Rossinot, clap de fin

Nancy (54) |

Quand le Grand Nancy, c’est-à-dire Rossinot, décide de faire monter le tram à Brabois. Un exemple édifiant de « démocratie locale ».

Léon Dessertine, mandataire en viandes : Une grève surprise ?… Bravo ! Trente tonnes de barbaque sur le carreau alors qu’on crève de faim à Chandernagor ?… Hourra ! Monsieur Graffouillères, vous êtes un meneur et vos p’tits camarades des inconscients ! Vous semblez oublier, en effet, mes amis, que vous n’êtes que des salariés, c’est-à-dire les êtres les plus vulnérables du monde capitaliste !… Des chômeurs en puissance ! Le chômage… Hum… Le chômage et son cortège de misères… Y avez-vous pensé ?
Chœur des bouchers aux Halles : Non, Monsieur Dessertine.
Léon Dessertine : Finie, la p’tite auto, finies les vacances au Crotoy, fini l’tiercé…
Chœur des bouchers aux Halles : Oh !…
Léon Dessertine : C’est pourquoi, mes amis, si vous avez des revendications d’salaire à formuler, vous m’adressez une note écrite et j’la fous au panier, et on n’en parle plus. Nous sommes bien d’accord ?
Chœur des bouchers aux Halles : Oui, Monsieur Dessertine.
Léon Dessertine : Alors au boulot et au plus vite !

Un Idiot à Paris, film de Serge Korber, dialogue de Michel Audiard (1967) [1]

Comparer le regretté Bernard Blier, dans le rôle de Léon Dessertine, à André Rossinot a quelque chose d’indécent. Pourtant, chaque fois qu’il m’est donné d’assister aux discours du politicien antédiluvien, je pense à l’acteur, à son outrance toute bourgeoise, à sa truculence. Faire de la politique, c’est comme jouer un rôle, endosser un costume, dire des tirades, connaître son texte sur les doigts, capter les lumières médiatiques, se battre en duel pour des idées, mettre ses adversaires à genoux, séduire n’importe qui en lui promettant n’importe quoi, agir en vue de changer le monde – qui sait ? –, pour, finalement, recevoir les vivats mérités, la médaille qu’un autre n’a pas, et se faire réélire ad vitam æternam sur un trône doré. Telle fut la vie d’André Rossinot.

Eût-il des convictions ? Peut-être. A-t-il commis des erreurs ? Sans doute. Restera-t-il quelque chose de lui après son départ ad patres ? Pas sûr.

Le plus étonnant dans cette affaire, c’est la longévité du zig. Cinquante ans de carrière ! À ses débuts, la télévision vivait encore en noir et blanc, le yé-yé était à la mode, les jeunes bourgeois se prenaient pour des hippies et l’avenir était radieux. Quelqu’un me l’a dit.

Que Rossinot ait pu durer tant et tant de temps dans le marigot local doit pouvoir s’expliquer, mais au prix d’un effort certain. De combien de générations de politiciens ni plus mauvais que lui voire encore moins bons a-t-il tué dans l’œuf l’ambition ? Avaient-ils joué de malchance ? Étaient-ils pitoyablement entourés ? À leur sujet, l’histoire a déjà rendu un verdict d’oubli.

Rossinot a souvent promis aux uns ce qu’il donnait aux autres, il a froncé les sourcils pour mieux cingler ses opposants du regard, il a plissé les lèvres et transpiré de la barbe – idéal pour une séduction immédiate –, il a aussi tapé du poing dessous la table, ses grosses colères l’ont fait sortir hors de soi, les parquets, les stucs et les fonctionnaires territoriaux en tremblent encore, il a haussé les épaules et tourné le dos chaque fois que quelque chose ne lui convenait pas. Il a dominé. Il a régné. Tout puissant. Jusqu’au bout, il régnera.

Son ultime triomphe date de quelques jours.

Dans le cadre d’une campagne de communication pour promouvoir le projet de remplacement de la ligne de trolleybus par une ligne de tram, la métropole du Grand Nancy a organisé une réunion publique sur le campus médecine, à Brabois, le 12 juin dernier.

Quelque 600 personnes avaient répondu à l’invitation, prêtes à débattre, à défendre leur point de vue et parfois, simplement, malheureusement, un bout de jardin.

Le Grand Nancy, c’est-à-dire Rossinot, devait choisir pour faire monter le tram à Brabois de passer soit par l’avenue du Général-Leclerc, soit par l’avenue Paul-Muller, soit par le campus sciences et le jardin botanique. Le troisième tracé l’a emporté. Normal, c’est techniquement le plus complexe et financièrement le plus coûteux. Quant à la nature, elle n’a qu’à se régénérer elle-même, cette idiote !

Un tram qui serpente dans le campus sciences, perché sur un viaduc à quinze mètres de hauteur, et qui va prendre le frais dans le verger conservatoire du jardin botanique, tout cela montre qu’il est encore possible, de nos jours, de faire croire que se gratter l’oreille gauche avec la main droite est la solution idoine. Passons notre chemin, nous y reviendrons. Le sujet est ailleurs.

En tant que maître de céans et grand ordonnateur – grand mamamouchi, c’était déjà pris ! –, Rossinot fit une déclaration liminaire. Après en avoir profité pour dire tout le bien qu’il pensait de lui-même, il asséna à l’assistance quelques merveilleuses approximations.

Après « le temps du dialogue », des travaux préparatoires, « nous en sommes à la période des explications, dans une nouvelle étape, dans une phase administrative qui n’est pas figée », avant l’ouverture de l’enquête publique, fixée début septembre. « En tant que puissance publique, notre exigence est de garantir l’intérêt général. C’est le sens de la proposition qui a été versée au dossier de déclaration d’utilité publique. » Le dossier DUP a été déposé en préfecture. Cinq commissaires-enquêteurs ont été désignés. « L’enquête publique constitue une nouvelle étape de la concertation : c’est dire à celles et à ceux qui pensaient le dossier un peu ficelé, joué d’avance, que, naturellement, expertisé par l’équipe des commissaires enquêteurs, c’est la garantie de cette démarche de neutralité à laquelle nous souscrivons. » « Nul ne peut préjuger de ce que sera le rapport de la commission. La discussion est ouverte. Les contributions seront les bienvenues, ce soir et tout le temps de l’enquête publique. » « En 2022, le tram sera certainement hors d’usage. Même s’il a été imparfait – on l’a découvert assez vite –, il transporte encore aujourd’hui… [Rires dans la salle.] C’est un produit qui nous a été recommandé par les pouvoirs publics, à l’époque, avec toutes les certifications. On voit bien qu’il faut faire très attention. » [2] [Applaudissements.]

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Le dossier de déclaration d’utilité publique étant d’ores et déjà soumis aux différentes administrations qui doivent statuer, Rossinot peut-il vraiment croire que de nouvelles réunions et de nouvelles expertises pourront, pendant le torride été, modifier le document soumis à enquête publique ? Rossinot est-il si sûr que ça de garantir l’intérêt général en confiant au secteur privé les grands équipements de l’agglomération ? Rossinot a-t-il indubitablement raison de se déclarer irresponsable de la catastrophe et de la gabegie du faux tram sur pneus ?

Le reste de la réunion fut un brillant et désopilant spectacle de foire. Le public put admirer les contorsions du maire de Villers-lès-Nancy, François Werner, couramment appelé Monsieur Gendre, qui ne pourra pas succéder à son beau-père comme président de la métropole s’il perd les élections municipales ; les passe-partout littéraires du maire de Vandœuvre-lès-Nancy, Stéphane Hablot, qu’on a connu moins confus ; le set de claquettes de Christophe Choserot, vice-président en charge du nouveau drame ; les tours de magie de l’architecte et urbaniste Alexandre Chemetoff, capable de faire disparaître en un tournemain quelques milliers de tonnes de béton armé dans un paysage champêtre ; le morceau de bel canto d’Alice Goiez, ingénieure et directrice de projet chez beTram, le maître d’ouvrage délégué, venue expliquer que, finalement, la solution choisie était bien la seule ; sans oublier le numéro de clown, ou de pitre, comme on voudra, de Frédéric Pautz, directeur des Jardins botaniques du Grand Nancy et de l’université de Lorraine, expliquant avec une effronterie incroyable qu’après amputation son jardin du Montet serait encore plus beau.

Deux heures quarante-cinq plus tard, après des échanges nourris qui montraient que pour que rien ne change il faut que tout reste comme avant, Rossinot reprit la parole et, en guise de conclusion, porta l’estocade.

« C’est un bon débat. […] J’ai bien entendu tout le monde. J’ai entendu aussi les paroles du maire de Vandœuvre et celles du maire de Villers. Que le dossier ne soit pas clos, je suis tout à fait d’accord. Mais, il faudra bien, à un moment donné, avancer. […] Je suis de ceux qui ont, parmi d’autres, mais avec le poids de ma fonction présidentielle, pesé pour qu’on monte à Brabois, qu’il n’y ait pas de rupture de charge en bas. Ce n’est quand même pas rien… On met allégrement 120 ou 150 millions de plus dans la balance. Ça, il faut le faire avaler par tous les habitants de la métropole – pas uniquement par le Val de Villers. Il faut aussi élever le débat. Nous avons besoin, certes d’obtenir des précisions sur certains aspects, mais on montera à Brabois. Les études qui m’ont été montrées sur l’avenue du Général-Leclerc montrent qu’en termes de temps, de durée c’est incompatible avec le niveau de desserte et la rapidité des dessertes. […] Une voie, ça casse le rythme de desserte du plateau de Brabois. C’est ça, la réalité. […] Ça veut dire que le problème d’adaptation repose sur le Val de Villers. […] L’enquête va se dérouler au mois de septembre. Nous allons regarder ce qu’il est possible de faire comme études complémentaires pour exprimer plus clairement peut-être certains choix. Le rendez-vous, c’est vous qui allez l’avoir, en septembre, au moment de l’enquête. » [Applaudissements.]

Où il apparaît que Rossinot était favorable d’emblée à une montée du tram à Brabois sans rupture de charge au Vélodrome – une fausse nouvelle qu’une rapide revue de presse permet facilement d’invalider ; que le tracé par le campus sciences (Val de Villers) est le seul possible, n’en déplaise à ces égoïstes qui ne veulent ni avancer ni élever le débat ; que les études techniques sont formelles, les choix déjà faits devant seulement être mieux expliqués. Bref, circulez, il n’y a plus rien à voir.

Il ne s’est trouvé personne, dans le public ou parmi l’aréopage qui entourait Rossinot, pour dénoncer le fanfaron. Pas dépitée, la salle applaudit aux bêtises débitées.

Piéro

Article paru dans RésisteR ! #63 le 5 juillet 2019.