Le Monopole de la vertu : quand la morale voudrait remplacer la politique



En France, la critique de la cancel culture et des politiques de l’identité ressemble à un bulldozer : sans nuance et unilatérale, elle résonne presque d’une voix unique de la gauche sociale-démocrate, de la droite et de l’extrême droite, rejette en bloc un supposé « wokisme » issu des campus états-uniens et fond sur tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à l’antiracisme politique, la défense des droits des LGBTQ+ ou la gauche radicale, de LFI aux antifas.

On aurait pourtant tort d’en rester là et de se résoudre à « choisir son camp », donc à défendre sans recul le « wokisme » qui, rappelons-le, ne veut rien dire, face à des opposant·es dont les politiques libérales, antisociales et discriminatoires ne sont plus à démontrer.

À côté du bulldozer lancé par nos adversaires de droite, il existe en effet une critique de gauche des politiques de l’identité qui mérite d’être connue et débattue, si possible sereinement, au sein de notre camp social et politique. Rédigé par une universitaire asiatique-américaine, Catherine Liu, professeure de cinéma à l’Université de Californie, le livre Le Monopole de la vertu – Contre la classe managériale apporte un de ces regards critiques. L’autrice y conduit une critique sans concession de la « classe managériale », cette catégorie des CPIS (Cadres et Professions Intellectuelles Supérieures) à laquelle elle-même appartient et qui, d’après elle, constitue le véritable obstacle à tout changement politique réel.

Selon Liu : « Si la droite représente un obstacle constant à tout bouleversement politique et à toute redistribution sociale à grande échelle, dans les faits ce sont les CPIS libéraux [c’est-à-dire progressiste aux Etats-Unis] qui font barrage à la révolution dont nous aurions tant besoin pour instaurer un nouveau modèle de société, un autre monde où la dignité de l’ensemble de la population serait au centre des débats. » (p.25) Ce qui vient fonder cette critique, c’est notamment l’expérience des années de présidence Obama et plus généralement les victoires répétées de l’aile droite aux primaires du Parti démocrate, où les questions sociales ont été totalement évacuées au profit de l’affichage omniprésent d’une lutte contre les discriminations raciales et les violences sexistes et sexuelles (VSS). En pratique, la priorité nationale de la lutte contre les VSS a d’ailleurs été contingentée aux campus universitaires, accompagnée d’une panique morale bien orchestrée : « Les violences sexuelles sur les campus universitaires accaparèrent les CPIS sur un nouveau front de la guerre culturelle, bien loin des inégalités, de l’oppression, du harcèlement sexuel et des discriminations au travail. » (p.99)

Après une introduction permettant de situer son propos, l’autrice conduit sa critique des CPIS en quatre chapitres : sur la « transgression des frontières », l’éducation des enfants, le rapport à la culture et celui à la sexualité. Elle montre qu’après avoir participé à la contestation du capitalisme dans les années 1960, la classe managériale a fini par le rallier totalement, tout en conservant des postures transgressives permettant de se distinguer et de mépriser les classes populaires – les renvoyant de ce fait dans les bras des conservateurs. L’adhésion des CPIS au capitalisme néolibéral, qui se traduit par un ensemble de stratégies individualistes garantissant la réussite sociale et permettant de rester dans un entre-soi confiné, s’accompagne de la disparition des questions politiques par leur déplacement sur le terrain de la morale : il faut par-dessus tout être vertueux, tolérant, opposé au racisme, à la violence et aux discriminations, comme le sont les membres des CPIS et comme manquent de l’être les personnes issues des milieux populaires. Il n’y a plus de questions structurelles, de capitalisme à mettre en cause, mais seulement des comportements individuels à éduquer… et tout ira mieux dans le meilleur des mondes (libéraux).

Il est donc intéressant de découvrir que les idées cataloguées de « wokistes » (par leurs adversaires) en France, portées par des militant·es féministes, antiracistes et de la gauche radicale et libertaire, sont non seulement bien présentes sur les campus américains (et pas seulement à Evergreen), mais surtout qu’elles sont promues par la bourgeoisie de gauche libérale bien plus que par la gauche radicale. Pour Liu, la classe managériale constitue le principal obstacle politique parce qu’avec son positionnement et ses priorités, ainsi que par sa position dominante dans le monde intellectuel et médiatique, elle détourne des enjeux sociaux fondamentaux : « Nous vivons dans un état d’urgence politique, environnementale et sociale : le combat crucial de notre époque, c’est la lutte des classes au profit d’une réelle redistribution des ressources » (p.27).

S’il peut être reproché à Liu un « réductionnisme de classe » (p.21), c’est qu’elle prend le contrepied de tendances lourdes dans la gauche étatsunienne et cela de façon plutôt tranchée. Militante active en faveur de Bernie Sanders, sa ligne classiste ne l’a cependant pas empêchée de coorganiser des manifestations contre l’extrême droite sous l’ère de Trump. Son livre est utile car il permet une mise en perspective des débats qui traversent nos milieux en montrant comment certaines revendications légitimes contre les discriminations peuvent être instrumentalisées par les plus ardents défenseurs du capitalisme. Il reste que transposer telle quelle sa critique des CPIS et des politiques de l’identité n’aurait pas grand sens. Si certaines idées issues de la classe managériale étatsunienne sont de facto reprises par des militant·es de la gauche radicale en France, on peut espérer que plutôt que d’accentuer replis identitaires et divergences insolubles, leur acclimatation à un contexte social et politique très différent débouche sur une confluence avec les enjeux de la lutte des classes et à un enrichissement politique des collectifs engagés dans la lutte anticapitaliste.

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Catherine Liu, Le Monopole de la vertu – Contre la classe managériale (traduit de l’anglais par Olivier Borre & Dario Rudy), Paris, Editions Allia, 2022 (original paru en 2021), 128 pages, 12€.

Léo P.