« Je connais le discours sur Bigeard le “tortionnaire d’Algérie”. Ça ne m’empêche pas de continuer. De faire ce que j’estime devoir faire », c’est avec ces mots que la présidente de la Fondation Marcel Bigeard [1], Anne-Marie Quenette, justifie le projet d’ériger une statue de ce dernier dans sa ville natale de Toul malgré la quantité de soufre qui entoure la vie de Marcel Bigeard.
Héros porté aux nues par une presse dithyrambique, qui au milieu des années 50 en a fait le résistant issu du petit peuple toulois et qui aura porté haut les couleurs de la France dans la guerre de l’Occident contre la menace communiste, en Indochine puis en Algérie, il reste encore aujourd’hui, avec le général putschiste de l’OAS, Salan, un des militaires français les plus décorés pour ses faits de guerre.
Parachutiste infiltré derrière les lignes ennemies en 1944 en Ariège, il participera, à 29 ans, à encadrer l’action de libération du département avec la résistance. Dès la sortie de la guerre il rejoint le corps expéditionnaire colonial de "pacification" de la Cochinchine. Peu après il fait émerger le 3e bataillon colonial de commandos parachutistes qui va sillonner le Haut-Pays Thaï et roder ses techniques de contre-guérilla et de guerre psychologique face à l’armée révolutionnaire Viêt Minh. Techniques qu’il affinera dans ses affectations suivantes au sein du 6e bataillon parachutiste et du bataillon autonome des tirailleurs thaï.
Ce jusqu’à la bataille de Diên Biên Phu, où, dans une situation désespérée des troupes françaises, encerclées au fond d’une cuvette et harcelées d’obus et de raids sanglants, il va écrire sa légende en prenant, malgré un grade subalterne, le commandement de l’essentiel des troupes engagées dans le combat. Au bout de deux mois d’attaques et contre-attaques qui réduisent l’armée française à l’ombre d’elle-même, affamée, exténuée, gangrenée par ses blessures et les maladies, c’est la reddition de la poignée de soldats restante. Des 14000 soldats envoyés sur place, 3200 seulement survivront, 7000 mourant en captivité, au terme d’une marche harassante de centaines de kilomètres jusqu’aux camps de rééducation. Bigeard sera libéré après 4 mois avec les autres officiers supérieurs français qui partagent sa détention. La France, aux termes d’accords passés avec le Viêt Minh à Genève, doit renoncer à l’Indochine en 1954, cédant sa place dans la guerre contre le Viêt Minh aux USA, qui s’enliseront pareillement dans un conflit sanglant les deux décennies suivantes.
Quelques mois seulement après Diên Biên Phu, Bigeard, comme beaucoup de vétérans d’Indochine qui rongent leur frein après cette humiliante défaite et débâcle, demande son affectation en Algérie et retrouve son 3e bataillon parachutiste avec lequel il remet en œuvre les méthodes de "pacification" éprouvées en Indochine, d’abord dans les renforts montagneux et l’arrière-pays rural, puis en 1957 au cours de la notoire et sinistre bataille d’Alger où ses paras vont quadriller la Casbah, quartier historique musulman, et faire régner la terreur et l’arbitraire durant plusieurs semaines.
Des centaines de morts, des milliers de disparus, que Bigeard continuera, jusqu’à la fin de ses jours, à dissimuler dans ses ouvrages sous les termes pudiques de "réduction des poches de résistance", "pacification", "nettoyage", "libération des populations autochtones". Il ne "torture" jamais, il "interroge" ses prisonniers. Marchant dans les pas des théoriciens de la contre-insurrection, de la guerre contre-subversive, tels Charles Lacheroy [2], sorte de théorie inversée de la guerre révolutionnaire de Mao, il en retirera un des premiers manuels théoriques dont il enseignera les principes dès l’année suivante, en 1958, au Centre d’instruction à la pacification et à la contre-guérilla, créé sur mesure pour diffuser sa doctrine aux jeunes officiers de l’armée française, à Philippeville en Algérie, puis dans les années 60 à l’École de Guerre à Paris. S’il s’attribue, assez narcissiquement, dans son ouvrage "Pour une parcelle de Gloire" tout le mérite de cette nouvelle forme de guerre contre-subversive, ses contemporains et compagnons d’armes d’Indochine puis d’Algérie développeront une littérature assez fournie qui fera davantage date et école que la sienne par la suite, tels Roger Trinquier et sa tristement célèbre "Guerre moderne", David Galula et sa "Contre-Insurrection", et inspireront entre autres les sinistres escadrons de la mort sud-américains, les instructeurs de l’école de la CIA et nombre d’officiers militaires du monde entier au cours des décennies suivantes [3].
À la fin des années 60, le rôle encombrant que jouent ces militaires français qui aiment sortir du rang, héros multiplement étoilés dont les faits de guerre font régulièrement la une de la presse [4], au grand dam d’une culture militaire plus conservatrice qui aime à laver son linge sale à l’abri de ses murs fortifiés, commence à faire ombrage à une nouvelle vision plus libérale qui pose les fondements d’une diplomatie néo-coloniale dans un monde modernisé. D’autant que les exactions et crimes de guerre qui accompagnent les guerres sanglantes, dites de décolonisation, commencent à faire tâche, à déborder dans une presse d’abord militante puis grand public. En "métropole" sous état d’urgence les "évènements d’Algérie" s’étendent jusque dans la capitale, avec des attentats, des campements d’assignation des Algériens [5] et des répressions sanglantes comme celle des manifestations algériennes massives du 17 octobre 1961 à Paris par le préfet Papon.
De Gaulle, pressé par une large publicisation et internationalisation embarrassante de la "question algérienne", par un embourbement du conflit, et par un contexte insurrectionnel au sein de la population française d’Algérie soutenue et encouragée par une partie sécessionniste des hauts officiers vétérans militaires et de leurs troupes stationnée en Algérie, négocie secrètement l’indépendance avec le FLN à Évian en mars 1962. Ces accords, ressentis comme une nouvelle reddition et l’abandon d’une partie, coloniale, de la population française, déchaînent une explosion de violence de ces militaires qui se voyaient engagés corps et âme dans le combat pour une "grande France libre" depuis 1945, encore hantés par l’occupation allemande, par la débâcle indochinoise, et qui n’imaginent pas de concéder un "département français" habité par un million de Français, dont les quatre cinquièmes quitteront l’Algérie en quelques mois par la suite.
L’armée secrète de l’OAS qu’ils ont constitué multiplie, entre 1961 et 62, les attentats, en Algérie comme en France. Ses instigateurs sont arrêtés par centaines, condamnés, certains fusillés, les autres amnistiés lorsque De Gaulle prendra peur en mai 68 et les emploiera aux basses besognes contre-révolutionnaires partout où le besoin s’en fera sentir. Bigeard fait partie de ceux qui, comme Massu, soit qu’ils n’en ont pas eu la volonté ou simplement l’opportunité, affectés loin d’Alger, remisés au placard par une hiérarchie irritée par l’article de presse de trop, ne rejoindront pas la dissidence. Il sera néanmoins maintenu à l’écart dans les années suivantes, dans des affectations très éloignées de ses amitiés indochinoises et algériennes, nommé général dans le Pacifique sud. D’autres qui ont servi sous ses ordres, bénéficié de son enseignement en Algérie, poursuivent le sale boulot au Cameroun [6] ou d’autres endroits d’Afrique ou d’Amérique Latine où la France, par l’entremise de ses officiers exécuteurs de basses besognes, s’attachera à garantir ses intérêts géopolitiques ou ceux de ses alliés américains en soutenant discrètement l’installation des dictateurs qui conserveront à l’empire colonial son influence politique et son emprise économique.
Bigeard, pour sa part, monte en grade, obtiendra le commandement de Général de Corps d’Armée de Bordeaux avec ses 10000 parachutistes, avant de démissionner de l’armée et d’entrer en politique comme Secrétaire d’état à la Défense puis député de Meurthe-et-Moselle pour l’UDF durant 10 années. Il finit sa vie en ressassant ses souvenirs dans une abondante littérature nostalgique et patriotique sur ses années de faits d’armes parachutistes.
Jamais un mot sur la torture, les exactions, les crimes de guerre systématiques en Indochine et en Algérie. Tout au plus, face aux questions insistantes de journalistes, après les aveux explicites d’Aussaresses [7] et à demi-mots de Massu [8], il fait une concession sur son existence à titre exceptionnel et comme un "mal nécessaire" en temps de guerre, mais qui lui répugnait et qu’il n’aurait pas mis en œuvre, y compris face aux accusations directes de viol et torture à son encontre, de la part de Louisette Ighilhariz [9], militante algérienne. En 2010, à la mort de Bigeard, la polémique le rattrape pourtant de plein fouet : lui qui demandait à ce que ses cendres soient répandues au-dessus de la plaine de Diên Biên Phu essuie un refus des autorités vietnamiennes. Est alors évoquée la possibilité de l’accueillir aux Invalides [10], ce qui déclenche pétition [11] et textes d’ancienn.es militant.es qui reviennent en détail sur les responsabilités irréfutables de Marcel Bigeard dans les exactions commises en Indochine et en Algérie, suite à des témoignages aussi accablants que celui de l’ex-secrétaire de la Préfecture d’Alger, Paul Teitgen, qui dira de Bigeard en septembre 1991, dans une interview à la télévision : « Bigeard, le courageux Bigeard, arrêtait les bonshommes – les questions de la torture, je n’en parle pas pour le moment – il leur mettait les pieds dans une cuvette, il remplissait de ciment, et puis c’est tout… Les pieds étaient pris, on mettait le gars dans un hélicoptère, on les lâchait en pleine mer… La mer les renvoyait… Ce que les gens d’Alger appelaient les “crevettes Bigeard”, les “crevettes” ! C’est vous dire l’atmosphère dans laquelle on vivait » [12]...
Au final ses cendres finissent à Fréjus, au Mémorial des guerres en Indochine sur décision sur ministère de la Défense et lors d’une cérémonie à laquelle assistera le ministre [13]. Malgré la contestation quant à la célébration d’un tortionnaire, c’est le héros national décoré qui sera honoré dans le discours officiel, avec levée d’armes des parachutistes. Parmi ces derniers, le mythe reste entier, l’esprit de Bigeard, sa légende et son exemple sont entretenus auprès des jeunes recrues.
Le 29 juin 2012 c’est ainsi une stèle de 3,65 m de haut qui lui rend hommage qui est inaugurée en présence de 400 anciens du régiment aux abords de la caserne du 3e régiment de parachutistes à Carcassonne [14]. Samedi 19 octobre 2019 c’est le maire de Dreux qui inaugure une rue Marcel Bigeard dans sa commune en présence de parachutistes [15].
La dernière velléité en date, d’inscrire le personnage dans la postérité publique, est celle de la Fondation Bigeard à Toul. Le projet émerge début 2018, est voté à l’unanimité sauf 4 abstentions par le conseil municipal de Toul [16].
La statue est commandée, réalisée et est prête à être installée en 2020. La mairie et la fondation hésitent [17], on est en plein contexte de déboulonnement de statues coloniales et celle-ci est assez malvenue [18]. La statue est gardée au chaud par le 516e régiment du train [19], un régiment créé en 1944 en Afrique du nord et qui convoiera les parachutistes au cœur des combats en Indochine et en Algérie avant d’être transféré d’Algérie vers Écrouves en 1964.
Sur le site des Amis de Bigeard, l’inauguration de la statue est pourtant bien à l’ordre du jour de 2023, même si les circonstances, les dates et lieux restent encore bien évasifs [20]. En 2023, soixante-dix ans auront passé depuis l’engagement de la bataille de Diên Biên Phu en novembre 53, après des mois de tentatives désespérées de l’armée française de repousser l’avancée du Viêt Minh sur les routes coloniales. Des mois de guérilla et contre-guérilla sanguinaire qui laisseront dans leur sillage d’innombrables morts et blessés parmi les civils comme les militaires de chaque côté. C’est là que Bigeard apprendra à utiliser la gégenne, l’appareil qui sert à charger les radios, comme instrument de torture à l’électricité pour interroger les prisonniers. Là que les parachutistes s’initieront à la "guerre psychologique" pour dissocier brutalement, par la torture et les exécutions sommaires et punitives, la population du révolutionnaire qu’elle dissimule en son sein. Des théories qui, affinées et instituées en doctrines, continuent d’inspirer nombre de militaires de haut rang, comme par exemple le général Petraeus, lecteur attentif de David Galula, engagé dans sa "pacification" désastreuse et lourde de conséquences, de l’Irak en 2003-2004. Des théories qui reviennent régulièrement dans les colonnes des magazines d’armée, et habitent les fantasmes de nombre de militaires sur les bancs des écoles de guerre, à Paris comme partout ailleurs dans le monde, malgré toutes les conséquences terribles qu’on connaît rétrospectivement à leur mise en œuvre.
La statue du jeune Bigeard qui sauta en 1944 derrière les lignes allemandes n’effacera pas la sombre mémoire, la souffrance et le sang qui s’attachent aux pas du Bigeard qui commanda sciemment à ses troupes d’Indochine et d’Algérie d’user de la force brute contre civils et militaires pour accélérer le dénouement de conflits dont il avait fait une affaire presque personnelle ; un conflit qui dans son œuvre l’oppose, lui stratège visionnaire, tacticien hors-pair et commando audacieux, aux colonnes viet du général Giap, aux fellaghas terroristes du FLN. Face à ces militant.es de l’indépendance auquel il prétend avoir témoigné le respect dû à l’adversaire, il se voyait comme combattant honorable et honoré d’une "France libre", missionné pour ramener des égarés dans le droit chemin, qu’éclairait pour eux une mère patrie française ayant si bien su veiller au développement et à l’épanouissement de ses colonies jusqu’alors. Il incarne et incarnera surtout le vieil empire colonial agrippé à son passé, qui aura, en désespoir de cause, dans un aveu d’impuissance et d’incompréhension, opposé comme dernier rempart aux changements et bouleversements rapides du monde, le conservatisme bureaucratique de ses administrateurs coloniaux, allié à la fierté jusqu’au-boutiste de militaires forgés à la sauvagerie de la seconde guerre mondiale, auréolés et transportés par leur gloriole de vétérans [21].
Si la Fondation Bigeard et les Amis de ce dernier, la municipalité honteuse de Toul, projettent d’élever discrètement la statue de Bigeard, qu’ils se disent que certain.es veillent et ne manqueront pas de rendre à cette dernière un autre hommage, celui qui est dû à tous ceux qui hantent encore, les deux pieds scellés dans le ciment, leurs yeux grands ouverts et la bouche muette, figée dans un cri, les eaux au large d’Alger, tous ceux aussi dont les âmes agitées et torturées, les corps consumés au napalm, arpentent inlassablement les jungles du Tonkin, les monts Djurdjura en Kabylie [22].
katyusha _at_ riseup.net
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