Jusque-là, les dirigeants états-uniens mentaient, certes, mais pas tout le temps, uniquement quand c’était important – par exemple, pour espionner l’opposition démocrate ou pour aller faire la guerre à l’Irak. Aujourd’hui, c’est le règne du mensonge quotidien et assumé : Trump peut dire tout et n’importe quoi et c’est considéré comme presque normal. Le divertissement télévisuel a gagné la Maison-Blanche et l’idée que la vérité compte est simplement passée à la trappe.
À vrai dire, ce fonctionnement des chefs d’État n’est pas tout à fait nouveau. Les dictatures ont toujours reposé sur la force, mais aussi sur le mensonge et la propagande d’État. Que l’on aille en Corée du Nord, en Turquie ou en Russie, on en trouve de nos jours encore de beaux exemples. Pour les dictateurs, qui se prennent tous plus ou moins pour des dieux, la « vérité » est avant tout quelque chose qui se décrète : c’est le produit du pouvoir, les récalcitrants n’ont qu’à bien se tenir. Ce qui est un peu nouveau, c’est la dérive des dirigeants des démocraties occidentales qui adoptent le même rapport pathologique à la vérité. Bien entendu, ils le font à la mode du XXIe siècle, en zappant d’une question à l’autre, en se contredisant, en mentant, en racontant n’importe quoi. La post-vérité, cette dislocation de la vérité, c’est cela aussi, le glissement vers des régimes autoritaires.
Dans la course au mensonge, l’équipe de Macron n’est pas en reste. L’affaire Benalla a offert l’occasion de se lancer et avec les Gilets Jaunes on a atteint le rythme de croisière. Sur le devant de la scène, on voit surtout le ministre de l’Intérieur, Castaner, qui, depuis des mois, nie les violences policières, dénonce les violences de milliers de casseurs « prêts à tout, prêts à tuer », jusqu’à l’invention de l’attaque de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, le 1er mai. Mais Castaner n’est pas seul à jouer cette partition. Macron et le gouvernement sont solidaires, appuient et relaient les mensonges. Mais aussi les médias poubelles comme BFM-TV et quelques autres chaînes, qui ont oublié ce qu’était l’éthique minimale du journalisme et qui se font les relais complaisants des forces de l’ordre. Mais aussi les juges qui, dans les tribunaux, condamnent des centaines de manifestant∙es pour violence ou outrage sur la seule parole des flics, alors que tout le monde sait que ces derniers sont couverts, qu’ils font et racontent n’importe quoi.
Mais le règne de la post-vérité exige plus. Il ne suffit pas d’inonder le monde de fausses informations, il faut aussi effacer les vraies. En bonne logique, dans la fuite en avant du gouvernement, on assiste à des attaques inédites contre des journalistes gênants, parce qu’eux font leur travail. Il y a eu la tentative de perquisition de Mediapart, début février, sur l’incitation de Matignon. Il y a ces nombreux journalistes de terrain qui, dans les manifs, sont régulièrement ciblés par les tirs de LBD 40, quand ils ne se font pas carrément embarquer et placer en garde à vue, comme Gaspard Glanz. Plus récemment, ce sont aussi des journalistes du Monde et de Disclose qui sont convoqué∙es par la DGSI pour avoir révélé des informations gênantes pour le pouvoir, autour de l’affaire Benalla ou de ventes d’armes par la France. Empêcher le dévoilement de la vérité en s’en prenant aux journalistes, voilà qui conduit Macron un peu plus loin dans la dérive autoritaire.
Face à ce déchaînement du mensonge, certain∙es en viennent à suspecter toute information qui arrive par un canal institutionnel ou qui émane de grands médias comme relevant de l’intox. Les gouvernants et les médias à leur botte, mais aussi certains grands groupes industriels (Monsanto, Volkswagen, etc.) ont tellement piétiné la vérité qu’on peut facilement tomber dans une paranoïa qui englobe tout : les journalistes, les scientifiques, les médecins, etc., au même titre que les industriels et les politiciens. On se précipite alors sur les sources d’information « alternatives », qui s’inscrivent plus souvent dans la fachosphère ou chez les sectes qu’à l’extrême gauche, et dont l’intérêt pour la vérité et la rationalité est à peu près aussi bas que celui des gouvernants. En retour, ceux-ci ont beau jeu de dénoncer la montée délirante du complotisme : ils en sont les premiers responsables.
On voit aussi, dans certains milieux militants, quoique de façon plus marginale, monter des conceptions relativistes qui érigent la philosophie du soupçon en stratégie générale de déconstruction des discours. Le « d’où parles-tu ? » devient la question prioritaire, qui suppose que la vérité n’est plus accessible à tou∙tes mais qu’elle dépend de positionnements identitaires : seul∙es celles et ceux qui partagent telle condition (féminine, LGBT, musulmane, etc.) peuvent en dire le vrai et sont autorisé∙es à en parler. Cette stratégie, souvent drapée d’oripeaux libertaires, implique pourtant qu’on ne peut plus échanger, discuter et élaborer des perspectives collectives, et ne fait que conduire aux replis communautaires. Au fond, ce relativisme identitaire partage et, à sa manière, contribue à légitimer le mépris de la vérité des gouvernants.
Quand des gens en viennent à défendre, ici, que la Terre est plate, là, que le génocide des Juifs ou celui des Tutsis n’ont pas existé, ailleurs, que les femmes sont inférieures aux hommes ou que les homosexuel∙les sont possédé∙es par le diable, quand d’autres défendent qu’à chacun∙e convient sa vérité, que la vérité est une question d’identité ou que, finalement, elle pourrait être affaire de goût plutôt que de science… on mesure l’état pitoyable des idéologies ambiantes.
Pour notre part, face aux post-vérités et aux gourous qui les colportent, nous nous en tiendrons à deux anciens adages : « Seule la vérité est révolutionnaire » et « Ni dieu ni maître » !
Léo P.
Article paru dans RésisteR ! #62, le 3 juin 2019.
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