Tati, la célèbre marque au motif vichy rose, fondée dans l’après-guerre par Jules Ouaki, à Paris, boulevard Barbès, a fait des dizaines de petits, dont un magasin situé à Nancy, au pied de la tour A du Saint-Séb. À l’ouverture, en 1984, il comptait 110 salarié-e-s. Comme souvent au sein des entreprises familiales, même quand elles sont prospères et populaires, la deuxième génération n’attend pas la troisième pour tout gâcher. La concurrence agressive et tenace d’autres discounters, à la mode suédoise ou espagnole, a détourné une partie des habitué-e-s de Tati, provoquant la chute du chiffre d’affaires et de l’effectif qui va avec. En deux temps (2004 et 2007) et trois mouvements, les Ouaki ont vendu au groupe Eram.
La stratégie de l’acheteur a tout de suite visé une montée en gamme. Les pauvres, c’est bien gentil, mais ça ne rapporte pas assez. Finies les ventes de déstockage qui permettaient les prix les plus bas du marché, envolés le bazar à tous les étages, les articles entassés çà et là, la foule qui farfouille, la chevauchée des enfants, les mercredis après-midi, la ruée vers l’or des bonnes affaires… Eram a tout repeint en propre. Les prix aussi ont subi un toilettage, avec une augmentation générale de plus de 20%. L’enseigne a fait appel à des stylistes comme William Carnimolla (robes de mariée), Mademoiselle Agnès (combinaisons, maillots de bain, bijoux) ou encore Cristina Córdula, une vraie star du design, paraît-il (fauteuils, miroirs, bougies et autres vanités). La qualité de ces artistes n’est pas en cause, mais les objets proposés n’ont pas tous rencontré le succès escompté. Dans les hauts bureaux décisionnaires, on pense sans doute qu’il suffit de claquer des doigts pour que les client-e-s voient progresser leur niveau de vie et s’enchantent alors de dépenser plus qu’ailleurs ou plus qu’avant… Les têtes d’œuf font des rêves de fortune comme dans La Laitière et le Pot au lait. Tant d’intelligence et de créativité dévoyées par le marketing, c’est bien navrant !
Depuis des mois, à Nancy, tout se passe comme si le propriétaire Eram voulait couler le magasin. Pourquoi avoir déplacé le rayon maquillage et soins du corps dans un recoin du magasin, alors que ces produits sont les plus demandés par la clientèle ? Que penser du fait que les cabines d’essayage ne sont plus accessibles par les client-e-s ? Ceux-ci peuvent toujours essayer les vêtements achetés, une fois rentrés chez eux, et, si le test n’est pas concluant, les ramener au magasin contre un avoir – le remboursement étant impossible… Pour les robes de mariée, l’essayage est permis, mais seulement sur rendez-vous : évidemment, les fiancé-e-s ne se pressent pas devant le portillon. Que dire aussi d’un magasin qui n’a plus la capacité financière pour le réassort de ses rayons ? Certains produits viennent à manquer et ceux qui restent sans preneur se dégradent inexorablement.
Il faut beaucoup de courage à la douzaine d’employé-e-s pour venir travailler dans ces conditions. La baisse de qualité de l’offre commerciale ne trompe personne. Fâché-e-s de ne pas trouver les articles recherchés, les client-e-s se lassent et passent leur chemin, en s’en prenant parfois aux vendeuses.
Fatigué-e-s, dérouté-e-s et humilié-e-s d’être ainsi traité-e-s, les salarié-e-s de Tati Nancy ont débrayé le jeudi 4avril, comme tous leurs collègues de France. Il leur fallait alerter le public et raconter comment Eram leur avait menti sur la situation financière catastrophique de leur entreprise. Dans une indifférence quasi-générale.
Eram a décidé de mettre en vente sa filiale Agora Distribution, dont Tati fait partie. Disons plutôt de s’en débarrasser. Aussi, l’enseigne a-t-elle été placée en redressement judiciaire par le tribunal de commerce de Bobigny.
L’exemple de coulage du magasin de Nancy laisse perplexe. En effet, qu’est-ce qui peut pousser un vendeur à faire baisser artificiellement l’activité et le chiffre d’affaires du bien dont il désire se séparer ?
Pour répondre à cette excellente question, il suffit de se reporter à la loi n°2015-990 du 6août 2015 « pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques », dite « loi Macron » – dont l’auteur est devenu le Président tant chéri des Médias Réunis. Dans une interview publiée par Le Parisien du 13mai 2017, Thomas Hollande, fils de et avocat des syndicats de Tati, livre une explication lucide : « [La] loi d’août 2015 […] a modifié les règles applicables au plan de sauvegarde de l’emploi en cas de redressement ou de liquidation judiciaire. En principe les mesures du PSE doivent être financées au regard des moyens du groupe. La loi a supprimé cette obligation lorsqu’une de ses filiales se trouve en redressement ou en liquidation. Pour échapper à sa contribution financière, un groupe peut ainsi être tenté de provoquer la mise en redressement judiciaire d’une filiale dont il veut se débarrasser. C’est ce que fait le groupe Eram avec Tati. Ce dossier illustre les effets pervers et choquants de la loi Macron. »
La famille Biotteau, propriétaire et dirigeante du groupe Eram, a les moyens de financer le plan de licenciement (PSE). Avec la loi Macron, elle a trouvé une bien jolie façon de socialiser ses pertes. Les capitalistes apprécient de pouvoir gagner à tous les coups : c’est plus rassurant et moins risqué.
Piéro
Article paru dans RésisteR ! #49, le 20 mai 2017
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