Bure, 13 février 2018 : Répondre au procès de la chute du mur d’août 2016 (et à tous ceux qui suivront).



En suivant un des fils de l’histoire souterraine dans laquelle il s’inscrit.

Note : cet article a originellement été écrit quelques jours avant le procès de la chute du mur du 13 février. Il ne propose donc pas une analyse détaillée du déroulé de l’audience. Pour l’heure nos deux hiboux risquent 4 à 5 mois de prison avec sursis, et l’Andra exige 12000 euros d’amende. Le délibéré est prévu le 10 avril. La déclaration d’un des deux Christian au tribunal le 13 est reproduite ici dans son intégralité . Des articles d’analyse ont été publiés sur Mediapart et Reporterre. D’autres suivront bientôt sur les automédia. L’article qui suit propose une remise en contexte plus générale.

Le 13 février, à 9h, à Bar-le-Duc, s’est joué en quelques actes une grande comédie judiciaire dont le but n’était autre que de faire payer chèrement à une poignée de personnes le sabotage massif du mur de Bure le 14 août 2016 (lien vers la brochure). Et par là même tout le mouvement multiforme d’opposition à la poubelle nucléaire qui, depuis lors, s’est retrouvé des feux et des lieux.

Un premier texte d’appel à un rassemblement avait été écrit pour inviter à faire corps devant ce qui cherche à nous séparer (https://vmc.camp/2018/01/27/1302-a-9h-face-au-festival-des-proces-absurdes-tou-te-s-a-bar-le-duc-pour-le-carnaval-des-hiboux/#more-7293). Sous le haut patronage d’une grande marionette carnavalesque du "Commandant Outrage", nous nous sommes donc rassemblé-e-s à environ 200 personnes sur la place du tribunal pour en faire l’occasion d’affirmer un peu plus que nous sommes toutes des « tombeurs de murs » là où iels cherchent à ériger des barrières entre les gentes, les pratiques, les idées, et à cloîtrer chacun-e chez soi.

Hasard du calendrier ou mystérieuse coïncidence dont l’Histoire a le secret, c’est également presque un mois après le 13 février que le procès des inculpé-e-s de l’invraisemblable « affaire Tarnac » va s’ouvrir – du 13 au 30 mars, à Paris. Les lignes qui suivent cherchent à creuser encore un peu plus l’analyse en montrant en quoi ce procès, comme tous les autres qui l’ont précédé à Bure, et ceux qui viendront peut-être ensuite, s’inscrit, par un jeu d’échos et de correspondances, dans les 10 ans qui ont passé depuis « l’affaire Tarnac ».

Car de Tarnac à Bure, en passant par Valognes, Gorleben, Avricourt, Montabot et Notre-Dame-des-Landes, on peut deviner, par fragments et apparitions successives, une histoire souterraine du renouvellement d’un mouvement antinucléaire « mais pas que » (https://zad.nadir.org/spip.php?article2563) toujours plus consistant, et de pratiques d’autonomie politique et matérielle chaque année plus répandues. Donner à voir en quoi des événements en apparence distants géographiquement et indépendants sont reliés nous permet d’affiner notre conscience historique, comprendre (et décider ?) de quoi nous héritons : pour mieux imaginer vers quoi nous allons. La lecture qui suit est partielle, partiale, située, et s’attache principalement à la lutte antinucléaire.

Une des choses qui est en jeu depuis toutes ces années pour l’État, c’est de neutraliser la possibilité de résurgence d’un mouvement antinucléaire large alliant la critique théorique à la critique en actes, pour continuer le travail de déglinguer une industrie qui ne semble jamais cesser de se décomposer pour mieux se recomposer – à l’image du récent ravalement de façade sémantique et boursier d’Areva, maintenant nommé Orano (http://www.liberation.fr/france/2018/01/23/areva-devient-orano-pour-garder-les-pieds-dans-l-atome_1624603)1.
Une tendance de ce mouvement a décidé de sérieusement s’installer à Bure aujourd’hui et, à la faveur du souffle et de l’onde de choc suivant l’abandon de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, elle pourrait bien rayonner encore plus intensément dans les années à venir. Il ne tient qu’à nous de lui en donner la possibilité en désamorçant systématiquement toutes les tentatives pour l’épuiser, le capturer et le détruire.

Correspondances et déraillements

Bure, le 14 août 2016 :
Des centaines de personnes abattent pan par pan un immense mur de béton dans une sorte de frénésie et de délire collectif (https://paris-luttes.info/et-nous-avons-danse-sur-les-ruines-6573 ). C’est l’apothéose d’un « été d’urgence » complètement dingue où pendant quelques semaines serrées des centaines de personnes vont s’opposer, de toutes leurs forces, par tous les moyens, à l’avancée des premiers travaux de la méga-poubelle nucléaire dans le bois Lejuc. Et finir, ce jour-là, par éclater à 500 un gigantesque mur en béton « anti-occupation » d’1,2 km qui ceignait et saignait le pourtour du bois. La forêt est réoccupée dans la foulée. Elle l’est toujours en février 2018. Une partie des travaux en surface de CIGEO sont bloqués. Des dizaines de personnes s’installent sur place dans différents lieux. Bure commence à irradier, mais pas comme les nucléocrates l’avaient imaginé. C’est la première fois en 20 ans que l’implantation de la poubelle nucléaire est stoppée net. Première fois en presque 40 ans qu’une occupation de site durable refleurit sur un site nucléaire en France. Première fois depuis belle lurette qu’une action de sabotage massive et déterminée rassemble autant de monde contre un tel projet. Le genre de truc qui te rentre direct dans les tripes quand tu le vis et te fais dire « OK, maintenant ma vie c’est à Bure qu’elle va se passer ». L’Andra et l’État sont sonnés, un tel scénario d’opposition n’était pas prévu dans leurs analyses. Et vont mettre presque une année avant de hisser leur dispositif de répression et de judiciarisation.

Tarnac (et autres endroits en France), 11 novembre 2008 :
Une opération massive de la police anti-terroriste capture 9 personnes qui seront gardées à vues pendant des jours, mises en taule pour certain-e-s, inculpées notamment « d’associations de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste ». Les faits reprochés : 4 jours plus tôt, dans la nuit du 6 au 7 décembre, plusieurs TGV sont ralentis en France suite à la pose de crochets en ferraille sur des caténers de différentes voies. Ce sabotage anonyme va être le départ de 10 ans de dingueries judiciaro-médiatiques. Outre L’insurrection qui vient (présenté comme un manuel d’apprenti « terroriste »), le livre Autonome in bewegung est saisie dans la bibliothèque de la ferme du Goutailloux. Dans une époque amnésique, ce manuel est dangereusement subversif : il présente l’histoire du mouvement autonome allemand depuis les années 70. Les flics s’intéresseront particulièrement à quelques chapitres instructifs sur l’histoire du mouvement antinucléaire outre-Rhin, où la pratique du sabotage de voies ferrées par pose de crochets est très répandue. Et commenceront eux-mêmes à les traduire, avant qu’il ne soient finalement diffusé en français en 2011 (https://nocigeo.noblogs.org/files/2013/12/Lutte_contre_letat_nucleaire.pdf).

Allemagne, 9 novembre 2008 :
Une lettre de revendication des sabotages des voies ferrées (sur plus de 8 lignes en France et en Allemagne) est envoyée à des journaux allemands (http://tarnac.blog.lemonde.fr/2014/07/05/episode-21-en-souvenir-de-sebastian/). Quelques mois avant la farce du Sommet Climat de Copenhague, elle dénonce l’hypocrisie des États mondiaux qui font mine de s’intéresser au changement climatique pour mieux « continuer à exploiter des centrales nucléaires », l’absurdité du projet d’enfouissement de déchets nucléaires à Gorleben (Basse-Saxe), alors que l’autre site existant à Asse « menace de contaminer la nappe phréatique ». « C’est parce que nous en avons assez que dans la rosée du matin nous avons reporté notre colère sur les tronçons du transport de déchets nucléaires ». Le même week-end, en Allemagne, des dizaines d’actions ont lieu pour bloquer des trains de déchets nucléaires. La portée politique du geste de sabotage des voies ferrées sera occultée sous le déluge de bavardages et de délires politico-médiatiques autour de « l’affaire Tarnac », la revendication antinucléaire proprement éludée. Aujourd’hui encore, quasiment personne ne s’en souvient. Mais l’histoire souterraine perce ses chemins sous les affleurements visibles. À la fin de la lettre, ces quelques mots : « En souvenir de Sébastian. »

Avricourt, Lorraine, 7 novembre 2004 :
Sébastien Briat, 22 ans, jeune militant antinucléaire, est écrasé par un train de déchets nucléaires « CASTOR » qu’il essayait, avec d’autres ami-e-s, de bloquer. La mort de « Bichon » secoue tout ses ami-e-s (https://rebellyon.info/Sebastien-Briat-assassine-par-la-societe) et laisse une empreinte profonde, dans ce qui reste du mouvement antinucléaire de l’époque, et particulièrement à Bure, où le jeune homme s’impliquait également. Le meurtre de Sébastien, fauché par un train, est de ceux qui seront naturalisés comme un « accident », alors que, au même titre que Vital Michalon à Creys-Malville en 1977, ou Rémi Fraisse à Sivens en 2014, il a payé de sa vie l’entêtement d’un système détestable à broyer celles et ceux qui tentent de s’y opposer en agissant par eux-mêmes sans plus attendre. Le train que Sébastien avait tenté de bloquer partait de la gare de Valognes, à côté d’une des usine les plus polluantes au monde, à La Hague, en Normandie, qui, derrière le nom so green de « retraitement », rejette toute sa bave atomique dans la mer, et chie depuis 50 ans des quantités de plutonium suffisantes pour faire crever le monde entier et des tonnes de déchets radioactifs ingérables. Sa destination finale ? Gorleben, en Allemagne.

Bure, Meuse, 2004 :
Dans ce petit village de 80 âmes à 3 km du laboratoire de l’Andra, un étrange couple d’allemands - des touristes en quête d’une villégiature meusienne, disent-ils - rachète une ruine agricole pour la transformer en base d’accueil pour habiter la lutte contre la poubelle nucléaire dans la durée. Imaginent-ils que, 14 ans plus tard, la « Maison de résistance à la poubelle nucléaire » sera saturée au maximum de ses capacités d’accueil ? Qu’elle aura débordé sur une forêt bloquant les travaux du monstre CIGEO depuis 1 ans et demi, une ancienne gare sur le tronçon de la voie ferrée que lorgne les nucléocrates, plusieurs maisons rachetées, louées, ou encore des apparts’ et que plusieurs dizaines de personnes ont décidé d’habiter pour lutter contre le désert atomique ? Peut-être que oui : car ces deux allemands venaient, tiens donc, de Gorleben.

Gorleben, Basse-Saxe, Allemagne, depuis les années 70’s :
Situé non loin de l’ancienne frontière entre la RFA et la RDA, Gorleben est un lieu encore trop méconnu en France. Pourtant un projet de centre d’enfouissement de déchets nucléaires ultimes comparable à celui de Bure cherche à s’implanter depuis 40 ans dans le sous-sol salin de ce village de 900 habitants au coeur d’une région pauvre et désertifiée. Et rencontre une opposition massive, multiple et déterminée depuis lors. Là-bas, dire « NON » à la poubelle nucléaire est devenu un sport régional, un rendez-vous presque incontournable.
Lorsque les trains, joliment nommés « CASTOR » (pour ne pas dire « Tchernobyl roulant »), convoyant les déchets ultimes depuis La Hague, où l’Allemagne les envoient se faire « retraiter », arrivent sur place ils sont souvent accueillis par des manifs de 50 000 personnes, des milliers envahissant les voies, des centaines de tracteurs, des moutons, des grands-mère tricotant sur les voies pendant que d’autres personnes les déballastent et/ou caillassent la police pour la tenir à distance, etc. Malgré les milliers de policiers pour sécuriser le transport de déchets, les atomiques locomotives ont plus d’une fois pris des dizaines de d’heures de retard au cours des dernières décennies. Dans les années 70’s, à la suite des premières manifestations, des occupations de site commencent, la « Libre République du Wendland » est temporairement déclarée. Depuis lors, des centaines de personnes se sont installées dans la région tout autour et y vivent encore aujourd’hui. Le couple qui a acheté la Maison de Bure avait cette vision en tête à l’époque. Grâce à cette résistance massive, la poubelle nucléaire ne s’est toujours pas creusée. Les fûts de déchets moisissent dans un site temporaire de stockage en surface, en sursis.

Valognes, novembre 2011
Dans un texte intitulé « Nous aussi, nous irons à Valognes » (https://reporterre.net/De-la-nervosite-pathologique-de-l), le comité anti-Castor de Tarnac déclarait : « l’affaire Tarnac fut d’abord une tentative forcenée, et à ce jour réussie, pour contenir aux frontières l’extension du mouvement antinucléaire allemand ». Deux semaines plus tard, le 23 novembre, à Valognes, des centaines de personnes tentent de bloquer le départ d’un train CASTOR de déchets radioactifs pour Gorleben. Un an plus tôt, quelques dizaines de personnes du GANVA (Groupe d’Actions Non Violentes Antinucléaires) tentaient de bloquer un convoi similaire et se font trancher les tendons par les meuleuses des flics (http://www.sortirdunucleaire.org/GANVA-quand-la-police-coupe-des ). À Valognes, c’est probablement l’une des premières fois qu’une telle action dépasse le cadre de petits groupes ou de sabotages anonymes : 800 personnes vont converger près de la voie ferrée.
Contrainte par l’action de masse, Areva sera forcée d’avancer le départ de son Tchernobyl roulant, et au petit matin des centaines de personnes parviendront sur les voies, bravant les gazs lacrymos et les affrontements avec la police, pour les dé-ballaster, tordre les rails et s’opposer physiquement. Au-delà des impacts concrets, le pari de Valognes a permis, en s’inspirant là encore de la diversité des pratiques prévalant dans le mouvement antinucléaire allemand, de ponctuellement dépasser les querelles de chapelles ( https://valognesstopcastor.noblogs.org/882) et rassembler dans un même collectif d’organisation horizontale des gens de tendances différentes (sans refouler pour autant les contradictions) pour agir directement contre l’industrie nucléaire. Nul doute que cette tentative fructueuse est à marquer d’une pierre blanche. « Ce que nous a appris l’action de Valognes c’est que lorsque de la détermination se double d’une organisation collective horizontale (autrefois nommée démocratie directe), ce que nous récoltons n’est pas seulement de la confiance et de la force, c’est aussi le sentiment profond de reprendre nos affaires en main. »
Un an plus tard, à Notre-Dame-des-Landes, en novembre 2012, 40 000 personnes réoccupent la ZAD, construisent des dizaines de cabanes et résistent aux forces de l’ordre. En l’espace de quelques années, souterrainement, un verrou a sauté dans les imaginaires et les pratiques d’action directe : ce qui était un temps circonscrit à quelques groupes affinitaires sur des rails, ou une action de commando nocturne, a finalement pu se diffuser beaucoup plus largement.Avec les suites que l’on sait aujourd’hui à Notre-Dame, mais aussi à Bure, Roybon, l’Amassada, et partout ailleurs où s’ancre le pari de vivre, lutter et habiter des combats.

Bure, automne 2017 - hiver 2018, et après ?
Ce qui se passe à Bure aujourd’hui et, comme un cas particulier, à Bar-le-Duc le 13 février, s’inscrit dans la suite directe d’un des fils de cette histoire souterraine : le renouveau d’un mouvement déterminé et protéiforme contre le monde de l’atomisation. Mais aussi dans l’évolution des méthodes policières, juridiques et médiatiques pour le neutraliser.
Le procès du 13 février 2018 est un nouveau point culminant, et pas le moindre, dans toute une stratégie d’asphyxie, d’un festival de convocations, d’un maillage serré de flics, d’arrestations ciblées, de harcèlements de la forêt occupée, qui s’est mis en place depuis le printemps 2017 en Meuse. La manif’ du 15 août 2017, avec sa vingtaine de fourgons de GM en position d’affrontement à la sortie des villages, son canon à eau lacrymale, ses tirs en cloche de grenades, les dizaines de blessés dont plusieurs graves, en est un des moments les plus douloureux.
Mais la clé de voûte au-dessus de toute cette litanie, qui cherche à lier tous les événements entre eux pour mieux faire payer l’addition et les empêcher de creuser plus encore leur sillon, c’est, à ce jour, l’instruction pour « association de malfaiteurs », qui a motivé une vague de perquisitions dans cinq lieux le 20 septembre 2017. Nous y reviendrons.

De l’antiterrorisme (grossier) comme mode de gouvernement à la subtile neutralisation préventive

Quand une action comme celle du sabotage du mur est manifestement partagée trop largement, par des personnes trop différentes, que la rhétorique des bons et mauvais manifestants ne semble plus fonctionner, quand ces mêmes manifestants se permettent de revenir le lendemain pour finir le travail et danser nu-e-s sur les pans de murs transformé en transat (https://vmc.camp/a-bure-les-bains-on-bois-lejuc-sans-moderation/) c’est qu’il y a un danger de contagion joyeuse trop rapide.

La première des manœuvres de ce procès vise donc non pas à réduire ce geste à quelques radicaux ultra-violents, mais à l’imputer à 2 retraités, à des personnes qu’on ne manquera pas de présenter comme M. tout le monde, mais à qui on n’épargnera pas le sermon sur le danger de se compromettre dans des actions avec des activistes violents et irresponsables, etc. Comme lors des derniers procès visant Jean-Pierre Simon, ou d’autres agriculteurs et riverain-e-s de longue date, c’est la contagion de ce mouvement de résistance, et particulièrement auprès des habitant-e-s locaux, qu’il s’agit d’éviter. En leur faisant peur des conséquences. Et en leur faisant payer, le cas échéant : l’Andra a ainsi jugé bon d’imputer aux 2 Christian une amende au prorata de leur participation à la chute du mur, soit 1,2 millions d’euros de dégâts, divisé par 200 tombeur-euses de mur = 6000 euros par tête. Si les milliers de nucléocrates pouvaient diviser leur tonnage de déchets de la même manière, et se les enfouir par la glotte, voilà qui règlerait bien des problèmes.

À Bure le visage de l’ennemi est pour l’instant plus difficile à circonscrire et dessiner pour l’État nucléaire. Surtout, il sait que le hochet de « terroristes » n’amuse plus personne et qu’il s’y est usé avec Tarnac, où, en fait de diabolisation des grands méchants de « l’ultra-gauche », c’est l’inverse qui s’est produit. Cela n’empêche pas de temps à autres d’en utiliser les vieilles ficelles, comme récemment avec la propagande hallucinante présentant la ZAD comme le camp retranché d’une guerilla à assaillir, au prix de, peut-être, « quelques morts » - « ce n’est pas la bataille de Verdun », comme le disait un haut-gradé de la gendarmerie (https://www.lemonde.fr/planete/article/2018/01/12/notre-dame-des-landes-la-gendarmerie-se-prepare-a-une-operation-d-ampleur_5240937_3244.html). Mais dans la Meuse, l’État a appris de ses erreurs passées et joue pour l’instant une partition plus subtile visant à l’usure.

Le 13 février s’inscrit donc dans la vague de répression, militarisation et judiciarisation protéiforme qui touche celles et ceux qui vivent et luttent à Bure, et qui s’est accélérée depuis un an. Un texte d’état des lieux, régulièrement actualisé, revient en détail sur les différents procès et affaires (https://vmc.camp/a-bure-les-bains-on-bois-lejuc-sans-moderation/ ) . Au hasard : 2 mois de sursis pour Jean-Pierre-Simon (https://vmc.camp/wp-content/uploads/2017/04/entretien_JP_v2.pdf), agriculteur poursuivi pour « complicité d’installation à l’occupation » suite au prêt d’un tracteur et d’une bétaillère à l’été 2016. Une première en France, un précédent jurisprudentiel délirant pour toutes les futures solidarités paysan-ne-s/squatteur-euses. En octobre 2017, 4 mois avec sursis et 400 euros de dommages et intérêts pour « outrage », la machine des flics pour faire du fric. En septembre 2016, 6 mois avec sursis et 2 ans d’interdiction de territoire pour rébellion lors de la première expulsion du bois Lejuc le 7 juillet 2016 – interdiction publiquement dénoncée et transgressée depuis mars 2017 (https://vmc.camp/2017/03/27/a-bure-nous-ne-nous-laisserons-pas-interdire-de-territoire/)...

Enfin, une instruction est en cours pour délit « d’association de malfaiteur », et a donné lieu à une série de 5 perquisitions le 20 septembre 2017 – à quoi a répondu une vague inédite de rassemblements de soutien et de création de comités de lutte. L’instruction continue. Il faudra revenir, dans d’autres articles, plus en profondeur, sur la généalogie de l’infraction « d’association de malfaiteurs », de sa création en lien avec les lois scélérates anti-anarchistes du XIXème siècle, à son utilisation aujourd’hui comme pierre angulaire de l’antiterrorisme...

En France, à ma connaissance, pour l’instant, l’utilisation de cette catégorie judiciaire dans le champ des « luttes » politiques n’a que peu précédents : à Notre-Dame-des-Landes, dans la répression qui a suivi la manif du 22 février 2014 (http://zad.nadir.org/spip.php?article2505), à Rennes, en mai 2016, pour un sabotage de portiques de métro à la mousse expansive (https://lundi.am/Des-militants-vises-par-une-enquete-pour-association-de-malfaiteurs & https://lundi.am/Delit-d-embuscade ). Et, donc, Tarnac, ou le qualificatif de « terrorisme » a finalement été retiré en 2015, malgré toutes les contorsions délirantes du parquet pour la tenir coûte que coûte (http://www.liberation.fr/france/2017/01/10/tarnac-la-fin-du-fantasme-terroriste_1540528). Et ne reste plus maintenant que le délit « d’association de malfaiteurs » et de « dégradation », pour 2 d’entre les inculpé-e-s. La terreur, finalement pas. Mais le fait de s’organiser, ça l’Etat veut le faire payer. Il y a peut-être encore beaucoup d’autres exemples, que j’ignore : ce texte est aussi un appel pour mutualiser les connaissances sur ce sujet pour nous renforcer.

A Bure, mis à part la perquisition – qui a créé beaucoup de solidarité – l’Etat choisit une voie pernicieuse et de longue haleine. L’instruction pour association de malfaiteurs va permettre de rouvrir de nombreux dossiers liés à des faits plus anciens, de permettre des enquêtes et des convocations approfondies - « à témoin », bien sûr, mais donnant lieu à des interrogatoires pervers et retors (https://manif-est.info/De-l-interrogatoire-vers-le-des-aveu-372.html?lang=fr), bref faire tourner à bloc la machine à renseignements pour ficher, clarifier les réseaux, etc.

Au cœur de ce dispositif on peut voir deux mouvements : le premier est classique, c’est toujours une réduction et une catégorisation. Certes il ne s’agit pas de « terroristes » au fond de la Meuse : mais il y aurait bien une « organisation », une association, des gens qui se regroupent – et en fonction de leurs idées, peut-être ? Et « en vue de » commettre des choses illégales, dira-t-on ? Et ça c’est impardonnable. Peut-être même qu’il y a des « chefs », des têtes de réseaux, à voir, pour ça on va faire des écoutes, des filatures, convoquer à tour de bras, savoir qui fait quoi, dessiner des schémas dans des bureaux, des graphes de coups de fils et de connaissance. On va lentement construire une image par laquelle la lutte contre la poubelle nucléaire à Bure, qui dépasse largement les frontières de la Meuse, serait la propriété d’une « organisation » bien structurée. Plus besoin qu’elle soit « terroriste » ou « pré-terroriste », maintenant les gentes n’y croient plus et ça rameute du soutien. Plus besoin que les faits soit jugés, plus besoin de flagrants délits : il faut simplement profiler la menace de personnes qui se réunissent et s’organisent, plus ou moins selon des idées, plus ou moins de manière planifiée. Toute personne luttant contre la poubelle nucléaire de Bure, partout où elle est, dans un comité de lutte, sur place, par elle-même sans attendre quiconque, en venant à une manif ponctuellement, en vivant sur place, viendra alors se ranger sous la bannière de cette « organisation » fantasmée et construite par la police-justice.

Deuxième mouvement, classique également, qui en découle : une fabrique de l’isolement et de la peur plus raffinée encore. Pas besoin d’en dire beaucoup plus : on voit bien ce qu’il peut y avoir d’effrayant, pour quiconque, à voir pendre sous son nez un délit passible de 10 ans de prison et 150 000 euros d’amende, simplement pour s’être rendu à une manifestation. Les futures manifs à Bure porteront l’ombre de cette instruction qui plane et de cette « association de malfaiteurs » à dessiner, pour mieux dévitaliser un mouvement de lutte incontrôlable et protéiforme, neutraliser toutes ses possibilités.

On le voit, la stratégie grossière de « l’antiterrorisme » dans le cas des procès intenté en 2008 – à Tarnac mais aussi sur d’autres affaires ciblant la figure de la « mouvance anarcho-autonome » (voir les excellentes brochures Mauvaises Intentions : https://infokiosques.net/spip.php?article592) - a évolué. En 2018, l’état d’urgence est dans le droit commun. Les mesures « préventives » : d’interdiction de territoire, de manifester se multiplient. Minority Report, son profilage social généralisé, ses dispositifs de prédiction du crime et sa neutralisation préventive, n’est plus une simple dystopie mais notre horizon (voir https://lundi.am/Delit-d-embuscade). Il n’y a plus besoin de pointer grossièrement du doigt des radicaux au fond d’un bois quand c’est toute la société qui est en train d’intérioriser les affects de peur, de suspicion, d’angoisse, d’autocontrôle et de délation. Oui quand la figure du « terroriste djihadiste » et de manière générale le « musulman (plus ou moins radical) » sert de bouc-émissaire social beaucoup plus cohésif que « l’ultra-gauche » (encore qu’il y aurait beaucoup à dire là encore sur la figure du « radicalisé », qui englobe tout de manière très efficace).

Ce qui nous arrive à Bure hérite donc de l’histoire de ces 10 dernières années : bien sûr celle d’un mouvement antinucléaire (et énormément d’autres luttes sœurs et de formes d’action directe) qui cherche à ressurgir. Et de celle de l’antiterrorisme comme mode de gouvernement, du raffinement sans cesse plus précis de l’arsenal législatif, policier et administratif pour asphyxier toute tentative de lutter contre le système, et plus généralement traquer tout comportement déviant ; et maintenant des tentatives de même criminaliser jusqu’au fait de se rencontrer, se réunir en fonction d’idées belles, d’idées magnifiques, d’idées immortelles de liberté, de justice, de dignité et de luttes. Bure est bien sûr loin d’être le seul territoire de lutte ciblé par de tels dispositifs : récemment la vague de répression des manifs du G20 à Hambourg, la fermeture de Linksunten Indymedia en témoigne (comme les menaces adressés à d’autres indymedia en France récemment, après avoir hébergé des communiqués de revendication d’incendies de gendarmeries)... Et tant d’autres exemples qui témoignent de l’évolution de la gestion sécuritaire globale de nos existences.

C’est pour toutes ces raisons que nous étions présent-e-s en nombre le 13 février à Bar-le-Duc, comme à tous les futurs procès qui tomberont sur les gentes qui vivent et luttent à Bure, ou avec Bure. Et idem pour Tarnac. Et pour toutes les autres tentatives de neutralisation plus ou moins vicieuses qui tenteront d’asphyxier toutes les luttes (et les contrées qui s’y dessinent) dans les années à venir.
Il nous faut montrer en quoi ces procès – les catégories politico-judiciaires qui les sous-tendent, les enquêtes, le renseignement, le fichage qui les alimentent - sont autant de manœuvres politiques pour nous atomiser, et apeurer tout le monde pour maintenir le verrou social. Et en quoi « l’association de malfaiteurs la plus grande c’est celle qui érige la corruption en ministères, qui transforme les paysages en argent sale et qui mène d’innombrables guerres aux populations pauvres pour des ressources fossiles. » (https://manif-est.info/De-l-interrogatoire-vers-le-des-aveu-372.html?lang=fr).

Dire non, faire corps.

Rendez-vous à Bure le week-end du 3 & 4 mars pour un week-end intercomités, de renforcement de l’occupation et du montage de la cabane du comité Dijon - Bure ! Mettons en échec partout où nous sommes toutes leurs menaces d’expulsion au printemps !

Un hibou de Bure et d’ailleurs