Puisque je vous dis que je n’en veux pas !



Depuis près de deux mois, Sidi Ali et Centrale Danone, leaders de l’alimentation au Maroc, ainsi qu’Afriquia, qui y distribue des carburants, font l’objet d’un mouvement de boycott : les consommateurs concernés dénoncent l’augmentation des prix de vente pratiquée par ces entreprises sur les produits de première nécessité.

Du coup, les commerces ont bien du mal à liquider leurs stocks d’eau minérale et de lait. Selon le quotidien chérifien, L’Économiste, 42 % de la population participerait à ce front du refus d’acheter. Au fond, l’ampleur du mouvement traduit un rejet des élites économiques et politiques, ô combien conniventes au royaume de Mohammed VI, réputées inféodées aux grands groupes industriels – souvent des multinationales – et responsables de la dégradation du pouvoir d’achat.

Là-bas, le mélange des genres est la règle. Par exemple, Aziz Akhannouch, propriétaire d’Afriquia, susmentionnée – ce qui lui vaut tout de même de figurer au classement des grandes fortunes établi par la revue Forbes –, est également ministre de l’Agriculture, de la Pêche maritime, du Développement rural et des Eaux et Forêts. Lors de l’inauguration du nouveau port de Tanger, le 7 juin dernier, il s’est trouvé quelques courageux/euses pour tancer le milliardaire, qui parle à l’oreille du roi, aux cris de « Akhannouch, dégage » ! Face à l’adversité populaire, le ministre de l’Agriculture a agité le bâton : selon lui, le boycott ne peut que conduire à la fermeture de sites industriels et à des pertes d’emplois. Mais, rien n’y fait pour le moment : le boycott persiste. Un autre membre du gouvernement, Lahcen Daoudi, ministre des Affaires générales et de la Gouvernance, a été acculé à la démission, lui, après avoir participé à un sit-in des employés de Centrale Danone, qui ne tiennent pas à payer les pots cassés.

Depuis le début de la grève du porte-monnaie, la filiale du géant français de l’agroalimentaire, Danone, a déclaré avoir perdu 20 % de son chiffre d’affaires ; mais, elle annonce, en conséquence, son intention de réduire de 30% ses approvisionnements auprès des producteurs de lait locaux.

Le gouvernement marocain parie sur un pourrissement de ce mouvement inattendu et original, largement relayé et amplifié par les réseaux sociaux : la pression économique pourrait déboucher sur l’affaiblissement du boycott, en raison des dégâts sociaux prévisibles, les multinationales n’ayant évidemment pas l’intention de réduire leurs marges d’exploitation.

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Ici, en France, l’appel au boycott est interdit. Régulièrement, des juges donnent raison à ceux qui n’hésitent pas à ester en justice pour s’opposer à une telle action, comme la campagne BDS – boycott, désinvestissement, sanctions, à propos des produits israéliens en provenance des territoires occupés de la Palestine –, au prétexte que cela relève d’une forme de discrimination. Les plaignants s’appuient sur l’article 24, alinéa 7, de la loi sur la Liberté de la Presse du 29 juillet 1881 (modifiée) : « Ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement. » Ce point est complété par l’article 225-2 du Code pénal qui précise que « la discrimination définie aux articles 225-1 à 225-1-2, commise à l’égard d’une personne physique ou morale, est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45000 euros d’amende lorsqu’elle consiste […] à entraver l’exercice normal d’une activité économique quelconque ».

Au passage, on s’étonnera de la grande naïveté dont font preuve les juges lorsqu’ils confondent allégrement une opposition déterminée à la politique menée par le gouvernement israélien à l’égard des Palestiniens – cette dernière est de nature à scandaliser n’importe quelle âme bien née, n’importe quel-le humaniste – et une discrimination qui serait nourrie d’antisémitisme. L’affaire est bien connue : les juges ne font pas de politique ! Les groupes de pression, entre autres, le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme et la chambre de commerce France-Israël, savent comment provoquer cet amalgame.

Dans le cadre des procédures faisant suite à des appels au boycott des produits israéliens, la circulaire du 12 février 2010 de Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Justice, requérait « de la part du ministère public une réponse cohérente et ferme à ces agissements » ; par ailleurs, la ministre demandait à ses subordonnés que « si certaines procédures ont déjà fait l’objet de classements sans suite, [de prendre] soin d’exposer de manière détaillée les faits et de préciser les éléments d’analyse ayant conduit à ces décisions ».

En novembre 2014, la cour d’appel de Colmar a condamné les auteurs d’un appel au boycott, dans le cadre de la campagne BDS, jugeant celui-ci incontestablement condamnable : « La provocation à la discrimination ne saurait entrer dans le droit à la liberté d’opinion et d’expression dès lors qu’elle constitue un acte positif de rejet, se manifestant par l’incitation à opérer une différence de traitement à l’égard d’une catégorie de personnes, en l’espèce les producteurs de biens installés en Israël. » La cour de Cassation rejettera le pourvoi des condamnés, dans son arrêt du 20 octobre 2015. « L’exercice de la liberté d’expression, proclamée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, peut être, en application du second alinéa de ce texte, soumis à des restrictions ou sanctions qui constituent, comme en l’espèce, des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la défense de l’ordre et à la protection des droits d’autrui. »

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Christiane Taubira, à son tour ministre de la Justice, refusera d’abroger la circulaire Alliot-Marie, en raison du contexte général de la montée de l’antisémitisme, ce qui n’a pourtant rien à voir avec la campagne BDS.

C’est ainsi que la France est l’un des rares pays – avec Israël – à pénaliser le boycott. Sous l’influence des milieux économico-politiques, le Maroc pourrait bientôt y goûter…

Pour autant, dans la vie de tous les jours, à l’heure de faire tel ou tel choix décisif – quoi boire ou manger ? que porter ? où aller ? comment ? avec qui ? que faire de ses jours et de ses nuits ? dans quel état errer ? –, nous ne faisons pas autre chose que pratiquer une discrimination indispensable, permanente, orientée par nature, militante parfois, salutaire dans tous les cas. Nous décrétons un embargo universel sur le nationalisme et ses ornements, drapeaux, hymnes, armées, statues, commémorations, héros imaginaires et braves par hasard : c’est le seul moyen d’abattre enfin les frontières de la bêtise humaine. Nous mettons au ban de l’espèce les autocrates et leurs suppôts, quelle que soit leur obédience, communiste ou capitaliste ou les deux à la fois, nous ne serrons pas la pince sanguinolente de ces tarés, nous interdisant tout badinage, nous ne commerçons pas avec eux, si bien fait que nous encourageons tous les peuple (ment) s à se prendre en main. Dans l’isoloir, avouons-le maintenant, nous ostracisons avec autant de délectation que de mépris, une brochette de candidat-e-s, dont la classe sociale égoïste – en un mot, la bourgeoisie –, les idées et la tête ne nous reviennent pas, de surcroît, quand ils/elles présentent potentiellement un danger véritable pour la République. En mangeant bio, la bouche délicieusement pleine, nous prenons un immense plaisir à dire « merde ! » à l’agrochimie, cette industrie de la mort lente ; de même, nous renonçons définitivement à pousser la porte des chaînes de la malbouffe. Nous n’achetons pas non plus les produits et les services obtenus sous d’autres cieux au prix du sang, de la sueur et des larmes de quasi-esclaves, qui relèvent pour le moins d’un dumping social et environnemental effroyable. Nous proscrivons les marques, qui ne sont pas des marques d’affection, et, sans peur du ridicule, nous ne nous plions pas aux modes imposées. Nous pouvons aussi mettre à l’index les médecins cupides et leurs poudres de perlimpinpin, comme dirait l’autre zinzin, les médias qui tentent de nous rendre stupides, à force de langue de bois, de pensée unique et de messages promotionnels, les ecclésiastiques de tout poil et leurs homélies hypocrites, les marchands de destinations de rêve – qui le sont, sauf pour les autochtones ! –, les transporteurs aériens et leurs pollutions tant diurnes que nocturnes, les GAFA et leur emprise sur nos vies ouvertes à tous les vents, Total et son projet d’agrocarburants à partir d’huile de palme dans sa raffinerie de La Mède, etc. Etc. Chacun de ces choix discriminants nous engage avec détermination dans l’action.

L’appel au boycott est interdit, certes, mais pas sa pratique. Comme disait Bourvil, « le dire, c’est bien, mais le faire, c’est mieux » ! Hic… et nunc.

Piéro

Article paru dans RésisteR ! #56, le 16 juin 2018.