Serial killers en col blanc !



Dans quelques jours, à la mi-juillet, le verdict tombera dans l’indifférence estivale habituelle. Seuls, bien seuls, les familles des victimes, les travailleurs d’Orange, ex-France Telecom, et leurs représentants, qui se sont toutes et tous portés « parties civiles », sauront s’ils ont été entendus par la justice.

Ils sauront s’ils ont obtenu « réparation ». Ils sauront surtout si l’exemplarité de ce procès et les sanctions infligées permettront que tous les décideurs politico-économiques actuels et leurs successeurs prennent enfin conscience que leur col blanc ne leur confère pas une autorité sans partage, une assurance hautaine et inhumaine, une impunité de fonction, un droit de vie et de mort sur leurs concitoyens ou subordonnés.

Dans l’article « La touche pipi », paru dans le journal RésisteR ! n° 61 d’avril 2019, nous vous racontions la descente en enfer de Maurice Lenoir. Comment, à la suite d’une restructuration et de la fermeture du site de Lunéville, ce cadre technique, à quelques mois de la retraite, s’était vu imposer une mobilité fonctionnelle et géographique. Comment, après avoir subi moult remontrances infantilisantes ou autres remarques humiliantes sur ses objectifs commerciaux non atteints, comment il avait craqué quand son jeune manager était venu le chercher dans les « chiottes » pour reprendre le travail. Comment il avait déprimé quand la solution de la direction, pour éviter de tels dérapages, fut l’installation d’une « touche pipi » ! La proximité de son départ à la retraite fut sans doute salvatrice et lui épargna le geste fatal comme ce fut le cas pour ses 45 collègues qui se sont suicidés en 2009-2010.

Dix ans après les faits, depuis le 6 mai et jusqu’au 12 juillet 2019, se tient à Paris le procès en correctionnelle d’anciens hauts dirigeants de la multinationale France Telecom, devenue Orange. Ni les accusations d’« homicide involontaire », ni même la « mise en danger de la vie d’autrui » n’ont été retenues contre les prévenus. Jugés pour « harcèlement moral », ils risquent un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende : trois fois moins que pour une tentative de vol. Ce procès est celui d’une équipe dirigeante d’une entreprise héritière d’une administration. Ce sont les dirigeants politiques à l’initiative de cette première grande privatisation d’un service public qui ont mis en place leurs condisciples des hautes écoles à la tête de France Telecom. Paul Quilès, le ministre de la réforme, affirmait, avec le soutien de certains syndicats (CFDT, FO, CFTC), qu’il garantissait l’unité humaine et sociale des PTT et que sa réforme était un rempart contre la privatisation ! Pour tous les observateurs sérieux, il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait de se mettre en conformité avec la pensée unique européenne de la « concurrence libre et non faussée ». Dans un scénario catastrophe, un syndicat avait pressenti une grave crise sociale, la fin d’un service public, le changement de statut et les 22 000 emplois supprimés par les prévenus. À quelques heures du verdict, serein et souriant devant les caméras de télévision, Paul Quilès, 77 ans, continue d’administrer la commune de Cordes-sur-Ciel et de distribuer des vaporisateurs à ses conscrits de la maison de retraite de « sa ville », dont il est maire depuis 25 ans… reportage sur la canicule sans que la moindre question lui soit posée sur les victimes de sa réforme, sur les 4 milliards d’euros de dividendes versés aux actionnaires, sur le procès en cours !

Outre la réparation, la motivation principale des parties civiles de ce procès est « plus jamais ça ! », ni à Orange, ni dans les administrations, ni dans les entreprises privées. Après le massacre de 14-18, le monde disait déjà : « Plus jamais ça ! »… et il y eut 39-45 ! Sans être aussi pessimiste, on peut penser que la mémoire collective effacera rapidement tous les témoignages, tous les faits, toutes les paroles fortes des familles des victimes que vous pouvez retrouver sur le site http://la-petite-boite-a-outils.org.

Quelques mois avant son début et alors que l’annonce et la médiatisation du procès se popularisent, les témoignages et le nombre de parties civiles augmentaient jour après jour. Peu après les premiers dépôts de plainte, on aurait pu penser que la direction nationale aurait compris qu’il fallait calmer le jeu et quelque peu lever le pied à la suppression d’emplois et aux mobilités forcées. Un fait, connu depuis peu, vérifie l’adage : chassez le naturel, il revient au galop !

Février dernier, en Normandie la direction locale réunit un séminaire de cadres. Chacune et chacun est « invité » à se présenter avec un béret vert orné de tête de mort et une devise : « Produire ou Périr » ! Le col blanc à l’initiative de ce management paramilitaire a été suspendu, suite à l’intervention des syndicats. Pour ses supérieurs, il ne s’agit probablement que d’un excès de zèle, d’un cas isolé. Un temps de suspension nécessaire à l’oubli et il sera réintégré comme si de rien n’était ou presque. Les syndicats ont demandé que la direction d’Orange se démarque, dénonce et interdise, publiquement et sans la moindre équivoque, de telles pratiques et qu’elle s’engage sans détour à ce que ça ne se reproduise plus jamais… en vain !

Produire ou Périr… les cols blancs, tueurs en série, ont « un avenir d’avance » à France Telecom/Orange [1] comme dans toutes les entreprises ou administrations sous l’emprise de la compétition, des statistiques, de la performance absolue… en un mot : du capitalisme !

Léon De Ryel

Article paru dans RésisteR ! #63 le 5 juillet 2019.


Notes

[1« Un avenir d’avance » était la devise de France Telecom en 1989, à l’époque de la réforme Quilès… avec le résultat que l’on connaît et qui est jugé aujourd’hui !