Jamais je n’oublierai ce samedi 9 décembre 2017. Les yeux embués, je marchais avec précautions sur un sol gelé derrière sa dépouille. Comme si cette froideur de l’hiver signait de son empreinte le cri déchirant de son dernier souffle.
Comme pour me consoler, en vain, je songeais, je mesurais la chance de l’avoir connu. Johnny aurait pu vivre en Belgique et j’aurais pu ne jamais le connaître. Johnny aurait pu faire le bonheur des Suisses et j’aurais pu ne l’avoir jamais compris. Johnny aurait pu être un Américain d’Amérique et j’aurais pu ne l’avoir jamais aimé.
Comme tout un chacun, Johnny n’a pas toujours été propre, se vautrant non sans plaisir dans la fange de ses écuries successives. Ses multiples relations avec la gent féminine paraissaient n’être que des successions d’épisodes charnels. Plus soucieux de vider sa gamelle que d’assumer ses responsabilités, Johnny délaissait l’éducation de sa progéniture à leurs mères.
Comme c’est souvent le cas, Johnny n’a-t-il pas fait que reproduire ce qu’il a vécu ? Un père géniteur inexistant, une mère rapidement absente. Si tu savais tout le mal qu’on lui a fait à mon Johnny !
« Léon, t’es où ? Viens nous filer un coup de main à pendre Johnny sur l’échelle ! »
C’était la grosse voix de Fernand, mon voisin et ami paysan qui me fit sortir de ma torpeur. Régulièrement je me rends dans sa ferme pour lui filer un coup de main. C’est ainsi que j’avais fait la connaissance de Johnny. C’était son cochon que l’on découpait ce matin-là pour réaliser fromage de tête, rôti, lard, côtelettes et autres cochonnailles. Comme Fernand le clamait de sa voix de stentor : « Dans le Johnny, tout est bon ! »
Un Johnny peut en cacher un autre !
Vous l’ignorez peut-être… ce même jour où nous découpions notre cochon, un hommage national était rendu à un autre Johnny… mais si… vous savez, le chanteur engagé… vous connaissez, non ?
Végétarien ou fan de Johnny, pire encore végétarien et fan de Johnny, les quelques lignes sacrilèges et provocatrices qui précédent n’ont pas dû allumer le feu de votre passion pour poursuivre votre lecture.
Par ce quiproquo de mauvais goût, il ne s’agit pas de remettre en cause les talents artistiques de Monsieur Smet, les qualités d’interprète de Johnny ou la longévité et la popularité d’Hallyday, mais plutôt d’un acte de résistance au délire populo-politico-médiatique qui a submergé le pays ces quelques semaines de décembre 2017. « Bête de scène, monument, dieu vivant, idole intergénérationnelle, icône divine… »… les qualificatifs ou plutôt les superlatifs n’ont pas manqué dans les écrits ou les témoignages du citoyen lambda à celui de « personnalités » du monde artistique ou politique.
Passée cette fièvre populiste ou opportuniste pour ce dieu des dieux, ne convient-il pas de revenir à quelques réalités profanes sur l’événement ? Reconnaissons-le, il s’agissait bien d’un événement ou encore « d’un fait de société », selon France Inter, pour justifier « le trop c’est trop » de leurs auditeurs. Pensez donc : un million de manifestants sur les Champs-Élysées ! C’est le même chiffre donné par les organisateurs et par la police. Du jamais vu en France ! Oublié le risque terroriste, négligé Vigipirate, pardonné l’évadé fiscal ! En tête de la parade : le président de la République, flanqué de deux anciens… y compris un dit de gauche, alors que ce chanteur s’est toujours engagé à droite. Pas rancunière non plus, l’Église catholique avait ouvert ses portes en large pour accueillir la dépouille de celui qu’elle voulait excommunier quelques années plutôt pour l’interprétation de la chanson composée par Philippe Labro : Jésus Christ est un hippie ! Pas rancunière, la hiérarchie vaticane, mais quand même ! Ni le curé officiant, ni les starisés autorisés à pénétrer dans l’église n’ont poussé la plaisanterie à chanter Jésus Christ est un hippie en lieu et place du requiem ! Ont-ils hésité à préférer au latin, l’adaptation française Souvenirs, souvenirs d’une chanson d’un auteur-compositeur américain, ou encore celle de Requiem pour un fou, écrite et composée par d’autres ?
Contrairement à certains artistes, si l’on peut admettre que Johnny était un remarquable interprète, il n’était qu’un interprète. Les nombreux tubes, les plus « belles » chansons de Johnny ont été composées par d’autres artistes, comme Jean-Jacques Debout, Zazie, Obispo, Calogero, etc. Avez-vous entendu parler une seule fois d’un film du nom d’un acteur qui n’en soit pas le réalisateur… même s’il est remarquable dans l’interprétation du rôle principal ? Le Carmen de Bizet est-il attribué à Maria Callas, bien qu’elle en fût sa plus grande virtuose ? Personnellement, je n’ai jamais revendiqué la paternité du mot de Cambronne alors que j’en suis un remarquable interprète !
Revenons à nos moutons… enfin à ces millions de spectateurs et téléspectateurs qui ont suivi la cérémonie d’adieu à Johnny ! Encore une provoc ? De quel droit affubler de « moutons » ce peuple rassemblé et uni pour partager sa peine, sa douleur ? Par trains, par bus et peut-être par avions, ils sont venus à Paris à leur frais et pour certains en cassant le cochon (encore lui !) de leurs maigres économies et en sacrifiant leur peu de temps libre. Pays de liberté, c’était leur droit de se déplacer… à la condition d’avoir leurs papiers et de ne pas être un de ces migrants qui, pour fuir la mort ou la détresse dans son pays, aurait prétexté sa participation aux obsèques pour nous envahir !
Ce qui est le plus troublant, le plus inquiétant, c’est cette masse populaire comme hypnotisée par un seul mort en opposition à cette même masse populaire insensible à se mobiliser pour des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, morts noyés en Méditerranée ou gelés dans les Alpes ! Cette masse populaire qui refuse de se mobiliser pour s’opposer à la destruction massive et progressive de ses acquis sociaux et du simple droit du et au travail ! Cette masse populaire qui se résigne à l’explosion des inégalités sociales sans le moindre mouvement populaire de masse !
Nous savons tous, par les reportages quotidiens que des hommes, des femmes et des enfants sont les victimes innocentes de l’injustice, de la répartition des richesses en faveur des plus riches toujours plus riches, que chaque jour des innocents sont victimes des pillages par quelques-uns des richesses naturelles de la planète, que chaque jour des innocents sont victimes de guerres de pouvoir ou d’intérêts, que chaque jour des hommes, des femmes et des enfants paient le prix fort pour la seule faute d’être nés au mauvais endroit. Aucun citoyen, aucune citoyenne, aucun religieux, aucun « chef » d’État pour rendre hommage au courage de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants qui fuient les bombes, la pauvreté, la maladie, la famine, les menaces religieuses ou patriarcales… aucune mobilisation pour combattre ces injustices, ces crimes contre l’Humanité !
Pour une majorité qui mange chaque jour à suffisance, la vie continue en 2018 comme les années précédentes. Il est même possible de prolonger le deuil national à la perte du grand homme en achetant une statuette en résine pour 200 euros, soit près de la moitié d’un RSA ; des villes lui donnent des rues et des avenues ; pour ne pas être en reste, le maire interpelle le président de la métropole pour baptiser le Zénith de Nancy Johnny-Hallyday… pour l’éternité !
Si on a le droit d’aimer un artiste comme un frère, n’a-t-on pas le devoir d’aimer nos frères menacés ?
Le temps passe. Déjà il faut penser aux prochains départs d’autres « bêtes » de scène, comme Michel Sardou ou Mireille Mathieu. Pour accompagner le cortège qui ne manquera pas de descendre les Champs-Élysées, je propose que le public entonne l’air de La Marseillaise sur les paroles d’un ami disparu :
Bê, Bê, Bê, Bê, Bê, Bêêêê… Bê, Bê… Bê, Bê, Bê, Bê, Bê, Bêêêê….
Léon De Ryel
Article paru dans RésisteR ! #53, le 20 janvier 2018
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