Repenser le monde pour mieux le transformer



Quand on se retrouve immergé∙es dans une lutte comme actuellement, il est parfois utile de se décentrer. Certes, la mobilisation qui court depuis début décembre n’est pas focalisée sur la seule réforme des retraites. Pour une proportion notable de grévistes et de manifestant∙es la question est liée à d’autres attaques patronales et gouvernementales, la mobilisation est d’emblée située dans une perspective plus large de contestation des politiques néolibérales et autoritaires, voire d’un rejet plus ou moins lucide et explicite du système capitaliste dans son ensemble. Il faut dire que depuis plus d’un an, la mobilisation sur le climat et celle des Gilets Jaunes ont heureusement secoué le pays et réveillé les consciences.

Pour partir à l’assaut de notre ennemi commun, la classe bourgeoise aux commandes d’un système économique et social mortifère, cette convergence de luttes et de revendications est nécessaire mais sans doute pas suffisante : pour voir loin, il faut aussi voir ce que l’on voit depuis ailleurs. Deux ouvrages (courts) parus en 2019 offrent ainsi un regard décentré sur le monde tel qu’il ne va pas et sur l’angle d’attaque à adopter pour le transformer. Fait remarquable : ces deux livres ont en commun d’être inspirés par le mouvement zapatiste, qui depuis un quart de siècle organise la vie sociale sur des bases égalitaires parmi les indigènes et paysans pauvres du Chiapas, au Mexique.

La rage

Le premier livre, La rage contre le règne de l’argent, est un recueil de trois conférences données par John Holloway en 2011, en plein mouvement Occupy et Printemps arabe. Holloway est un universitaire irlandais installé au Mexique depuis le début des années 1990, proche du mouvement zapatiste, auteur notamment de Changer le monde sans prendre le pouvoir (2008) et de Crack Capitalism (2012). En 17 thèses, il veut identifier l’attaque que nous subissons collectivement et ce sur quoi nous devrions focaliser notre défense. Son point de départ est la rage, celle que nous avons et qui s’exprime partout contre l’exploitation, l’injustice, les inégalités, le stress qui en résulte, l’extrême pauvreté, la violence d’État… « Nous vivons des jours de rage et cette rage sociale va continuer à s’intensifier dans les années à venir. Penser le contraire n’a aucun sens, dire que les gens devraient être raisonnables est inutile. La rage est là, elle grandit et nous faisons partie d’elle. Nous ne pouvons pas nous tenir à l’écart. Nous chevauchons un tigre dont nous ne pouvons pas descendre. Mais ce que nous pouvons peut-être, c’est influencer sa course » (p. 26). Car la rage est « à double tranchant », comme l’ont montré les années 1930 : « La rage peut très facilement devenir une rage de haine et de destruction » quand elle va vers le racisme, l’autoritarisme, le sexisme, et c’est alors la même rage qui se retourne contre nous.

Il faut donc identifier l’attaque. Au-delà des politiciens, au-delà des entreprises et des banques, ce qui pose problème c’est le règne de l’argent : c’est ce règne qu’il faut détruire. Comme l’écrit Holloway : « Il est facile de voir qu’il y a une force à l’œuvre derrière les banques et les grandes entreprises, une force qui guide leur avidité sans limite, que cette force est celle du profit, la logique du toujours plus d’argent. Et pourtant, l’argent est tellement identifié à la réalité que cela semble être un non-sens d’appeler à son abolition. C’est pourquoi cette revendication reste sur le bout de la langue des mouvements sociaux actuels, et ils ont déjà le mérite d’en être arrivés à ce point-là. Tout semble donc indiquer que nous sommes pris au piège […]. Il est essentiel de nous confronter à ce problème, de nous y plonger la tête la première. Si nous ne le faisons pas nous risquons d’entendre nos courageux cris d’opposition prendre le son de la désillusion » (pp. 42-43). Voilà qui donne à réfléchir à la formulation de nos revendications, qui trop souvent exprime notre soumission au règne de l’argent. Si nous voulons gagner, il faudra bien dépasser cet horizon.

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La colère

Le second livre, Une juste colère. Interrompre la destruction du monde, a été écrit plus récemment, « sous le coup de l’intense émotion ressentie en lisant les premiers récits des journées de décembre [2018] ou en découvrant l’Appel de Commercy » des Gilets Jaunes, par Jérôme Baschet. Ce dernier est historien médiéviste, anciennement en poste à l’EHESS, il enseigne à l’université autonome du Chiapas et il est également auteur de La Rébellion zapatiste (2005) et d’Adieux au capitalisme (2016). Son dernier livre s’ouvre sur une « Lettre à celles et ceux “qui ne sont rien”, depuis le Chiapas rebelle ».
Le livre fait écho à celui de Holloway non seulement par la proximité de sa référence au mouvement zapatiste mais aussi par sa cible : quand Holloway pointe le règne de l’argent, Baschet dénonce « le monde de l’Économie [qui] nous conduit à la destruction ». Selon lui, « il n’y a pas d’autre voie que d’entrer en guerre contre l’Économie » (p. 115). Baschet envisage une multiplication des explosions sociales sous le coup de l’aggravation de la crise capitaliste. Le capitalisme n’est plus seulement source d’exploitation du travail et d’aliénation, il organise désormais la destruction des milieux et des conditions de vie sur Terre. Le livre prend cette question à bras-le-corps en rejetant l’idée à la mode d’un effondrement fatal.

Il montre en quoi la survie du monde naturel est incompatible avec celle du capitalisme : l’obligation d’une croissance, même constante en pourcentage, conduit irrémédiablement à une croissance exponentielle en valeur absolue – ce qui signifie une croissance exponentielle de la production, donc de la pollution, de l’extraction de minerais et de destruction de l’environnement, avec des effets démultipliés. Nous sommes arrivés à un moment d’accélération : accélération du dérèglement climatique, du désastre écologique et de la crise structurelle du capitalisme. Baschet écarte les fausses solutions à cette crise, des gestes « éco-citoyens », bien insuffisants, au capitalisme vert : « Au total, le choix est assez simple, du moins à énoncer : la croissance ou le climat. Mais la croissance n’est elle-même que l’expression d’un impératif constitutif du capitalisme ; et tant que celui-ci continuera de prévaloir, la catastrophe climatique et biosphérique ne pourra que s’approfondir » (p. 43).

Baschet avance la perspective inspirée des zapatistes d’« espaces libérés pour sortir du monde de l’économie » (p. 87), des lieux d’échange, espaces auto-organisés d’entraide et d’éducation populaire, « sans attendre que les solutions viennent des institutions existantes ». Mais il met en garde contre la tentation d’un repli sur soi : « Il serait assez peu judicieux de concevoir ces espaces libérés comme des îlots protégés au milieu du désastre, où l’on pourrait vivre sans plus se soucier de la destruction environnante. Sauf à se résigner à la défaite où à l’insignifiance, il convient d’assumer la dimension antagonique des espaces libérés, espaces de combat autant que de construction. De fait, ils doivent se défendre contre les attaques dont ils font l’objet et lutter pour ne pas être réabsorbés par la synthèse capitaliste. Et si la multiplication des espaces libérés paraît désormais décisive, il faut reconnaître qu’ils ne pourront continuer à croître et à se lier entre eux sans renforcer par tous les moyens possibles le combat commun contre l’hydre capitaliste. » (pp. 89-90).

Résonnant avec l’appel de Holloway à « communiser », Baschet en appelle à un art de vivre post-capitaliste appuyé sur la communauté. « Non pas une communauté fondée sur un critère d’appartenance essentialisé (ethnique ou religieux), et donc encline à se refermer sur elle-même et excluante. Mais une communauté ouverte et sans condition d’appartenance, qui n’est rien d’autre que l’espace dans lequel se déploie l’expérience d’une existence partagée, dans un rapport commun aux lieux que l’on habite. Cette communauté-là […] n’existe que parce qu’elle est faite et refaite en permanence par celles et ceux qui ont conscience qu’une vie bonne pour eux-mêmes en dépend » (pp. 103-104).

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Face aux attaques grandissantes des gouvernants et plus généralement face au désastre auquel nous conduit le règne de l’argent ou le monde de l’Économie, il faut évidemment lutter, se mobiliser par la grève, converger et tout bloquer dès que c’est possible. Mais pas seulement. Ce à quoi nous invitent Holloway et Baschet, c’est à construire dès maintenant des solidarités, des espaces et communautés ouvertes comme autant de points d’appui pour bâtir une alternative à l’effondrement.

Léo P.

John Holloway, La rage contre le règne de l’argent (Éditions Libertalia, 2019, traduit de l’anglais par Julien Bordier, 80 pages, 5 €).

Jérôme Baschet, Une juste colère. Interrompre la destruction du monde (Éditions Divergences, 2019, 128 pages, 12 €).

Article paru dans RésisteR ! #66, le 28 janvier 2020.