Comme lors du 5 janvier, la marée jaune était conviée ce samedi 23 février à se rendre à Epinal. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les gilets jaunes ont répondu à l’appel, en nombre même sans doute plus important que lors de la première grande manifestation spinalienne (la police donne des chiffres équivalents, et même Vosges matin a titré « A Epinal, la marée jaune ne faiblit pas »).
Le rassemblement, une nouvelle fois, était donné au Champs-de-Mars. Pour éviter toute éventuelle fouille, nous avons décidé de ne pas nous y rendre et d’attendre le passage du cortège, que nous avons rejoint dans le quartier de la gare, près du Quai des bons enfants. Nous sommes étonnés par le nombre, et aussi relativement surpris de voir d’ores et déjà des personnes cagoulées, avec ou sans gilets jaunes. Les drapeaux français sont évidemment encore trop nombreux à notre goût, et les Marseillaises également... Mais il y a aussi des punks dans le cortège, des syndicalistes, et beaucoup de copains militants du coin que l’on ne s’attendait pas forcément à croiser là, ce qui fait plaisir à voir. Parmi les personnes cagoulées, on remarque aussi quelques symboles de l’antifascisme, ce qui nous donne encore du baume au cœur et nous fait digérer les quelques inscriptions homophobes lues çà et là sur des gilets jaunes, et qui nous ont donné quelque peu la nausée.
Les flics sont étonnamment peu présents en début de parcours et, contrairement au 5 janvier, laissent le cortège vadrouiller à sa guise dans le centre-ville. Une première tension éclate quand, une fois la manifestation arrivée sur la place de la gare, un cordon de policiers est encerclé par des manifestants qui les huent. Là, à notre grand étonnement, les streets médics viennent s’interposer et former un « cordon de sécurité » pour protéger les forces de l’ordre... Pendant toute la manifestation, les médics joueront ce drôle de jeu, à la fois porteurs de secours et service d’ordre, du moins avant que l’ordre ne soit définitivement piétiné par la rage des manifestants. Quoi qu’il en soit, à ce moment-là, les gens décident de continuer le parcours, non sans se mettre à scander haut et fort que « tout le monde déteste la police ».
Un peu plus tard, alors que l’on arrive place Jeanne d’Arc, c’est cette fois un groupe de la BAC qui pense visiblement pouvoir venir s’intégrer au cortège sans être inquiété. Ils se berçaient d’illusion. Les manifestants se mettent immédiatement à les huer, et les tonitruants « cassez-vous », scandés en cœur, suffisent à les faire reculer et ne pas bouger de la place pendant que nous poursuivons notre route.
Cette fois, la police n’empêche pas les gilets jaunes de se rendre place des Vosges. Le cortège n’y reste pas cependant, et décide de retourner de l’autre côté de la Moselle, vers les rues commerçantes et banquières. C’est là véritablement que la manifestation cesse d’être un simple défilé. On ne sait trop comment, mais un mec de la BAC, l’un de ceux d’ailleurs qui s’est fait virer place Jeanne d’Arc, se retrouve isolé et encerclé place Pinot par la manifestation. Hué, il refuse pourtant cette fois de se barrer et les médics (drôle de scène encore une fois...) doivent faire un cordon de sécurité autour de lui. Les insultes fusent, les slogans aussi, et bientôt les premières pierres. Le baqueux est obligé de s’enfuir par le quai Henri Lapicque, et la foule se jette à sa poursuite. Il utilise sa gazeuse pour ralentir les plus virulents, mais cela ne décourage personne. C’est alors que ses copains CRS, qui visiblement l’attendaient dans la rue Léopold Bourg, décident de lancer les premières grenades.
L’affrontement commence donc en pleine rue commerçante, et l’atmosphère change subitement du tout au tout. Contrairement à ce que tentent de faire croire les politiciens et les médias à leurs bottes, il n’y a pas d’un côté les casseurs et de l’autre les gilets jaunes. Il y a une foule de gens qui ont la rage, tout simplement, et qui se mélangent les uns aux autres, certains cagoulés, d’autres non, dans une révolte de classe qui ne porte aucun drapeau. Nous avons vu des personnes âgées se précipiter vers le cordon de CRS aux côtés des cagoulés, et de nombreux autres encore se mettre à applaudir ceux qui lançaient les premières pierres. Nous avons vu un gilet jaune d’une soixantaine d’années donner une tape dans le dos d’un mec en noir qui voulait desceller un panneau, et venir pousser avec lui. Nous n’avons pas vu en revanche cette fameuse scission entre les pacifistes et les méchants casseurs qui viennent « pourrir les manifs ». Non, nous avons au contraire perçu une manifestation soudée et unanime, solidaire de toutes les formes de militantisme et de rage contre le pouvoir.
Les bombes lacrymogènes se mettent donc à inonder le centre-ville, et les détonations des grenades de désencerclement à rythmer le paysage sonore. Un hélicoptère nous survole et nous bombarde de photos. Certains disent même l’avoir vu lancer des lacrymos... En tout cas, il ne nous lâchera plus jusqu’à la fin de la journée. Les blessés sont nombreux, depuis le copain touché au mollet par un tir de flashball, jusqu’à des malaises liés aux gaz. Un mec s’est visiblement pris un LBD dans la gorge. Après des affrontements devant la mairie et une bonne paire de grenades balancées dans la Moselle, la manif reprend brièvement puis stagne un temps sur le Quai des bons enfants et les rives de la Moselle. Un peu en retrait, nous voyons devant le musée départemental des manifestants déceler des pavés et en faire un tas. C’est alors que surgit au coin d’une rue un groupe de la BAC, poursuivit par des manifestants qui leur jettent des pierres et des canettes, dont l’une manque de peu l’un d’eux. Complètement paniqués, les flics tentent de rentrer dans un bistrot... qui avait visiblement porte close. Ils prennent la fuite dans une petite rue, conspués de toute part, pendant que les projectiles continuent de voler au-dessus d’eux.
Peu de temps après, des bombes lacrymos inondent la place du musée de gaz, obligeant les manifestants à refluer vers la Préfecture... où aucun flic n’est présent dans les parages. Manœuvre ? Désertion volontaire ? Ou véritable oubli ? On trouve ça bizarre en tout cas, mais certains n’hésitent pas et pendant près de dix minutes, s’attaquent au bâtiment à coup de jets de pierre et de bouteille. Symbole encore de la solidarité des manifestants, la foule applaudit et ponctue de « Olé ! » chaque nouvelle vitre qui éclate. Le maire d’Epinal parlera dans une interview, à propos de ces gens qui applaudissent, d’un « ramassis conséquent d’abrutis ». Il n’a visiblement pas compris que ce sont seulement des gens qui ne croient plus aux institutions, celles dont justement dépend son poste d’élu. Les grilles qui protègent les portes d’entrée sont défoncées et tordues. Une dame en gilet jaune s’inquiète à côté de nous : « j’espère qu’ils sont bien masqués, il y a des caméras ! ». Et quand bien même il n’y en aurait pas, on voit deux volets du premier étage se lever, puis se rabaisser presque aussitôt. Probable que la personne derrière, en bon citoyen, ait pris des photos et les transmettra aux autorités compétentes.
Soudain, la place de la préfecture est la cible d’une salve intense de bombes lacrymogènes, tirée par-dessus les bâtiments, qui oblige la foule à fuir dans le parc du Cours. Sur l’avenue du Champs-de-Mars, les manifestants dressent une barricade avec le matériel d’un chantier de construction, puis y mettent le feu au moment où les cordons de flics s’avancent en masse dans la rue et le parc. Une partie de la manifestation prend alors la passerelle qui traverse la Moselle, puis dresse une autre barricade rue d’Alsace. Les flics sont à la traîne, mais ont l’air très énervés. On voit au loin des baqueux se mettre à sprinter en nombre sur la passerelle. Une fois retournés dans le centre-ville, la situation s’est calmée. De nombreux gilets jaunes errent encore dans les rues, mais aussi la BAC. L’hélico, lui, continue inlassablement de survoler la zone, prenant visiblement toujours des photos. C’est le moment que nous choisissons pour nous disperser.
Difficile de dire ce qui adviendra de ce mouvement, mais il aura en tout cas eu le mérite de rapprocher les gens, et de laisser éclater leur rage au grand jour, même dans des villes habituellement calmes comme Epinal.
Des militants vosgiens
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