Un jumelage obscène

Nancy (54) |

« Nancy entretient des relations d’amitié avec 11 villes dans le monde : Newcastle, Liège, Karlsruhe, Padoue, Kanazawa, Kiryat-Shmona, Lublin, Cincinnati, Kunming, Krasnodar et Shangrao.
Tous nos jumelages avec les villes de dix pays, créés entre 1954 et 2017, favorisent la promotion de la Ville de Nancy à l’extérieur ainsi que le rapprochement des peuples et des cultures. Ils se concrétisent par des visites bilatérales, de nombreux échanges universitaires, culturels, sociaux, économiques et politiques et des programmes de coopération.
Nancy souhaite également développer des partenariats avec les pays arabes et le Canada. »
(Source : site officiel de Nancy)

Un jumelage obscène

Nancy est donc jumelée avec une ville israélienne, depuis 1984, à l’initiative de la communauté juive nancéienne, et de l’association France Israël, dont fut Membre André Rossinot, lorsqu’il était député de Meurthe-et-Moselle. C’est un choix engagé : 42 villes en France sont jumelées avec une cité israélienne.
Ce jumelage s’est renforcé alors que la situation palestinienne se dégradait, de 1987 à 1993, et que la première intifada faisait près de 2000 mort-es palestinien-es.
Les accords d’Oslo ne germeront pas, l’assassinat d’Yitzhak Rabin perpétré par l’extrême droite israélienne porte un coup d’arrêt au processus de paix.
L’intensification de la colonisation se poursuit : en 2001, la population de colons est passée de 280 000 à 390 000, principalement en Cisjordanie, où elle s’accroît de 70 %.
Après le déclenchement de la seconde intifada, après une vague d’attentats suicide, Israël construit un mur, nommé « barrière de séparation », en territoire palestinien.
En 2009, Netanyahou laisse la colonisation s’étendre à Jérusalem Est.

C’est dans ces circonstances, que le 8 avril 2011, a eu lieu à la Pépinière de Nancy l’inauguration d’une allée au nom de la ville de Kiryat-Shmona, en présence de Nissim Malka, maire de la ville israélienne, de Richard Prasquier, président du C.R.I.F., et de l’ambassadeur d’Israël en France, Yossi Gal, et du maire de Nancy.
Quelques mois auparavant, le maire de Nancy, André Rossinot, s’était rendu en Israël.

D’un village paisible à une zone de conflits

Kiryat-Shmona, de son nom premier Al-Khalisah, était à l’origine une petite ville fondée par les bédouins à la fin du XVIIe siècle, au nord de la Galilée, à la frontière libanaise.

À la fin du XIXe siècle, ce village, comptant une cinquantaine d’habitant-es, se consacre à l’agriculture, dans une zone propice entourée d’eau, érige ses maisons avec des matériaux locaux : des briques faites de terre et des pierres des collines environnantes.
Dès 1945, les représentants du village, qui compte un peu moins de 2 000 habitant-es, tentent de nouer des contacts avec les colons juifs, en vain.

Le 11 mai 1948, pendant le conflit israélo-arabe, le village tente de conclure un accord avec la Haganah, organisation sioniste de défense, prémisse de l’armée israélienne, dans le but de se protéger, mais l’organisation juive refuse cet accord. La quasi-totalité des habitant-es arabes quittent ce village pour le Liban ou la Syrie, sous la menace des armes.
Comme partout ailleurs dans les territoires, c’est le début de la Nakba : 700 000 à 750 000 Arabes palestinien-nes sur 900 000 fuient ou sont chassé-es de leur maison. Ces femmes et ces hommes vivent aujourd’hui dans des camps de réfugié-es, sont pour la plupart apatrides et se voient refuser le droit de revenir chez elles et eux.

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Depuis 1949, Al-Khalisah s’appelle Kiryat-Shmona, peuplée par des juif-ves d’origine roumaine et yéménite.
À partir de 1953, Kiryat-Shmona devient une ville de « développement », voulue ainsi par le premier ministre Ben Gourion. Ce sont alors des juif-ves marocain-es qui viennent s’installer.
Pour accueillir les populations qui aspirent à vivre en Israël et répondre à la colonisation voulue par Ben Gourion, ces villes ont trois objectifs :

  • Un objectif socio-économique : ces villes doivent donner des logements et des emplois aux centaines de milliers de nouveaux immigrant-es.
  • Un objectif stratégique : souvent situées dans des secteurs périphériques exposés aux risques d’attaques armées, ces villes doivent renforcer les frontières. Dans cette perspective, les zones frontalières à faible densité de population sont privilégiées, conformément à la doctrine énoncée par le premier ministre de l’époque, qui déclare : « nous avons conquis des territoires, mais que ce soit dans le Neguev ou en Gallilée, leur importance reste mineure, tant qu’ils n’ont pas été peuplés de colonies. La colonisation, voilà la véritable conquête [...] L’avenir de l’État dépend de l’immigration » (Ben Gourion 1949).
  • Un objectif urbanistique : ces villes permettent de diminuer la pression démographique qui pèse sur les grandes villes du centre, où étaient concentrés les deux tiers de la population juive.

À Kiryat-Shmona, l’ancienne mosquée devient le musée de la nouvelle ville. Le passé de la ville est gommé, comme dans 400 villages confisqués à leurs habitant-es.
L’ancien village arabe est devenu une ville où, en 2016, la population juive domine à plus de 96 %, le reste étant musulman (population d’environ 23 000 habitants).
Al-Khalisah n’existe plus, comme des centaines de villes et villages en Palestine.

Le gouvernement israélien a choisi l’emplacement des villes de développement accueillant des immigrant-es orientaux ou séfarades pour une bonne part dans des zones frontalières, dans des lieux qui connaissent une grande insécurité, du fait de l’inimitié de l’État d’Israël avec ses proches voisins et à la résistance des groupes armés soutenant la Palestine.

Le 11 avril 1974, trois membres du commandement général du Front Populaire de Libération de la Palestine traversèrent la frontière israélienne depuis le Liban. Arrivés à Kiryat-Shmona, ils entrèrent dans un immeuble et tuèrent les dix-huit occupant-es, tous-tes civil-es, dont neuf enfants. Une tentative de négociation avait lieu sur place, avec la présence de l’ambassadeur de France en Israël, qui s’était déplacé spécifiquement, mais elle n’aboutit pas et ne servit à rien.
En 2006 la ville fut évacuée, sous le feu des missiles du Hezbollah depuis le Liban. L’objectif stratégique voulu par Ben Gourion fonctionne donc toujours.

Nancy est jumelée avec une ville volée aux Palestinien-nes... jusqu’à quand ?

Ce jumelage n’a jusqu’alors pas suscité de débat. Le maintien de cette initiative n’a jamais été justifié, expliqué.
Le jumelage de villes par-delà les frontières permet de favoriser des rapprochements, un partage de valeurs et de pratiques, ainsi que la mise en place d’échanges entre des villes ayant des caractéristiques similaires.
Qu’est-ce qui pourrait rapprocher Nancy d’une ville colonisée sous la menace des armes, une ville dont les habitant-es ont été dépouillé-es de leurs biens ? Quelles sont les valeurs à échanger ?

Un lien assumé, et c’est le cas, traduit une relation voulue, culturelle ou autre, où nous nous reconnaîtrions des valeurs communes… L’armée israélienne, actuellement, tue ou blesse un enfant toutes les 10 minutes. Le gouvernement israélien refuse l’aide humanitaire, l’eau au peuple qu’il assassine. Avons-nous cela en commun ?

L’actuelle municipalité devrait mettre fin à cette liaison obscène, la colonisation ne peut plus être défendue, excusée par de pseudo liens culturels, une amitié transfrontalière. Kiryat-Shmona est le tombeau d’une ville martyre.

Tant qu’un jumelage de cette sorte aura lieu, la mémoire des Palestinien-nes chassé-es de leur maison, assassiné-es, sera salie, piétinée, niée.

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Pour en savoir un peu plus, un lien en direction du blog de Philippe Plane, militant AFPS, qui est allé interroger des Palestinien-nes originaires de Al-Khalisah dans un camp de réfugié-es à Borj El Shemali, près de Tyr, au Liban. Ces personnes témoignent de leur exil forcé, sous la menace des armes. Guy Perrier, décédé il y a un an, ex-président de l’AFPS Lorraine Sud, faisait partie de la délégation.

https://blogs.mediapart.fr/philippe-plane/blog/031119/kyriat-shmona-s-appellait-al-khalisa

La délégation nancéienne de l’AFPS a fait ce travail de mémoire en 2018 et dénonçait à son retour le jumelage, une fois de plus, en disant : « Kiryat-Shmona s’appelle Al-Khalisah ! » Lors de cette mission, l’AFPS a fait un rapport précis sur Kiryat-Shmona, mais aussi d’autres villes.

https://www.france-palestine.org/IMG/pdf/rapport_mission_afps_lorraine_sud_2018.pdf

Une mobilisation s’impose pour faire vivre la mémoire de Al-Khalisah, et dénoncer un jumelage qui n’a aucun sens.

La lâcheté politique en France empêche la reconnaissance d’un État palestinien. Même si nous ne sommes qu’une poignée au niveau local, nous pouvons dénoncer le vol des terres, des maisons, de l’histoire du peuple palestinien en rétablissant la vérité dans nos propres cités. Une rue en hommage à Al-Khalisah, ville martyre, ne serait pas de trop.
Les rues aux noms de sabreurs coloniaux ne manquent pas pour être rebaptisées.

Les appels au boycott se multiplient ; malgré la répression, universitaires et artistes dénoncent le génocide. Les lignes commencent à bouger, des États reconnaissent la Palestine.
Nous devons être nombreux-ses, associations, individus, à demander aussi que l’arrêt de ce jumelage figure au plus tôt à l’ordre du jour du conseil municipal pour faire cesser une parodie de fraternité indécente.

Michel ANCE
https://piquetdegreve.blogspot.com/