Dans la tête d’une gréviste retenant ainsi les notes du Bac, du 2 au 5 juillet 2019



C’est décidé, mardi 2 juillet, je ne rentrerai pas les notes des 60 copies que j’ai corrigées ! Disons que ce n’était pas prévu et qu’on a tout fait pour l’éviter : des grèves, des manifs, des rassemblements, des Assemblées Générales, des mails à lire et à écrire sur nos listes de discussion du collectif du lycée et du collectif inter-établissement, des banderoles et des pancartes, des tractages, des réunions publiques à destination des parents, des audiences au rectorat, des actions médiatiques comme des occupations de lycées...

Ça nous en a pris du temps (et de l’argent) mais devant la surdité du gouvernement à tous ces appels, et devant la certitude que ces réformes n’amélioreraient pas le système éducatif que l’on propose à nos élèves mais qu’au contraire ça accentuerait les inégalités, je ne pouvais pas m’arrêter là.

Il fallait qu’on alerte l’opinion publique, et seule une action touchant le BAC pouvait avoir cet impact : j’ai cru que faire la grève des surveillances du BAC suffirait à atteindre cet objectif et donc bloquer la mise en place de cette réforme. On allait quand même pas bloquer le BAC ? Et nos élèves ? Et leurs parents ? Eh ben justement, comme c’est pour eux qu’on se bat, allons-y, bloquons le BAC. Jusqu’à 30 % de profs grévistes le 1er jour du BAC ? Pas mal, mais pas suffisant. Alors on continue ? Oui, mais la suite de ces grèves de surveillance ne nous a pas donné raison. Il ne nous restait qu’une option : « retenir les notes ».

On en a passé des AG à discuter, débattre, argumenter. La solution était là mais il fallait être nombreu.se.s : alors on s’est donné les moyens en Lorraine : des piquets de grève devant les lycées et les centres de remise des copies, des tracts à destination de nos collègues correcteurs-trices, des prises de parole en réunion plénière devant les inspecteurs-trices. Pas d’état d’âme. C’est un combat légitime ! Et qui mieux que nous, profs, peut savoir à quel point cette réforme sera pire que ce que nous avons déjà ? On fait des sondages par discipline et par académie. L’envie est là pour beaucoup d’entre nous mais malheureusement pas assez iront jusqu’au bout : nous serons 30 « rétentionnaires » en Lorraine. Nous faisons des AG pour décider au jour le jour de ce qu’on fera le lendemain. Nous ne sommes pas des « têtes brûlées » et nous réfléchissons aux risques que nous prenons : on décide donc de se protéger en déposant des copies de nos bordereaux de notation chez un huissier pour prouver qu’on a corrigé les copies et qu’on est juste gréviste le jour de la saisie des notes sur le logiciel. Nos débats sont riches, sensibles, sensés, respectueux, mais juridiques aussi. On a appris à se connaître depuis janvier, mois de création de notre collectif lorrain. On se sent fort.e.s car uni.e.s. On tiendra ainsi jusqu’au 5 juillet, jour des résultats du BAC. Après des palpitations cardiaques pour certain.e.s, dues au stress et à la fatigue, des tensions dans certains couples, des coups de fils tard le soir ou tôt le matin pour se soutenir ou faire part de ses doutes, des déconvenues lorsque Blanquer annonce qu’il publiera les résultats avec des « fausses notes »... nous décidons collectivement, de rendre nos copies le 5 juillet au matin. À notre grande surprise, des centaines de collègues seront devant le rectorat pour nous soutenir et nous montrer que notre action n’était pas que « l’affaire d’un petit nombre de personnes qui cherchent à faire du bruit et qui ne sont pas représentatifs de la majorité des professeurs », comme l’a prétendu Blanquer le 8 juillet. Beaucoup d’entre elleux nous diront même regretter de ne pas nous avoir rejoint.

Après réflexion, que répondrais-je à la question de la Rectrice qui nous a reçus en audience le vendredi 5 juillet : « Comment avez-vous pu être aussi naïf de penser que vous pourriez obtenir quelque chose ? » Tout simplement que je suis une enseignante qui veut être au service des élèves, de TOUS les élèves. Que je ne regrette pas ce que nous avons fait car nous défendons des valeurs qui nous semblent essentielles pour un système éducatif et non un système sélectif : l’ÉGALITÉ et l’ÉMANCIPATION. Alors non, je ne suis pas naïve, irresponsable ni même courageuse, mais simplement convaincue. Cette expérience de lutte, ma première « vraie » lutte, m’a confortée sur le fait que nous devrons être à l’avenir encore plus fort.e.s et plus combatives-fs. Et que la lutte se construit, dans nos établissements, entre collègues puis entre établissements, voire entre secteurs professionnels. Ça ne viendra pas d’ailleurs, mais bien de nous. Alors engageons-nous et portons nos convictions haut et fort. Et pour cela, soyons uni.e.s et solidaires.

Article paru dans le bulletin local d’information syndicale de Sud-éducation Lorraine, n°37, octobre 2019.

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