Ni plus ni moins



Le 6 octobre dernier, le politicien professionnel Claude Bartolone était l’invité de Patrick Cohen, sur l’antenne de France Inter.

Le président de l’Assemblée nationale dissertait sur quelques propositions de modernisation des institutions, en vue de les rendre plus démocratiques, commises par lui et l’historien Michel Winock dans un rapport soigneusement rangé au fond du tiroir, tout en bas. Au détour de son opération de communication ripolinienne, il a cité l’économiste Daniel Cohen : « Il parle de cette période où, avec le numérique, la financiarisation et la mondialisation, l’on pourrait assister à une endogamie sociale. On aurait plus, tous, la possibilité de vivre ensemble, le même type de logement, les mêmes territoires, prétendre à la même qualité d’éducation ou de santé. Cela aussi est à prendre en compte, parce que si on laissait s’installer l’idée que, finalement, nous n’étions pas tous à égalité, nous n’avions pas la volonté d’offrir l’égalité à nos compatriotes pour pouvoir prétendre à la même existence, eh bien, il y aurait ce risque démocratique et, là aussi, la règle du jeu, nos institutions, peuvent et doivent renforcer ce vivre ensemble. » À bien entendre le prêchi-prêcha de ce « socialiste » grand teint, nous vivons déjà dans une société d’égalité, idéalement parfaite, sans que nous l’ayons su, éternels insatisfaits que nous sommes, pauvres ingrats patentés.

Le Conseil national d’évaluation du système scolaire a publié un rapport sous la signature de sa présidente, Nathalie Mons, en septembre dernier. Celui-ci montre comment l’école creuse les inégalités sociales entre les élèves, tant en termes de ressources mises à leur disposition, que dans les résultats qu’ils obtiennent, leur orientation, les diplômes passés et, finalement, leur accès au marché du travail. « Depuis le début des années ’80, nous menons une politique d’éducation prioritaire dont aucune recherche n’a pu montrer des effets positifs. »

Le Panorama de la santé produit par l’OCDE [1] compare les données des 28 états de l’Union européenne. Le millésime 2016 montre comment les inégalités de santé se creusent en France. Si le taux de renoncement aux soins de la population globale pour des raisons d’éloignement géographique, de délais ou de financement y est moins prononcé que dans la moyenne européenne (2,8 % contre 3,3 %, en 2014), il s’élève à 6,6 % pour les pauvres (les deux derniers déciles de la population française) alors que la moyenne européenne s’établit à 6,4 %. En France, dans le secteur dentaire, 12 % des pauvres renoncent à des soins, contre 1,6 % chez les riches (les deux premiers déciles de la population française).

Selon l’Observatoire de la pauvreté, qui s’appuie sur les données 2014 de l’INSEE [2], « la France compte 5 millions de pauvres au seuil à 50 % du revenu médian et 8,8 millions à celui de 60 %. Dans le premier cas, le taux de pauvreté est de 8,1 %, dans le second de 14,1 %. […] Au cours des dix dernières années (2004-2014), le nombre de pauvres a augmenté de 950 000 au seuil à 50 % et de 1,2 million au seuil à 60 %. […] Entre 2012 et 2014, le nombre de titulaires du RSA a augmenté de 200 000, soit +12,9 %. »

Ces trois exemples montrent que nous ne sommes pas tou-te-s tout à fait à égalité, contrairement à ce qu’ânonnait crânement Bartolone. Dans les palais de la République, la pauvreté n’a pas d’odeur, les miasmes populaires n’atteignent pas les terrasses [3].

La disparité des revenus est la mère de toutes les plaies. La pauvreté est le déterminant social et économique le plus évident des inégalités, par exemple en matière de santé et d’éducation. Donnez à chacun-e la part de la richesse collectivement produite, qui lui revient, et vous réglerez l’essentiel de tous les problèmes auxquels elle/il doit faire face : pauvreté, sous-alimentation, précarité énergétique, renoncement à la santé, travail aux conditions indécentes, violences conjugales, addictions (alcoolisme, télévision, etc.), désespoir, bêtise, cynisme et… mauvais goût à vouloir imiter les petits-bourgeois et les nouveaux riches.

Avec l’égalité, plus besoin de faire la queue dans les soupes populaires, de courber l’échine devant les généreux donateurs dans les bonnes œuvres qu’ils exécutent la bouche pleine pour se donner bonne conscience ! Finie l’attente devant les guichets, les bras chargés de formulaires aux modalités incompréhensibles ! Envolé le logement social obtenu au prix d’un bulletin de vote de la couleur idoine. Enfin la possibilité de partager son travail, surtout quand il est pénible, et d’atteindre le plein-emploi pour tou-te-s celles/ceux qui veulent bien s’y adonner.

Mais, pour le politique, partager la richesse, en mettant en œuvre le principe d’égalité, serait renoncer à l’emprise obtenue sans frais sur une population à sa merci. La martingale a fonctionné pendant des décennies, particulièrement à gauche. Mais, à présent que le populo se tourne massivement et dramatiquement vers l’entreprise familiale Le Pen Père, Fille & Nièce, il sort des écrans de contrôle et des visées électorales.

Vraiment tous égaux ? La cupidité et l’égoïsme des uns sont favorisés par l’inertie des autres et conduisent à une échelle d’inégalités télescopiques (voir encadré). Avec de telles différences, il ne peut être question d’un contrat social et d’un « faire société », qui supposent l’égalité entre membres.
L’égalité n’est pas l’aumône humiliante, sébile tendue à bout de bras. L’égalité n’est pas la carotte pendouillant à l’horizon des yeux pour dire : « Sois sage, ton tour viendra ! » L’égalité des chances, ce n’est pas un système dans lequel les enfants des bourgeois ont les jambes les plus longues et le vent parental soufflant dans leur dos. L’égalité, ce n’est pas attendre que la croissance économique – une lubie qui sert de viatique et de vade-mecum à tous les ignares qui parlent économie – produise un supplément de richesses qui permettrait 1° de ne pas toucher à la répartition déjà acquise et 2° de faire accroire à une hypothétique répartition. Ces économistes baltringues, qu’ils soient employés par les banques, journalistes ou politiciens, promeuvent la théorie du ruissellement : il faut que les riches puissent consommer plus pour que les pauvres raclent les miettes avec leurs dents.

Si ces gens vous invitaient chez eux pour un goûter autour d’une tarte à la mirabelle – ce qui n’est pas près d’arriver, rassurez-vous ! –, attendez-vous à manger le trottoir tandis qu’eux se serviront la part du lion. Certains morfals ne se gênent pas pour prendre plus que leur écot, privant du coup les autres de ce qu’ils obtiendraient par une juste répartition. Ne dit-on pas que charité bien ordonnée commence par soi-même ? L’application du principe d’égalité prendrait normalement en compte le patrimoine, l’âge et, le cas échéant, les personnes à charge, pour chacun-e des bénéficiaires.

Il n’est pas utile de rouvrir de longs débats philosophiques pour mesurer les vertus de l’égalité. Toutefois, la mention d’Alexis de Tocqueville est nécessaire pour comprendre l’inertie en la matière et pourquoi les politiques publiques ont renoncé depuis toujours et jusqu’à longtemps à défendre et instaurer le principe d’égalité. Dans De la Démocratie en Amérique (1835-1840), il écrit : « Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. » Disant cela, l’un des pères de la philosophie libérale, indique sa crainte d’une société désormais sans histoire, atomisée, dont les classes sociales et la hiérarchie afférente seraient dissoutes au profit d’une vision individualiste du bonheur. Il y voyait aussi le risque d’une société fragile face au risque despotique puisque les individus se seraient plus intéressés que par leurs « petits et vulgaires plaisirs » personnels. Il semble bien que notre civilisation contemporaine ait cumulé toutes ces tares : inégalitaire et nombriliste, elle est soumise de façon consentante au despotisme du dieu marché, de la sainte croissance et de la bienheureuse consommation.

L’égalité figure au centre du triptyque dont la République française a fait sa devise. Les bâtiments publics s’en flattent de façon effrontée. Le concept d’égalité reste de nos jours, deux cents ans plus tard, une idée parfaitement révolutionnaire. Elle devrait être le ferment le plus fort de la liberté et de la concorde, mais, en raison de l’accaparement pratiqué par une minorité asociale, plus que par le coup du sort ou les hasards de la fortune, elle demeure pour le moment un objectif illusoire. La volonté politique et la revendication populaire manquent de ferveur pour l’inscrire dans le réel.

Piéro

Article paru dans RésisteR ! #46, décembre 2016.

Encadré

Points de repère sur la situation en France

• Revenu national brut par habitant, en 2014 : environ 40 000 euros (source : Banque mondiale).
• Smic annuel brut (au 1er janvier 2016) : 17 600 euros.
• Seuil de pauvreté à 60 % du salaire médian annuel (2014) : 12 096 euros net ; seuil de pauvreté à 50 % du salaire médian annuel (2014) : 10 080 euros net.
• RSA annuel pour une personne seule et sans enfants (au 1er septembre 2016) : 6 422,04 euros net.
• Salaire brut annuel moyen en équivalent temps plein (EQTP) dans le secteur privé ou dans les entreprises publiques (INSEE, 2014) : 35 484 euros.
• Indemnité annuelle brute d’un-e député-e (au 1er juillet 2016) : 85 713 euros.
•Revenu annuel net moyen d’un médecin généraliste (INSEE, 2011) : 82 000 euros (133 460 euros pour un spécialiste, hors dessous-de-table).


Notes

[1Organisation de coopération et de développement économiques.

[2Institut national de la statistique et des études économiques.

[3À ce stade des choses, il n’est pas inutile de rappeler que Claude Bartolone s’était fait épingler par Le Canard enchaîné, en avril 2013, pour sa modeste maison de 380 m2, en Seine-Saint-Denis, avec une terrasse donnant une vue imprenable sur Paris. Liens sur Rue 89 et sur le JDD