Quelques notes sur l’information « libre » à l’heure des réseaux sociaux



L’atelier des médias libres à travers cet article s’interroge sur le rapport et l’usage des militant.es aux réseaux sociaux.
Ce texte commencé à l’occasion d’une rencontre sur le sujet lors du festival du livre et des cultures libre, est susceptible d’être modifié au fil du temps, des infos et des discussions.
Toute contribution sur le sujet est bienvenue, par mail à l’adresse mediaslibres [arobase] riseup.net.

Charge de CRS, matraques, gaz. Prendre une photo, l’envoyer vite avec un commentaire. Courir à l’abri. Checker le nombre de retweets, les réponses. C’est cool, ça tourne un peu. Pendant au moins une heure, j’ai plusieurs dizaines de relais d’un peu toute la France, même du Canada et d’Algérie. J’ai rajouté qu’il fallait urgemment du soutien face aux flics, mais j’y crois pas trop. De toutes façons, quelques interpellations et un quart d’heure plus tard, c’est fini. Au moins, j’ai gagné 2 followers et montré que j’étais sur place. Les 1 000 ou 2 000 personnes qui auront entraperçu mon tweet auront capté que c’était speed ici (et que j’y étais).

Je suis comme beaucoup de gens autour de moi qui utilisent désormais Facebook et Twitter massivement dans leurs pratiques militantes. Au risque de l’impasse. Je passais pour un farfelu limite débile y’a quelques années quand j’ai commencé à utiliser Twitter. Aujourd’hui les réseaux sociaux apparaissent comme une évidence pour beaucoup de militant·es. Une occupation, hop, un compte Twitter. Un événement, bim, une page Facebook. Toutes les villes ou presque ont désormais leur page Facebook « trop véner », « insurgée », « dans la rue »… Aujourd’hui, c’est monter un site (surtout participatif) qui paraît un peu décalé. Comme s’imposer un temps de retard, refuser les outils fignolés par de gentils capitalistes bonnes poires. Ne pas aller là où il faudrait pour « massifier », être vu, lu, entendu. Bref, être un peu couillon·ne.

Les réseaux dits « sociaux » posent pourtant un paquet de soucis quand on y réfléchit deux secondes. Ce qui est loin d’être évident. Et nombre de camarades, pourtant radicaux, répètent à la moindre critique qu’il n’y a de toute façon pas d’alternative à Twitter et Facebook. Le thatchérisme appliqué à l’information anti-autoritaire. Le pire, c’est qu’ils et elles n’ont pas tout à fait tort.
Les dernières mobilisations ont profité de l’implantation des réseaux sociaux

La communication militante a clairement bénéficié ces dernières années des outils mis à disposition par les multinationales. Sans refaire le « Printemps arabe », où l’usage de Facebook semble avoir été largement surévalué, il est clair que les dernières mobilisations ont profité de l’implantation des réseaux sociaux dans la population. Leur simplicité d’usage, l’autonomie de chacun·e qu’ils permettent, leur disponibilité permanente, les connexions parfois improbables qu’ils favorisent, leur rapidité de diffusion, la facilité de créer un compte, l’infinie diversité des êtres et des discussions qui peuvent potentiellement s’y déployer… On n’a plus à se soucier de rien, et surtout pas des aspects techniques. On n’a plus qu’à réfléchir vite fait à ce qu’on y dit, ce qu’on y like, ce qu’on y partage. Au rythme et selon les interactions prévues par les multinationales et leurs cohortes d’ingénieur·es.

Avec ces derniers voilà l’embrouille qui pointe le bout de son nez. Ces architectes du capitalisme de surveillance font profession de capter et de mesurer la moindre de nos activités pour en tirer profit. Ils élaborent des manières de mieux nous essorer, de nous extraire toujours davantage de jus de données [1]

On peut toujours, avec quelques camarades, avoir l’impression de détourner le dispositif mis en place. On s’est créé un compte avec Tor. On a réussi à donner une fausse identité. On appelle à des actions sans être retrouvables. Mais tout ce qu’on fait — et tout ce qu’on provoque comme action, like, partage, etc. — reste captif de ce dispositif de travail gratuit pour les multinationales de la surveillance.
Des appareils de capture

Un dispositif pensé pour nous y faire passer un maximum de temps en ayant l’impression d’en gagner. Un dispositif technique mis en place pour qu’on n’ait pas besoin d’apprendre de technique. Un dispositif qui regroupe tout ce qui est publiable pour qu’on ait plus besoin d’aller publier ou voir ailleurs. Twitter et Facebook sont d’abord des appareils de capture. Et on est beaucoup, comme moi, à en être captif·ves.

Ce qu’ils capturent, c’est notre autonomie collective. Notre capacité à créer par nous-mêmes nos outils. Nos utopies, ou comment on imagine des relations, ici et maintenant. Notre cohérence, qui nous fait sentir bien dans ce qu’on fait et dans ce qu’on croit, sans alimenter de gigantesques bases de données en ignorant à quoi ça peut servir, même si apparemment beaucoup de gens sérieux prennent ça très au sérieux [2]. Nos centres d’intérêt : il suffit de parcourir les rayons d’une librairie libertaire pour saisir la pauvreté des sujets ou des manières de les traiter qui font du like sur les réseaux sociaux. Nos idées, qui ne se résument ni à un hashtag ni à un slogan placardé sur une image. In fine, notre envie réelle de mettre à bas ce monde.

Il est possible d’imaginer utiliser les réseaux sociaux avec parcimonie. Comme on tracterait devant un supermarché pour capter des gens qui ne viennent pas dans notre squat d’activités ou notre bourse du travail. Il serait par contre terrible de monter un infokiosque dans un Carrefour, entre la (fausse) poissonnerie et la boucherie. C’est pourtant exactement en ça que consiste l’usage exclusif des réseaux sociaux pour s’exprimer et diffuser des infos.

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Notes

[1Cette cartographie des brevets déposés par Facebook permet d’évaluer un peu mieux les techniques mises en place pour transformer la moindre interaction en donnée.

[2« Le marché des données des citoyens de l’Europe des Vingt-Huit s’élevait à 60 milliards d’euros en 2016 », écrit Le Monde. Pour Twitter, la commercialisation de données représente 90 millions de €au 1er trimestre 2018. L’affaire Cambridge Analytica révèle comment il est courant de se servir de ces données pour les entreprises ou groupes politiques qui peuvent se les payer. Ce dernier article pointe un problème qui devrait nous préoccuper : quand nous encourageons une guérilla de l’information sur Twitter et Facebook pendant les mouvements sociaux, nous ne sommes absolument pas certain·es de lutter avec les mêmes armes que nos ennemis. C’est un peu comme si on décidait d’avoir les deux pieds attachés et les yeux bandés pendant un match de boxe, sur un ring blindé de capteurs et de caméras de surveillance au profit de notre adversaire.


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