Le site Lundimatin inaugure sa collaboration avec Les éditions de la Découverte avec Lettres sur la peste d’Olivier Cheval ; un livre portant sur la pandémie de Covid-19 et dont nous nous serions allégrement passés, tant son propos conjugue l’indigence à l’inconséquence. Même si les deux parties composant cet ouvrage vont de pair, cette recension portera moins sur la première partie intitulée La domestication du monde [1] que sur la seconde : Lettres sur la peste, un échange épistolaire regroupant plusieurs lettres envoyées à des personnes chères à l’auteur depuis le début de la pandémie.
Protection et sacrifice de la vie
L’idée principale que défend Olivier Cheval est la suivante : la vie en tant qu’entité abstraite – assimilée à la simple prolongation de l’organisme – a été protégée à un prix bien trop considérable. Or, on peut l’affirmer d’emblée : non, la vie et les vies humaines n’ont pas été protégées. Ou plutôt ont été protégées certaines, au détriment d’autres. Même si l’auteur n’en fait jamais mention, rappelons que plus de 157.000 personnes sont décédées du Covid en France. Rappelons également que plus de deux millions de personnes vivent encore aujourd’hui avec une forme de Covid long, forme qui fragilise le système immunitaire sur le long terme et expose directement les malades à d’autres troubles graves.
L’auteur avance que, début 2022, « le nouveau variant ne fait plus peur à grand monde et que l’État consent enfin à lâcher du lest » [p. 105, nous soulignons]. Il est là encore nécessaire d’avoir à l’esprit deux éléments ; tout d’abord, un grand nombre de personnes craignait toujours le Covid et le nouveau variant, et particulièrement, entre autres, celles vulnérables et immunodéprimées. Cependant, même dans le cas où ce plus « grand monde » n’aurait plus peur, en quoi cela légitimerait l’abandon de mesures visant à empêcher la propagation du virus ? La disparition de la crainte n’efface en rien l’existence de ce dernier et sa dangerosité. Le second élément qu’il faut se remémorer est que l’État n’a nullement attendu la fin du mois de février 2022 pour « lâcher du lest », il a commencé à le faire bien avant, notamment lorsqu’il s’agissait de rouvrir les écoles afin que le travail reprenne. En réalité, tout au long de l’ouvrage, Cheval évite toutes les questions liées de près ou de loin au Covid, à ses effets tragiques sur les personnes. Un silence lourd de conséquences, puisqu’il implique, de fait, que les questions relatives au virus et à la pandémie ne pourraient ou ne devraient être saisies par la pensée critique [2].
S’il est certain que les mesures mises en place par l’État et son gouvernement ont produit de nombreuses souffrances – notamment au travers des confinements ; quelles sont celles auxquelles s’intéresse notre auteur ? Ce ne sont certainement pas celles des femmes et des enfants confronté·es aux violences patriarcales [3]. Ce ne sont également pas celles des personnes en attente de soins qui ont dû vivre seules leurs maladies, leurs détresses ou leurs dépendances. Ce ne sont pas non plus celles des détenus ainsi que des étrangers enfermés dans les centres de rétention. Soulignons d’ailleurs qu’Olivier Cheval compare les confinements à des « assignations à résidence » [p. 15]. Il peut être nécessaire d’avoir en tête l’épreuve que constitue le fait de se trouver assigné·e à résidence ; contrairement à notre auteur, les personnes subissant ce sort ne peuvent aisément « s’échapper » dans le Tarn, « descendre à Marseille » ou s’envoler pour l’Italie et le Portugal.
L’autre angle mort de ces Lettres sur la peste est de partir du principe que les confinements s’appliquaient à tout le monde sans distinction. C’est bien vite oublier que le personnel soignant se confrontait directement aux dangers du virus. De même, une part significative de travailleur·euses ont continué à sortir chaque jour parce que leurs patrons et l’État leur refusaient le télétravail ou le chômage partiel. Il s’agit d’activités de soin, de logistique, de livraison, d’entretien, sans oublier les secteurs du BTP. Autant de secteurs précarisés, fortement féminisés pour certains, comprenant de nombreuses personnes racisées, aux conditions de travail particulièrement difficiles. Ces travailleurs et travailleuses qui ont dû continuer le travail coûte que coûte doivent être au centre d’une critique matérialiste, puisque précisément la vente de leur force de travail empêchait, plus que de coutume, la préservation de leur santé. Mais notre soi-disant grand pourfendeur de l’État ne pouvait prendre en compte ces existences, tant cela aurait mis à rude épreuve son « communisme de pensée » [p.62] aveugle aux conditions de travail des éboueurs, caissiers et autres infirmières. Ce sont pourtant ces travailleurs et travailleuses qui garantissent son confort petit-bourgeois. Il tente d’ailleurs de parer à ce confort en recherchant le frisson, mais désèspere de ne plus le trouver. Ainsi, il regrette que le non-respect des mesures de confinement ne l’ait pas même exposé à de véritables sanctions : il était trop facile de tricher [pp.55-56], l’amende de 135 € ne constituant pour lui qu’une « parodie de contrainte » [p. 16]. Il oublie qu’à ce jeu de cache-cache avec la police, certain·es ne s’amusent pas et perdent gros : la violence et la quotidienneté des contrôles qui étaient déjà le lot commun des personnes vivant dans les quartiers populaires se sont accrues pendant les restrictions. C’est par cette brutalité, à laquelle l’auteur se désintéresse, que s’exprime la « gestion policière d’une crise sanitaire » [4]. Il faut avoir en tête que les personnes auxquelles Cheval envoie ses lettres sont de celles « à qui la police parle gentiment à l’entrée des manifestations » [p. 63] – même si, hormis lorsque c’est l’extrême-droite qui se regroupe, on ne voit pas dans quelle manifestation politique les forces de l’ordre s’adresseraient gentiment aux manifestant·es.
On pourra également interroger l’obsession de l’auteur pour les mesures de confinement – dont l’analyse se borne à le décrire comme une « vie domestique, celle de l’enfermement et de la solitude et de la connexion » [p. 56]. À lire ces Lettres sur la peste, on croirait que ce furent les seules mesures prises par le gouvernement, ce qui ne fut nullement pas le cas. Si l’auteur ne mentionne pas les autres, c’est parce qu’elles n’entrent pas dans le cadre qu’il tente d’élaborer, celui d’une biopolitique totalisante qui protégerait toutes les vies.
Ce qu’essaie d’appréhender maladroitement Olivier Cheval, c’est le décalage entre d’une part la volonté de préserver les vies et d’autre part l’oubli et la négation de leur valeur. Dans cette perspective, la démarche de l’anthropologue Didier Fassin est bien plus adroite et pertinente puisque, justement, il se saisit de cette question en observant qu’il existe une confrontation entre la biolégitimité et l’inégalité des vies [5]. Autrement dit, nos sociétés se caractérisent par une tension entre l’éthique de la vie, le caractère sacré de chaque personne ramenée à un organisme physique, et les politiques de la vie, soit leur traitement inégalitaire, les souffrances, les violences et les épreuves qui leur sont infligées. Cette façon de poser le problème permet de rendre compte de la pandémie, de son traitement et de ses dégâts d’une manière autrement plus juste et non-validiste.
Monde uniformisé, pensée simplificatrice
L’ouvrage présente les mêmes défauts que le monde qu’il prétend analyser : l’auteur opère par simplification et uniformisation. Cheval privilégie les affirmations péremptoires, oubliant que jamais il n’a été utile à une pensée – et plus particulièrement quand elle s’inscrit dans une forme d’urgence – d’aller trop rapidement. Ainsi ne prend-il pas en compte le fait que notre expérience et notre perception du temps est largement influencée par nos conditions de classe, de genre [6] – et d’assignation raciale [p.70]. Il en va de même lorsqu’il avance qu’une nouvelle technique remplacerait la précédente [p.83] – affirmation tout à fait erronée puisque, loin de renvoyer la précédente dans le passé, la nouvelle la maintient voire la renforce. C’est ce même travers de simplification excessive qu’on retrouve dans sa critique de l’amour [Lettres à Nino] tel qu’il s’exprime aujourd’hui : s’il est intéressant et important d’étudier les effets de la numérisation des rencontres amoureuses, cela ne doit jamais passer par un vulgaire c’était mieux avant.
Nous avons donc affaire à une pensée réductrice, figée, où manque cruellement tout recul historique. Un manque qui se donne à voir dans le traitement qu’Olivier Cheval fait du port du masque. Il ne semble pas se rappeler que la première position du gouvernement consistait à nier son efficacité. On sait pourtant ce qu’il en a été : pénurie de masques, de tests et d’équipements de protection. Il faut par ailleurs mesurer l’effort que nécessite le port du masque pour l’auteur ; la quasi-honte qui le saisit lorsqu’il s’y résout : « [Ce sera] la tâche historique de notre génération que de se souvenir de l’apparition de cette dernière couche de contrôle pour en témoigner aux générations qui bientôt déjà la vivront comme naturelle, qui ne la distingueront même plus des autres, toute noyée qu’elle sera dans le dispositif global de la gestion des flux vivants » [p. 52] – rien que ça.
Au travers de son récit unifiant (lénifiant ?), Cheval en arrive à nier tant les ratés du pouvoir que les contestations à son encontre. Il réalise par-là le rêve de ce dernier en décrivant une gestion efficace de la pandémie au sein d’un monde docile et policé, rejouant un procédé déjà utilisé pour décrire le pouvoir chinois [7]. Jamais les résistances ne sont abordées : aucun mot sur la formation des brigades de solidarité populaire, rien sur l’action de groupes formels ou informels qui ont tenté de développer une solidarité en temps de crise. Pourtant, ces actions et expérimentations témoignaient du refus de croire que le souci premier du pouvoir fut de protéger toutes les vies – fiction à laquelle l’auteur s’accroche mordicus. Ce faisant, ce sont à la fois les idées et les pratiques de l’autodéfense sanitaire qui sont reniées, voire caricaturées. On en arrive presque à douter que Cheval soit du côté de l’émancipation.
S’échapper et abandonner
Comme notre recension l’esquisse, nous avons affaire à une vision solipsiste du monde et plus particulièrement de la pandémie de Covid-19. Il n’est alors guère étonnant d’apprendre que Cheval est parti de Paris pour « s’échapper » [p. 73] dans le Tarn avec ses amis lors du premier confinement, fuyant la promiscuité, la pollution et le béton. À la rigueur, tant mieux pour lui s’il a pu choisir où et dans quelles conditions effectuer son confinement. Mais il est tout à fait consternant de noter qu’il ne tient à aucun moment compte des difficultés et des souffrances endurées par les autres. Observateur malhabile, il avance que, aujourd’hui, « on n’a plus l’habitude que le monde nous résiste » [p. 65]. Cette affirmation est à vrai dire scandaleuse : au contraire, de nombreuses personnes ont toujours l’habitude que le monde leur résiste, que beaucoup de choses leur résistent même. C’est que notre contestataire ne prend jamais en compte les privilèges dont il jouit. Son échappée rappelle celle de la bourgeoisie rouennaise qui, le 26 septembre 2019, alors que les entrepôts de Lubrizol brûlent encore, s’en était allée respirer dans ses maisons secondaires, loin du nuage épais qui envahissait alors la ville et la région. Début avril 2020, c’est au niveau national que la bourgeoisie réitérait ce trajet, s’échappant des métropoles pour se donner de l’air : loin du virus, elle se livrait à un mode de vie sain dans des maisons aérées, au milieu de champs verdissants, vivant le printemps comme un réveil du vivant [8].
Il y a dans l’anti-urbanisme d’Olivier Cheval la sacralisation d’un retour à la terre et d’une reconnexion avec le vivant. Il pose ainsi comme étape première qui aurait précédé la modernité, l’existence d’un lien au monde qui a ensuite été perdu. Or, dans le cas de la critique de la technique, peut-être plus qu’ailleurs, le fil qui sépare les conceptions réactionnaires de celles de l’émancipation est ténu. Cheval avance sur cette crête avec un équilibre trop précaire pour garder le cap. La lecture qu’il propose du théologien Romano Guardini (1885 – 1968) est tout à fait ambiguë, l’auteur faisant sienne l’idée selon laquelle la technique aurait rompu l’enracinement des humains à leur milieu. Il reprend la description que Guardini donne d’un vieux village italien « construit organiquement » [p. 70] et fustige, un peu plus loin, la croyance moderne à pouvoir « modeler la population comme une abstraction sans profondeur, sans racine, sans inconscient » [p. 107, c’est nous qui soulignons]. Cette idée d’un rapport naturel fait d’harmonie entre de petits groupes humains et leur environnement local entretient directement des représentations essentialistes. Or, comme le souligne Antoine Dubiau, aucune communauté humaine ne s’insère naturellement ou organiquement dans un espace : ce sont toujours des appropriations collectives qui relèvent bien du fait que le territoire est un construit et non un donné [9].
Décidément, Cheval ne cesse de faire fausse route. C’est encore le cas lorsqu’il se demande si « l’odeur si reconnaissable de l’air conditionné, saine et putride à la fois, avec ce je-ne-sais-quoi de synthétique, est peut-être l’ultime récusation de l’idée de Dieu » [p. 54]. Il aurait été plus utile de se demander pourquoi les purificateurs d’air promis par Macron durant sa dernière campagne n’ont pas été livrés. Car ce que la situation oblige à constater, c’est le caractère urgent que revêt l’installation de ces outils dans les lieux clos et surfréquentés où la mauvaise qualité de l’air est cause de nombreuses maladies respiratoires [10]. Cependant, ce n’est pas tant la modification de l’air à un premier degré, à savoir la pollution atmosphérique, qui pose problème à l’auteur, que sa modification à un deuxième degré, soit par l’installation d’appareils de filtrages de l’air qui ont justement pour but d’atténuer la pollution.
Du début à la fin, Cheval cherche à se tenir éloigné de ce qu’il doit considérer comme la plèbe ; toutes ces personnes qui ont besoin de leur smartphone pour se retrouver [p. 88] : il affirme préférer la relation vraie, naturelle et directe. Derrière cette valorisation de l’authenticité se loge un rapport esthète au monde : s’adressant aux « singularités communistes en instance de communication véritable » [p. 62], son communisme ne peut se réaliser qu’avec quelques personnes. C’est un communisme hautain, une politique de l’entre-soi.
Ouverture et fermeture : non pas l’immunité, mais l’autodéfense
Cheval fustige « l’impératif de la sécurité, la peur de la contagion, la phobie de la matière, le refoulement de la vitalité, le tabou de la mort » [p. 120]. Cette liste folle d’éléments sans grands rapports les uns avec les autres n’est pas sans rappeler l’énumération aberrante de Damasio qui pourfendait récemment la victoire de la logique de l’immunité, qui enferme, sur celle de l’humanité, qui est ouverture sur l’inconnu [11]. Cette fermeture à l’altérité, Cheval croit aussi la déceler dans une « déperdition de la valeur de la mort » [p. 61]. Cette commune aversion à l’égard de la mort se manifesterait doublement : par la sacralisation de la vie, réduite à un organisme biologique comme on l’a vu, et par l’abandon de l’ensemble des rites, coutumes et pratiques qui l’accompagnaient [12]. Il faudrait pourtant l’accepter et l’assumer. Qu’Olivier Cheval pour lundimatin arrive à dire la même chose que Christophe Barbier pour BFM TV ne doit pas nous étonner au vu de l’ensemble des insanités que nous avons décelées jusqu’ici.
Pour finir
Si, en effet, « ce qui se joue en ce moment, comme à chaque grand tournant politique, c’est une lutte pour la représentation de la réalité : une lutte sur le sens à donner à l’évènement » [p. 107], alors il est nécessaire de caractériser correctement ce qu’il s’est passé et ce qu’il continue de se passer – car penser que cela serait fini n’est qu’une des nombreuses erreurs de ce texte, mais assurément l’une des plus graves. Ce « corps-à-corps avec l’évènement » [p. 117] que Cheval dit vouloir entretenir est réussi : loin de combattre l’ordre des choses, il va dans le sens des structures mortifères qui opèrent déjà à même les corps des subalternes, il en amplifie les violences plus qu’il ne les critique.
Pour y faire face, l’autodéfense sanitaire est bien l’une des composantes de l’autodéfense populaire entendue au sens large. Comme l’écrit Elsa Dorlin, aux « corps vulnérables et violentés n’échoient plus que des subjectivités à mains nues. Tenues en respect par et dans la violence, celles-ci ne vivent ou ne survivent qu’en tant qu’elles parviennent à se doter de tactiques défensives » [13]. Dans cette activité d’autodéfense, le travail de veille et de critique des faits ayant trait à la pandémie est fondamental, vital, et mérite assurément mieux que cet ouvrage.
Brissenden, pour Littéralutte.
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