une fois de plus, avec Rousseau, on peut aisément prouver que l’intérêt général n’est pas la somme ou la combinaison des intérêts particuliers. Ce que tente de faire croire trompeusement le macronisme triomphant quand il se prend pour la volonté générale.

Piéro

Article paru dans RésisteR ! #51 le 30 septembre 2017