Immigration : le grand déni
F. Héran - mars 2023 - éd. du Seuil
François Héran , professeur au Collège de France sur la chaire "Migrations et Sociétés" n’est pas un "gauchiste"... Il le dit lui même "Je n’adhère pas à l’idéologie anarchiste ou libertarienne des No Border..." [1]. Mais ses travaux balayent les fantasmes du "tsunami migratoire" qui hantent les cerveaux des politiques en mal d’informations rigoureuses et fiables.
Le livre a été publié en mars 2023, donc avant les tractations horrifiques de la loi dite "asile immigration".
Nous y trouvons donc des morceaux d’anthologie comme celui ci :
« Nous pensons que l’immigration fait partie de la France et des Français, depuis toujours. L’immigration est un fait, qui fait aussi la France - qui a fait son passé et qui fera sans doute son avenir. Il ne sert à rien d’être contre. Que veut dire être contre le mouvement des hommes sur la terre »...
L’auteur de ces remarques ? Darmanin !... à l’Assemblée Nationale, le 6 décembre 2022... sans doute un effet d’un en même temps macroniste !
Mais nous découvrons également que les réformes successives n’ont que peu de lien avec le flux migratoire. par exemple les rodomontades autour de la création par Sarkozy du Ministère de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité Nationale ont juste retardé les traitements administratifs en les reportant sur le quinquennat suivant ! [2]
Le monde bouge, les mouvements de populations continuent alimentés par les conflits, les situations de pauvreté, les phénomènes climatiques. F. Héran mentionne que, si les migrations progressent fortement dans le monde ses effectifs sont faibles rapportés à la population mondiale. Sil a France a vu sa population immigrée croitre à un rythme constant, cette croissance est inférieure à celle ci dans la plupart des pays européens.
Rapporté à sa population, le nombre de demandes d’asile en France est très inférieur à celui des pays voisins, dont l’Allemagne, que ce soit pour les Syriens, Irakiens et même Afghans alors que de nombreux Afghans étaient employés par les troupes françaises.
Même si la France a fait un effort vis à vis des Ukrainiens... elle n’a pas été la destination de nombreux exilés qui ont préféré les communautés déjà installées dans d’autres pays (Italie, Tchéquie, Allemagne, Espagne...)
Les propos de l’extrême droite évoquant un "tsunami migratoire" n’ont aucun sens. Par ailleurs la France est loin d’être le pays le plus attractif contrairement à certaines idées véhiculées. [3]
Si la France est moins attractive [4] que bien d’autres nations européennes F. Héran estime qu’il faudrait d’ailleurs s’en inquiéter et aborder la question !
F. Héran renvoie la responsabilité de l’essor d’un marché du passage à l’Etat, comme une conséquence de la traque des migrants. Les "passeurs" prospèrent d’autant plus que les moyens d’accueil sont réduits "on accule les exilés et les migrants à chercher des voies de passage alternatives".
« ... il faudra changer de combat. Cessons de scruter avec anxiété, des berceaux à la tombe, l’évolution respective de la "population majoritaire" et des minorités visibles en cherchant à repousser le moment fatidique ou "la France ne sera plus la France" . Travaillons plutôt à accélérer l’intégration des groupes "minorisés" dans une majorité élargie. Prenons au sérieux la lutte contre les discriminations de toutes sortes, directes et indirectes, individuelles ou systémiques. »
Remarques :
Je rappelle que cet ouvrage a été publié avant le vote de la loi immigration. F. Héran cite à plusieurs reprises des interventions de Macron ou Darmanin qui contrent les propos du RN.... propos qu’ils ont repris au moment du débat sur la loi.
Je n’ai pas trouvé de tribune ou interview de l’auteur postérieure au vote de la loi à part une courte prise de position au Figaro : il y réaffirme que durcir les conditions d’accès à une régularisation pour les migrants est contre productif [5].
Sans oublier que F. Héran n’est pas opposé aux frontières ni au contrôle de l’immigration, ses interventions dénoncent les politiques discriminatoires. On peut regarder avec intérêt les vidéos de ses cours au Collège de France. Elles traitent de manière chronologique l’histoire des colonisations et des migrations, avec moult documents de référence.
L’Exil, toujours recommencé. Chroniques de la frontière
Didier Fassin, Anne-Claire Defossez - janvier 2024 - éd. du Seuil
D. Fassin est antropologue et médecin, A.C. Defossez est sociologue.
Fassin et Defossez ont croisé, au cours de leurs séjours dans la région de Briançon, exilés, bénévoles, policiers. A travers ces nombreuses rencontres cet ouvrage apporte des témoignages précieux pour mieux appréhender les histoires de ces femmes et ces hommes qui bravent tant de périls dans l’espoir d’une vie « meilleure ».
Didier Fassin et Anne-Claire Defossez ne cachent pas leurs sympathies, leur recherche-action n’avait pas pour but de valider une hypothèse mais bien une observation active pour un état des lieux donnant à mieux comprendre les processus en présence.
Des routes de l’exil passent par la frontière entre l’Italie et la France, dans les Alpes. Deux cols ont vu nombre de migrants tenter la traversée. Le col de l’Échelle (1762 m), au dessus de la vallée de Névache et un peu plus au sud, le col du Montgenèvre (1854 m) au Nord est de Briançon.
Le passage par le col de l’Échelle, moins élevé, est très dangereux. Il a été peu à peu abandonné par les exilés au profit du passage par Montgenèvre, enfin, par ses environs car la police de la frontière surveille nuit et jour la route qui passe par le col.
L’ouvrage met en scène trois protagonistes humains : les exilés, les aidants (bénévoles, associations), les représentants de l‘Etat (policiers, gendarmes) et deux décors toujours présents : la montagne et la frontière (la montagne physique à gravir pour passer la frontière politique).
Le premier constat établi au cours de ces cinq années d’études réaffirme, s’il en était besoin, que les exilés rencontrés au cours de ces cinq années fuyaient tous une violence, violence politique, violence de la pauvreté, violence intra ou extrafamiliale.
L’origine des exilés varie en fonction de l’état du monde. Progression des talibans en Afghanistan, écrasement des manifestations en Iran, répression et dégradation économique au Maghreb… qui poussent les Maghrébins à passer par la Turquie pour rejoindre la « route des Balkans ».
Le refuge solidaire se trouve à Briançon. Voici quelques éléments chiffrés des accueils réalisés.
Pour imaginer le périple réalisé par les exilés, il faut prendre en compte le temps du voyage, qui peut varier de plusieurs années selon les accueils et les difficultés rencontrées dans les différents pays traversés.
Sur la route des Balkans, il n’est pas rare que les exilés tentent jusqu’à une dizaine de fois le passage de certaines frontières. Celle de la Croatie est redoutable : coups, humiliations, confiscations des effets personnels, la police croate rivalise de brutalité avec la police grecque.
Retour au point d’arrivée précédent, séjour en prison dans certains pays (Bulgarie par exemple), temps de travail pour regagner les effets confisqués voire détruits par les policiers, notamment les téléphones portables extrêmement précieux grâce aux indications GPS renseignées par les exilés précédents.
Certains ont parfois passé une année à travailler en Italie avant le changement de gouvernement.
L’ouvrage nous fait partager les récits de plusieurs dizaines d’exils. Bien que durs, ces récits ne sont jamais désespérés puisque recueillis au refuge, donc en territoire accueillant.
Pour le passage en France, de l’avis même de tous les policiers interviewés, tout a changé avec la politique du chiffre imposée par Sarkozy. Il faut noter que lorsque un couple d’exilés est refoulé, une fois, deux fois, trois fois (par exemple), la police comptabilise 6 refoulements dans sa feuille de route. Ce qui augmente de beaucoup leurs chiffres d’activités à la frontière. Toutefois, les exilés qui réussissent le passage ne sont de fait pas comptabilisés !
Didier Fassin et Anne-Claire Defossez ont par ailleurs rencontré de nombreux "aidants", certains se nomment "les solidaires". Si certains actes de délation, encouragés par la xénophobie ambiante en France, sont relevés dans le briançonnais, il est remarquable que ne s’exprime que peu l’hostilité à l’égard des étrangers et que le refuge ne subisse pas de violence, à l’inverse de structures similaires d’autres régions.
Remarques :
Cet ouvrage de 400 pages se lit d’une traite... L’écriture fluide bien que rigoureuse nous aide à mieux comprendre les itinéraires de ceux qui ont tout quitté un jour pour tenter d’aller vers "une vie meilleure". Un point particulier est fait sur l’état de conscience des "forces de l’ordre" en action autour du col.
N’hésitez pas à inciter les bibliothèques à le proposer à leurs lecteurs.
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