Pourquoi lire fait du bien, et surtout dans notre société moderne



Cette semaine, j’ai été obligée de me rendre à une formation professionnelle sur le travail que je fais depuis un mois. L’idée était de m’apprendre à optimiser mes performances, connaître les différents acteurs avec lesquels je suis amenée à travailler et leur place dans la hiérarchie, ainsi que la longue histoire de ma structure et son prestige. C’était vraiment emmerdant, mais comme ce n’est pas la première formation que je fais, je le savais ; j’avais donc amené de quoi lire dans la salle, histoire de pouvoir respirer un minimum.

Au bout de quelques pages, j’ai levé la tête, regardé l’intervenant planté devant son powerpoint, et je me suis dit : « Ah... Ça fait teeeellement du bien de pouvoir lire. » Puis j’ai commencé à réfléchir aux raisons de cela. Et j’en ai distingué quatre.

1° Vivre d’autres vies

JPEG - 190.8 ko

C’est la raison à laquelle on pense en général tous et toutes. Lire permet de vivre d’autres vies, et d’échapper à sa routine. C’est pouvoir s’imaginer berger ou bergère qui gravit les montagnes chaque soir, et un peu plus longtemps les soirs de pleine lune ; c’est être marin ou marine et être transporté.e par mille et une tempêtes ; c’est vivre une histoire d’amour sans complexe avec une femme et participer avec elle à la révolution. C’est ne pas se réveiller chaque matin, quelque peu sonné.e par le cri du réveil, et se dire : « Allez, courage, profite de ton petit déj, la journée ne va pas être si longue, tu seras bientôt de retour à la maison. »

JPEG - 24.7 ko

Cette capacité à se projeter quelque part, dans un imaginaire qu’on nous tend et qu’on façonne à notre tour, est une véritable chance. Je dirais même que pour des êtres qui pensent et se pensent comme nous le faisons, c’est véritablement salvateur.

2° Apprendre par l’expérience

JPEG - 104.9 ko

Il en découle qu’à travers les différentes vies que l’on mène, on apprend des choses : on tire des leçons de « nos » actes (ou de ceux que des personnages vivent pour nous, afin de nous les faire vivre), on réfléchit sur des sujets que l’on n’aurait peut-être jamais considérés jusqu’alors. Lire, c’est avoir accès à un monde parallèle au nôtre, et dans lequel on va pouvoir faire tout un tas d’expériences. Et c’est fantastique.

Sentir ce que cela peut être, tomber amoureux ou amoureuse. Connaître la douleur qu’on peut ressentir lorsqu’on perd un être qui nous est cher, quelqu’un.e qu’on a appris à connaître et auquel on s’est attaché au fil des semaines. Avoir conscience d’à quel point le « monde journalistique » est compliqué et inaccessible pour quelqu’un.e qui n’y a jamais mis les pieds et n’a aucun contact dans cette sphère, et ça peu importe la force de sa détermination. Savoir quel est le quotidien de celles et ceux qui travaillent comme sous-traitant.es dans l’industrie nucléaire, quels problèmes ielles rencontrent et comment cela peut se gérer dans une vie... Savoir c’est quoi, « galérer », quand on est précaire ou qu’on est né.e dans un milieux social méprisé. Apprendre à trouver les clés et les outils qui nous permettront de surmonter ça.

JPEG - 26.3 ko

Par la lecture, on apprend des choses qui peuvent nous être utiles par la suite : dans nos expériences personnelles, la façon dont on va percevoir le monde, le juger, le comprendre et l’appréhender. La lecture aiguise notre regard, elle nous donne des outils et du grain à moudre.

3° Explorer et développer son potentiel qui, dans cette société qui nous immobilise, reste en sommeil.

JPEG - 125.2 ko

Ce qui personnellement m’épanouit le plus, c’est de savoir qu’en lisant, je vais pouvoir accomplir des choses que je ne pourrais jamais faire dans la vie courante, ou qu’il me sera difficile à réaliser.

Chaque être de ce monde a la possibilité de développer des potentialités qui sont propres à son être. L’oiseau peut voler, le lion peut courir à grande vitesse pour chasser ses proies, la chauve-souris peut voir dans la nuit. Quant à l’homme, ses facultés sont multiples : c’est un être qui a la capacité innée de faire retour sur soi-même, c’est à dire de se représenter, s’imaginer autre, et se modeler selon ses idées et envies. Ses posibilités sont donc multiples et son champ d’actions très large : il est capable de créer à partir de ce qu’il imagine. Il ne se contente pas de reproduire ce qu’il voit ou d’agir selon ce que lui dit son instinct. Il a la liberté de faire des choix et d’inventer.

Pensez par exemple à la danse ou à la musique : la "danse des petits cygnes" de Lev Ivanov ou n’importe quelle symphonie del maestro Beethoven. Ces deux pièces ne trouvent leur identique nulle part dans la nature, ce sont des créations. Or celles et ceux qui font vivre ces créations, qui les rendent visibles et palpables, se réalisent en même temps en tant qu’être : en se laissant entraîner par la force de leur imaginaire, ielles révélent à la fois les potentialités de leurs corps et leurs sentiments. Ils et elles développent leur potentiel : ielles accomplissent ce qu’ielles ont la capacité de faire.

JPEG - 722.4 ko

Or dans cette société où chaque jour on nous demande de nous lever à X heure du matin, prendre le bus, la voiture, le train, aller travailler quatre heures, "s’accorder" une pause de 30 minutes suite à quoi allez hop, on retourne bosser ; dans cette société, se révéler est un privilège. Cela demande d’avoir du temps libre et du temps pour se laisser le temps de la révélation... ;) Ce qui n’est pas si évident que ça.

Personnellement, j’adore le kung fu (eh oui). Avant de reprendre le travail, je pratiquais des exercices chaque matin, et je m’épanouissais beaucoup à travers ça. Je me sentais vivante, je me ressentais tout entière, je me captais comme étant une partie du monde, en interaction constante avec les différents éléments qui m’entourent. J’apprenais beaucoup. Mais depuis que je me suis remise à travailler (pas le choix, l’État m’a coupé les vivres), je n’ai juste plus le temps de faire ce travail là. Je l’ai délaissé pour un autre que j’accomplis pour quelqu’un.e d’autre et dont je ne retire quasiment rien si ce n’est de quoi payer mon appart, ma bouffe, et mon essence. Bref, mon point ici n’est pas de faire une critique de cette vie quotidienne et du travail salarié — en tout cas, pas directement. Je veux dire par là qu’énormement de nos potentialités (se battre, méditer, danser, nager, aimer, voler, penser...) sont mises en suspend dans cette société, et que la lecture peut être un moyen de les révéler et de les explorer à travers le pouvoir de l’imagination (heureusement qu’il nous reste ça)

Pour moi, tout ceci est comparable à l’usage qu’on fait de nos cinq sens. On en priviligie un en général : c’est la vue. Le toucher, l’ouïe, le goût, l’odorat sont bien moins utilisés (pour la plupart d’entre nous, mais pas pour tous.tes !). Là, c’est pareil. Notre travail et nos obligations sociales nous poussent à développer en priorité certaines facultés, pendant que d’autres restent en arrière plan.

C’est alors qu’on se rend compte que les mots ont un pouvoir qui est (presque ?) magique : ils donnent vie à ce qui n’existe pas. Ou pas encore...

4° Exercer sa faculté à imaginer, et créer des imaginaires

JPEG - 536.4 ko

Je pense que la lecture permet — si ce n’est pas à tous.tes, au moins à certain.es — de développer cette faculté de l’esprit qu’est l’imagination. L’imagination est pour moi comme un muscle ou comme une langue : plus on la travaille, plus elle se renforce et se développe. Et cela peut se réveler très utile dans la vie quotidienne.

Déjà parce que ça peut nous empêcher de nous ennuyer lorsqu’on est contraint.es de se rendre à des formations profondémment ennuyeuses (je me plais souvent à m’imaginer des mondes et de longues histoires quand je m’ennuie), ensuite parce que cela élargit nos possibilités lorsqu’on se retrouve devant tel ou tel problème. Dans mon cas, lire et cultiver mon imagination me permet d’appréhender la vie courante avec un background plus fleuri et fertile.

JPEG - 445.6 ko

Cela permet aussi d’y mettre des couleurs lorsque tout nous paraît fade et triste. Et ces couleurs, on vient les puiser dans des aventures et des histoires que l’on a vécues dans des mondes parallèles qui nous permettent de relativiser et combler les manques et les frustrations que la vie ordinaire crée en nous, nous laissant parfois suffoquer dans le vide et le manque de sens qui souvent nous oppresse, tant il semble être présent partout.

Je crois que la lecture peut nous apprendre comment recréer du sens — ou des sens — dans un monde qui n’en a pas, ou plus.

Mais pour cela, il me semble essentiel de ne pas se laisser infiniment absorber par les pages qu’on lit, et de trouver le courage de s’en détacher pour courir affronter et transformer, seul.e ou avec d’autres, le monde ordinaire, afin de le rendre un peu moins ordinaire.

mm.

* J’ai bien fait attention à dire « notre » société et pas « la » société : à force de parler de notre société comme « la » société, on finit par croire qu’il n’y en a pas d’autres dans le monde, et que finalement, cette société occidentale moderne définit ce qu’est toute société. Bouh, grave erreur !