Ensemble nous avons exploré la frontière extrême de notre notion du possible ; notre camp était situé de l’autre côté de celle-ci. Les majeur·e·s en science politique commençaient à être concerné·e·s plus par les aspects pratiques de la lutte contre le pouvoir hiérarchique que par l’objectivation théorique érigée par leurs professeurs contre ça. Les étudiant·e·s en anthropologie commençaient a regarder leur propre vie comme une expérience dans une socialisation subversive. Les criminel·le·s et les marginaux ont envisagé un syndicat des brigands (thieve’s guild) qui pourrait coordonner les actions pour alimenter une économie du don clandestine à travers la ville. Les chefs fantasmaient de pouvoir cuisiner ce qu’ils voulaient pour les gens et ont proposé de s’en occuper ; les plongeurs comme moi-même ont découvert que c’était plus gratifiant de laver la vaisselle de nos ami·e·s gratuitement plutôt que celle des inconnues contre la paie. Nous avons regardé au-delà de nos tentes les bâtiments qui nous entouraient : ils pourraient être nôtres.
Traduction d’un ’extrait de « Expect Resistance : a field manual », Crimethinc. 2008, Salem, Oregon
La distribution d’eau et de nourriture est un point important des mobilisations. Ce sont des ressources vitales desquelles on ne pourrait pas se passer longtemps. Il n’est pas question de constater qu’on a faim au bout d’un moment, autrement on se contenterait de donner des adresses de sandwicheries, mais d’aborder la question de l’organisation des cuisines populaires et de l’autonomie alimentaire dans les luttes et les espaces autogérés
Chaque cuisine a ses exigences, ses habitudes, ses politiques et modes organisationnels. Certain·e·s ont constitué des groupes de personnes différentes qui « tournent », afin d’éviter que se soit les mêmes qui cuisinent, d’autres préfèrent rester entre personnes avec qui uls se sont bien rodées. L’organisation sans chef et aussi avec les moyens qu’il y a et qu’on se donne. Cuisiner nécessite un espace, de la vaisselle et des ustensiles, des aliments et des épices, un point d’eau et un système de réchaud. Tout est adaptable à la situation et le matériel à disposition, et il y a toujours moyen par exemple de prévoir 200 couverts de salades de saison, qui ne nécessitent pas de cuisson, ou des galettes fourrées qui ne nécessitent pas forcement de couverts. Ce sont des combines techniques qui s’apprennent au fur et à mesure qu’on apprend à cuire les macaroni en grosse quantité sans qu’elles prennent la forme des cannelloni.
A la carte
Les repas sont faits pour être partagés avec les autres. On arrive aux questions des régimes alimentaires, des coutumes ou des allergies. La plupart des cuisines sont veganes pour des raisons éthiques, mais aussi pour que tout le monde puisse manger. On trouve facilement des recettes ou des astuces pour remplacer certains ingrédients, ou le temps de cuisson des macaroni dans les livres de recettes ou sur les blogs des cuistot.e.se. Se rajoutent des contraintes alimentaires avec les allergies et intolérances à certains produits comme le gluten, le soja, les avocats, les oignons. On peut vite faire le choix de faire un plat avec des ingrédients donnés ou faire pleins de petits plats dans lesquels tout le monde peut se servir selon ses choix.
Après le camps No Border à Cologne en 2012, des questions au sujet du véganisme ont explosé à travers l’Europe. Est-ce que les cuisines collectives cuisinent pour les militant.e.s ou pour les refugié·e·s en lutte ? Certaines migrant.e.s de confession musulman.e.s ne sont pas sensibles aux questions de véganisme, par contre elles rencontrent des difficultés pour trouver de la viande halal. Les personnes qui ne rentrent pas dans les normes des traditions judéo-chrétiennes ou modernes occidentales se retrouvent face à des modèles d’alimentation qui ne leur conviennent pas. Évidement, ni les végans, ni les athées ne se préoccupent de ces questions, mais aussi, uls ignorent qu’il s’agit d’une forme de discrimination. Par exemple, dans certaines cantines, les enfants sont amenés à manger des "bâtons de poisson" tous les jours, faute d’avoir de la viande halal. Ce qui ne fait pas penser à un engagement des institutions scolaires concernant l’alimentation équilibrée des enfants. Le refus de servir de la viande, peut alors être interprété comme une forme d’oppression, alors certaines cantines comme la cantine populaire en soutien de l’Union antifasciste ont proposé un repas végétarien et un repas avec de la viande halal [1]
Solidarité pas la charité
En 1992, les activistes anti-nucléaires C.T. Lawrence Butler et Keith McHenry publient le livre « Food not bombs » pour partager leurs expériences et depuis, plusieurs initiatives ont vu le jour dans des villes du monde entier. Les bénévoles récupèrent les aliments, les cuisinent et les distribuent dans la rue, des maisons de quartier ou pendant les manifs. Même si tout le monde mange sous les banderoles avec un message politique antimilitariste « de l’argent pour la bouffe, pas les bombes », les points de vue divergent dans la cuisine. Food not Bombs était critiqué par les anarchistes pour sa « charité » [2] et un certain misérabilisme. Distribuer des repas à tout le monde au prix coûtant ou distribuer des repas « pour aider les affamé·e·s » ? Les un·e·s disent que ce n’est pas le rôle des anarchistes d’apporter de l’aide humanitaire, d’autres suggèrent au contraire d’apporter de l’aide nécessaire, qui est indissociable des luttes. Solidarité, aide, secourisme et charité sont des termes qui s’apprennent en même temps que la cuissons des macaroni pour 200 personnes. Et probablement que la meilleure façon de découvrir les secrets des cuisines collectives, c’est d’aller les voir.
Sur la carte
Dans certaines grandes villes comme Berlin [3] ou Amsterdam [4] il y a des repas ponctuels et on trouve facilement les points de distribution dans les agendas locaux. À Grenoble, les restos sont systématiques avant les soirées, que ce soit des concerts ou des projections, que ce soit au centre autogéré la BAF [5] ou dans les squats. Pendant les mobilisations, ce sont des cuisines mobiles qui se déplacent, comme Le Sabot qui distribue des repas depuis plus de 10 ans [6]. A Nancy, le collectif Las Vegan propose une restauration pour des festivals et des rencontres [7]. Ce qui nous manque c’est une cuisine mobile pour les manifestations et les occupations sauvages de la ville.
Compléments d'info à l'article