Ce qui interroge, c’est donc ce qui pourrait expliquer cette différence de traitement entre ce qui se passe aujourd’hui et la façon dont les pandémies étaient traitées il y a encore quelques décennies. L’erreur serait à mon avis de chercher une cause principale : toute catastrophe est toujours multifactorielle, toute catastrophe est le résultat d’un débordement de toutes les stratégies (voire bien entendu absence de stratégies…) d’anticipation qui avaient été mises en œuvre au préalable pour en circonscrire les risques potentiels.
Toute catastrophe est donc aussi, nécessairement, l’échec d’un récit, l’échec d’une représentation du monde, l’échec d’une rationalisation particulière, l’échec d’une perception sensible et émotionnelle du monde. Face à une catastrophe, on peut donc avoir deux approches (non totalement exclusives l’une de l’autre) : une approche technicienne, qui cherchera autant que possible à trouver des explications causales aussi strictes que possibles (manque de masques, de réactifs, de respirateurs, etc.) qui permettront, ou du moins auront pour objectif de ne pas remettre en cause le récit structurant dominant, et une approche critique qui s’attachera directement à rendre compte de l’incapacité, ou du moins des limites, de la structure dominante du récit social à rendre compte de l’irruption de l’imprévu.
On pourrait donc émettre l’hypothèse que la grippe de Hongkong est passée inaperçue parce qu’elle n’a pas bouleversé le récit dominant de l’époque, déjà mis à mal par la crise de 1968. Sur le même principe, la grippe espagnole n’a pas bouleversé le récit dominant du début du XXe siècle, lui-même déjà mis à mal par la Première Guerre mondiale. Je dirais que ces pandémies ont été masquées par un récit historique en pleine ébullition, au contraire de ce qui se passe sous nos yeux. La crise du coronavirus surgit, elle, en pleine panne du récit historique, en pleine déconfiture du récit de la mondialisation : c’est donc l’absence de récit crédible, le manque de fond du récit structurant dominant, qui rend visible la pandémie. C’est la raison pour laquelle la présente crise sanitaire est directement une crise sociétale, et cela tant du point de vue du vide qu’elle révèle, que parce que la mise en action du récit particulier réalisé par ce monde-ci a, à tout le moins, créé le terreau matériel sur lequel prospère la pandémie.
Nous sommes donc, dans tous les cas, face à un problème double : résorber la crise sanitaire, et reconstruire un récit sociétal. Pour l’Etat, cette reconstruction passe pour l’instant par une fuite en avant technophile et scientiste, à grands renforts de comités d’experts et de mobilisations industrielles : par cela même, rien ne laisse présager de sa part une modification substantielle de la trame de son récit. Et cela n’a au fond rien d’étonnant. Sur la résorption immédiate de la crise sanitaire, nous n’avons pas vraiment de capacité d’action, à part les « mesures barrières », car nous sommes bien obligés, nolens volens, de faire confiance aux scientifiques. Cela n’implique pas pour autant de ne pas être vigilants sur les stratégies scientifico-industrielles et politico-financières, bref sur les stratégies idéologiques, qui les entourent : nous ne pouvons donc agir que sur l’environnement global de la crise sanitaire.
Source de la photo : The Guardian / Steve Marcus / Reuters – Technique de confinement des SDF à Las Vegas.
Compléments d'info à l'article