Un matin pas comme les autres

Leyr (54) |

Ce samedi matin 10 novembre, je les aperçois dans le pré voisin. Ils sont plusieurs dizaines de migrantes et migrants regroupés. Ils déambulent sous une légère pluie, la tête penchée vers le sol comme pour s’en protéger.

Sur la route, les voitures ralentissent, certaines stationnent. Leurs occupants sortent du véhicule pour prendre le temps de les observer. Tous ont un regard admiratif. Les mamans et les papas expliquent à leurs enfants que ces migrants et migrantes parcourent des milliers de kilomètres pour fuir un changement climatique qui les prive de nourriture et qui les condamnerait à une mort lente. Le périple n’est pas sans risque. Certains et certaines, souvent les plus jeunes, trouveront la mort par noyade en mer, d’autres seront victimes de tirs de chasseurs sans scrupule et en mal de gibiers autorisés à la chasse.

Depuis la nuit des temps, tous les ans, il en est ainsi de la migration pour les oies cendrées comme pour les hirondelles ou encore les cigognes. Quelques parcs ou zoos en retiennent pour soigner les malades ou blessés ou, plus mercantiles, pour assurer leur reproduction locale afin d’offrir aux visiteurs une prestation permanente, hiver comme été. Tous, et même quelquefois les chasseurs, déclarent agir pour le plus grand bien de la protection animale.

Depuis 1976, en France, ces oiseaux migrateurs bénéficient d’une protection totale. Il n’en est pas de même pour les Hommes migrant. L’Homme serait-il le plus bête des animaux pour ne pas s’appliquer à lui-même ces règles de bon sens ?

- Qu’est-ce tu fous Léon ? Dans vingt minutes, nos amis seront là et les jeunes t’attendent !

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Ils ont raison ! Il est temps que je m’arrache à cette réflexion philosophique existentielle. Philippe et Innocent s’activent avec calme. Ces deux artistes peaufinent méticuleusement la fixation du bateau sur la stèle, une grosse pierre que des gens du collectif de Leyr ont prélevé en haut de la colline, là où a été installée une batterie d’artillerie, après 1871, pour assurer la frontière avec l’Allemagne voisine.

La pluie ne cesse de tomber. Sous la première tonnelle, je coordonne l’ordre de passage au micro des jeunes filles et garçons, migrants ou résidents. Nos camarades de la chorale prennent place dans la tonnelle voisine. Nos artistes remballent leurs matériels. Au loin le groupe électrogène ronronne. Zaza et le grand Jacques branchent la sono. La chorale des Sans Nom entonne son premier chant devant les 120 à 130 personnes séduites. Puis Victor se lance…

« Bonjour et bienvenue à Leyr.

La Seille est une petite rivière qui se jette dans la Moselle à Metz. Elle est à 3 kilomètres d’ici à vol d’oiseau. Pendant presque un demi-siècle, elle matérialisait la frontière avec l’Allemagne, de 1871 à 1918 précisément. C’est pour faire reculer cette frontière et défendre la liberté de ceux-là mêmes qui les privaient de la leur, que près de 200 000 jeunes hommes sont venus, bon gré et le plus souvent mal gré, d’Afrique centrale et occidentale et ont été débarqués dans les ports français.

30 000 de ces jeunes ne sont jamais retournés au pays et sont enterrés dans les nécropoles de la métropole sans, le plus souvent, que leur famille soit informée du lieu de leur sépulture et sans que leur famille hérite des promesses qui leur avaient été faites !

Un siècle plus tard, leurs jeunes descendants fuient la pauvreté ou tentent de sauver leur vie dans des embarcations de misère. Ils sont plusieurs milliers à mourir noyés en Méditerranée, parce que la France refuse aux bateaux d’accoster et d’accorder un pavillon aux bateaux de sauvetage.

Les jeunes qui parviennent à traverser la mer et à franchir les montagnes, se réjouissent d’atteindre le pays “terre d’accueil”, le pays à la célèbre devise : liberté, égalité, fraternité.

Où est la liberté, quand la libre circulation n’est pas acceptée ?

Où est l’égalité, quand le partage des richesses n’est pas accepté ?

Où est la fraternité, quand les différences ne sont pas acceptées ?

Ce n’est pas un hasard si la stèle que nous allons dévoiler dans quelques minutes est implantée au pied de cet Arbre de la Fraternité. Elle veut témoigner notre fraternité entre les peuples. Elle veut affirmer notre rejet de la guerre et de l’injustice.

En 1914-1918, les poilus avaient tous la même couleur de peau : celle de la boue et du sang.

En 2018, les jeunes ont tous la même couleur de peau : celle de l’amour et de l’espoir. »

Puis, les unes et les uns après les autres, d’autres jeunes se succèdent au micro…

« Qu’importe…

Qu’importe que la couleur de ta peau soit blanche ou noire, métissée ou jaune, lisse ou fripée, si tu es une femme, si tu es un homme à la recherche de la couleur arc-en-ciel de la paix et du bonheur.

Qu’importe ta religion ou ton athéisme, ta croyance ou ta non-croyance, si tu as foi dans la paix et le bonheur.

Qu’importe que tu sois maçon ou enseignant, menuisier ou plombier, ingénieur ou chercheur, électricien ou médecin, si tu travailles tous les jours à construire la paix et le bonheur.

Qu’importe que tu sois jeune ou vieux, homosexuel ou hétérosexuel, transsexuel ou bisexuel, petit ou grand, maigre ou gros, handicapé ou retraité, si tu veux un monde de paix et de bonheur.

Qu’importe que tu sois pauvre ou malade, chômeur ou précaire, instruit ou illettré, bête ou intelligent, si tu propages la paix et le bonheur.

Qu’importe que tu sois Roumain ou Romain, que tu sois Malien ou Américain, que tu sois Asiatique ou que tu viennes d’Afrique, tu es une femme libre, tu es un homme libre, qui a le droit de circuler librement et de choisir ta résidence à l’intérieur d’un état, tu as le droit de quitter ton pays et d’y revenir… comme il est écrit dans l’article 13 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme.

Qu’importe que tu sois un enfant du pays ou d’un autre pays, qu’importe que tu parles une langue ou une autre, qu’importe que tu portes un chapeau ou un foulard, qu’importe que tu sois résident ou migrant, si tu es une femme, si tu es un homme à la recherche de l’amour et de l’espoir… »

(Tous) Vous êtes les bienvenues !

La plaque dévoilée, nous nous sommes tous retrouvés dans la salle polyvalente de ce petit village autour du verre de l’amitié. Avant de partager le repas de la fraternité et avant les témoignages de jeunes migrants, les remerciements ont été adressés aux structures participantes qui ont soutenu cette action : la courageuse mairie de Leyr où, comme dans les villages ruraux dans leur ensemble, les voix nationalistes se font de plus en plus entendre, les membres de Réseau École Sans frontière (RESF) et d’Un Toit pour les Migrants, la chorale des Sans Nom, de Nancy, l’Association malienne du Grand Nancy, Radio Caraïbes Nancy (RCN), RésisteR !, les syndicats Sud et Solidaires, les membres du Collectif de Leyr et toutes celles et ceux qui ont participé ou soutenu d’une façon ou d’une autre cette manifestation qui était – vous l’avez compris – bien plus qu’une commémoration.

Léon De Ryel

Article paru dans RésisteR ! #58, le 17 novembre 2018

Communiqué

Stèle profanée à Leyr (54)

Le 10 novembre dernier, cent cinquante personnes environ participaient à l’inauguration d’une stèle à Leyr (54) à la mémoire des 30 000 africains "morts pour la France" en 14/18 et à la mémoire de leurs descendants morts noyés en mer en tentant de fuir la guerre ou la misère dans leur pays.

Il n’aura fallu que dix jours pour que cette stèle soit profanée par un bombage ciblé. La première inscription à la mémoire de ceux de 14/18 n’a pas été touchée. Le bateau en bronze, symbolisant les bateaux de 14/18 qui débarquaient ces pseudos soldats réquisitionnés et les bateaux de sauveteurs (comme l’aquarius) ainsi que l’inscription à la mémoire des migrants noyés en mer ont été soigneusement recouverts d’une peinture noire !

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Le message du ou des auteurs de cette profanation est clair. Quand la France a besoin de chair à canon, les africains sont les bienvenues ! Quand leurs descendants ont besoin de la France pour sauver leur peau, ils les rejettent !

Aujourd’hui, le collectif de Leyr est triste. Faut-il que le ou les auteurs de ce méfait soient en manque d’amour et de fraternité pour ne pas accepter d’en partager ? Nous l’écrivions quand nous avons lancé la souscription pour l’installation de la stèle et pour financer modestement les associations qui aident les jeunes migrants (RESF, Un Toit pour les Migrants...) : le plus grand intérêt à l’évocation du passé ou de faits historiques est quand il éclaire notre avenir et nous aide à vivre ensemble au présent.

Nous voudrions croire que ce geste lâche est "l’œuvre " de quelques uns. Dans notre vallée, rares sont les familles qui n’ont pas un lien direct ou indirect avec l’immigration d’un temps récent pour satisfaire à la demande de main d’œuvre d’industries locales, aujourd’hui disparues (tuilerie de Jeandelaincourt, aciéries de Pompey...). Le chômage et la précarité doivent être combattus sur le terrain politique contre ces responsables économiques qui sacrifient l’humanité à leurs seuls profits jamais satisfaits. La situation économique ne doit pas être le terreau où se développe le nationalisme et le racisme.

Souvenons-nous de cette image insupportable qui avait ému le monde entier : celle du corps sans vie d’un enfant de migrants, échoué sur une plage de la méditerranée. C’était en 2015 ! Une petite stèle en sa mémoire et à la mémoire de toutes celles et tous ceux qui meurent aujourd’hui sur les routes migratoires serait-elle aussi insupportable pour ces profanateurs ?

Leyr, le 20 novembre 2018