Qui obéit à qui ? (Pourquoi parler du virus est important)



Nous avons commencé à écrire le texte suivant en janvier 2021. Nous avons encore du mal à y mettre un point final. Dans ce texte, on invite à dialoguer et à chercher des façons concrètes de prendre en compte la pandémie, à notre niveau. En pratique, nous nous sommes surtout heurté·es à la difficulté d’en discuter avec nos entourages. Pourtant, la multiplication de ces dialogues entre personnes amenées à se voir/s’organiser ensemble nous semble nécessaire, afin de nous accorder sur des pratiques autonomes, porteuses d’implications politiques plus larges. Il ne s’agit pas que de partager des ressentis (ce serait déjà bien), mais aussi de faire quelque chose de ce qui se passe, face aux chiffres vertigineux de la crise sanitaire : ces millions de personnes mortes et combien d’endeuillé·es, partout dans le monde, ces patient·es qui galèrent des mois après. Et faire en sorte que ça soit, au moins, une opportunité de considérer le monde qui nous entoure, auquel on appartient – pas seulement une expérience de dépossession et de rétrécissement de la vie.

— Bonne année ! Je passe par Lyon jeudi, ça me ferait trop plaisir de te voir. Éventuellement, je pourrais passer la nuit chez vous ? Vous êtes comment dans ta maison niveau corona ? 
— Yo ! Nickel ! On sait pas quand ça va finir cette contamination et on voudrait revivre l’instant présent comme avant. Du coup, on est flippé·es par le virus mais encore plus de son impact social. On voudrait contrecarrer la novlangue de la distanciation.
— Ouais, ils font flipper avec leur guerre et leurs gestes frontières. Mais jte dirais, je préférerais pas le choper... J’essaye de faire un peu gaffe et de me tenir au courant. En tout cas, vous avez de la chance d’être sur la même longueur d’ondes avec tes colocs. Ça a clashé sur ce sujet chez Machinette.

Depuis le début de l’année 2021, le nombre de nouveaux cas de covid-19 est en augmentation constante en France. De nouveaux variants circulent partout sur le territoire, menaçant de propager la maladie à une vitesse démultipliée. Depuis octobre 2020, plusieurs centaines de personnes meurent quotidiennement. Que faire face à ce fléau ? La pandémie nous donne au moins la possibilité de questionner nos responsabilités collectives. Et dans cette situation inédite, tout est à inventer.

— Plus facile à dire qu’à faire !
— Ben oui ! Mais encore plus difficile à faire si on s’en parle pas, patate !
— Haha, grosse maligne ! T’as tes entrées au conseil de défense sanitaire pour penser que tu vas changer quoi que ce soit ?

La dynamique de l’épidémie ne se joue pas entièrement à l’échelle des individus ou des groupes d’individus. Nous n’avons pas (par exemple) le pouvoir de contraindre l’ensemble des écoles à fermer, ni les lieux de travail où on s’expose au virus pour les besoins de l’économie. Mais dans le réseau regroupant les personnes que nous rencontrons physiquement, nous pouvons réfléchir à nos pratiques pour les rendre moins risquées en termes de contamination.

— Mais tu trouves pas qu’on en fait déjà beaucoup ? Les bistrots fermés, la menace de se prendre 135 euros d’amende à chaque coin de rue pour tout et n’importe quoi ? de se faire accuser de mise en danger de la vie d’autrui pour une teuf ?
— C’est trop surtout parce que c’est n’importe quoi... Une partie des règles que le gouvernement impose sont déconnectées de la logique de l’épidémie. Le couvre-feu par exemple, ça me fait le même effet que si, pour éviter les accidents de la route, on me disait qu’il y a une nouvelle loi qui dit que tu es obligé·e de faire trois fois le tour de chaque rond-point.
— Mmh. Et pendant ce temps-là, les cantines restent ouvertes, et personne ne parle de détecteur de co2...

Les activistes en lutte contre le VIH/Sida parlent de « réduction des risques », pour désigner une démarche où les personnes accordent une attention particulière aux pratiques afin de prendre en compte les risques qu’elles comportent, en termes de contamination. Elle s’appuie sur les connaissances des modes de transmission, connaissances susceptibles d’évoluer au fil du temps. Elle suppose la communication entre individus sur le niveau de risque qui leur semble acceptable et le partage d’informations. Elle implique de reconnaître qu’il existe une crainte légitime liée à telle maladie, par exemple, ici, le coronavirus et qu’on souhaite, dans la mesure du possible, s’en prémunir. (Bien sûr quand elle survient, il faut aussi la soigner. Il est donc essentiel que des lits de réanimation soient disponibles pour chaque personne qui en aurait besoin. Mais nous ne pouvons pas nous satisfaire d’une stratégie qui se contenterait d’ouvrir des lits de réanimation et laisserait par ailleurs l’épidémie suivre son cours, les remplissant aussitôt, nous laissant sans aucune autre perspective que d’ouvrir plus de lits de réanimation.)

— Au fait, pour répondre à ta question, tu peux venir à la maison jeudi ! J’en ai parlé aux autres, ils et elles sont d’accord. Même si c’est le confinement. Et si jamais tu te fais contrôler, on a une tirelire pour faire face aux amendes. Mais pour ce qui est du virus, on n’est pas inquiet·es. Moi je pense que je l’ai déjà eu.
— Bien vu, votre idée de mutuelle ! Et puis, de toutes façons, je me ferai dépister avant de venir.

Dans le cas du covid, il faut prendre en compte que les risques existent pour nous-mêmes ET les gens qu’on est susceptible de côtoyer, y compris « indirectement ». Quelqu’un·e qui n’aurait « même pas peur » que le virus passe par lui/elle fait courir un risque plus important aux collègues de son/sa colocataire ou aux parents d’élèves de la classe de son enfant (entre autres). Les conditions de vie des un·es mettent certain·es plus en danger que d’autres, en particulier celles et ceux qui n’ont pas le choix d’échapper à la promiscuité : les habitant·es de foyers d’hébergement, les travailleur·ses qui ne peuvent télétravailler, les détenu·es, etc., les rendant plus tributaires du comportement collectif. Notre santé physique, notre santé mentale, celle de nos proches, de nos voisin·es sont interdépendantes, c’est l’occasion de réfléchir au-delà de nos groupes qu’on prétend souvent vouloir dépasser.

— Moi ça me déprime que pour passer une soirée ensemble, ça devienne le parcours du combattant.
— C’est clair. Tout est tellement pesant. Comment résister à ça ??
— Je trouve ça cauchemardesque, des fois, j’ai envie de m’échapper. Et je me demande si tout ce qu’on a construit d’anti-autoritaire jusqu’ici est dépassé par cette nouvelle réalité.

Quand on laisse des règles formulées par d’autres contraindre nos modes de vie, on a conscience de se soumettre. Mais ne rien décider, par flemme d’en parler, ou parce que c’est relou, c’est aussi accepter un état de fait. Le plus souvent, dans les cercles auxquels on appartient, ne pas parler des masques signifie pour les un·es décider qu’on ne le portera pas (en ayant l’air de ne pas y toucher), et pour les autres, s’y résoudre. Alors, qui impose quoi, à qui et pourquoi ? Qui obéit à qui ? 

— Brr… Il fait trop froid…
— On rentrerait pas à l’intérieur, finalement ?
— Ouais, je suis pour aussi. Celles et ceux qui veulent peuvent porter le masque.
— Haha, tu nous laisses le choix entre le rhume ou le corona…

Si on refuse de modifier nos façons de nous retrouver, par lassitude, manque d’intérêt ou scepticisme, si on réduit la prévention à une affaire individuelle, l’épidémie va continuer à nous imposer son rythme, et les gestionnaires professionnels des affaires publiques à avancer leurs pions. Que les règles imposées soient parfois absurdes, que la stratégie gouvernementale réponde à une logique de crevards, nous donne des raisons supplémentaires pour nous impliquer dans le soin qu’on se doit les un·es aux autres, avec discernement. Nous voyons dans le cercle amical et familial des proches laisser le hasard décider si oui ou non ils et elles vont être contaminé·es. En parallèle, le gouvernement prend la place qu’il s’octroie, et qu’on lui laisse, dans la gestion de cette crise. Laisserons-nous les mesures gouvernementales se substituer à nos solidarités, et au dialogue qu’elles supposent ?

Et alors que nous mettons en branle cette réflexion, il faudra aussi examiner les visions du monde, les hypothèses sur lesquelles nous nous fondons. Prendre en compte les risques de contamination construit-il un monde où l’autre est vu comme un danger ? Ou construit-il les conditions de la confiance entre individus ? Faut-il opposer santé mentale à santé « physique » ? À qui revient la prise en charge de la santé ? Certaines morts sont-elles acceptables et pourquoi ? Mon système immunitaire est-il un capital individuel ? La maladie est-elle seulement le problèmes des malades ? Acceptons-nous que le coronavirus soit le juge céleste sélectionnant les « forts » contre les « faibles » ? Certains points révéleront peut-être des désaccords plus profonds qu’on ne le croit.

— Allô, mémé ? Il paraît que tu vas te faire vacciner ? 
— Oui, j’ai rendez-vous pour la première injection lundi prochain.
— Mais t’as pas entendu à la radio, les effets secondaires, et tout ? 
— Si ! Mais tu prends pas la pilule, toi ?

Il y a des choses que nous ne voulons pas trancher ici. Nous nous méfions des technologies, de l’État, des entreprises qui cherchent et tirent leur épingle de la pandémie. S’inquiéter des intérêts des labos et de la classe dirigeante n’est pas complotiste. Suggérer le port du masque ne rend pas complice de la police. Ce n’est pas l’un ou l’autre. Le risque zéro contre le rien-à-foutre. Ne nous mettons pas dans des boîtes. Il y a des choix qui appartiennent aux individus. Mais évitons de prendre ceux qui impliquent autrui sans en parler avant. Discutons de ce qu’on fait, comment et pourquoi. C’est urgent.

15 avril 2021
rien-nest-fini@riseup.net


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