Nancy, ville radicale

Nancy (54) |

Le conseil municipal de la ville de Nancy est en général assez plan-plan. Les élus et élues, notables conformistes, échangent des propos convenus et votent les décisions du maire radical valoisien dans le calme. On est entre gens de bonne compagnie.

Les échanges à fleurets mouchetés servent à alimenter les pages de L’Est républicain, ou de La Semaine, hebdomadaire local fort ennuyeux qui tient davantage de la communication institutionnelle que du journalisme.

Mais, en ce lundi 14 mai 2018, à 14 heures 30, on entend une mouche voler. L’heure est grave. L’ordre du jour indique que le point 1 est consacré à la « politique de la ville de Nancy en matière de sécurité publique ». En plus de l’assemblée municipale habituelle, ont pris place autour de la table le préfet, le procureur de la République et le directeur départemental de la Sécurité publique. La séance est présidée par le maire et l’adjoint à la Sécurité.
Ça sent la testostérone. La sécurité à Nancy est affaire d’hommes.

Fin observateur du petit théâtre politicien local, Pierre Taribo, ancien rédacteur en chef de L’Est républicain et désormais éditorialiste de La Semaine, est au premier rang. Sa place est réservée. Il prend des notes en vue de son compte rendu (on peine à écrire « article » à propos de la prose de quelqu’un qui est au journalisme critique ce que McDonald’s est à la gastronomie).
La Semaine publiera le compte rendu deux semaines plus tard. C’est une source de première main [1], pas l’ombre d’une critique ou d’un doute. La parole officielle, le discours des puissants. Rien de plus, mais rien de moins.

Faisons donc confiance à Pierre Taribo lorsqu’il nous rapporte les paroles des un·e·s et des autres. De toute façon, on n’a pas le choix. Résister ! n’est pas invité aux conseils municipaux et le conseil municipal à Nancy, c’est un peu comme une boîte de nuit : sitôt qu’on a une tête qui ne revient pas (ou qui revient trop) aux agents de sécurité à l’entrée, c’est complet !

On peut renvoyer le lecteur à l’article de Pierre Taribo. Il faut avouer que, pour une fois, la lecture de La Semaine ne rend pas somnolent.

Elle fait même froid dans le dos.

Ainsi, lorsque le préfet fait son bilan sur la sécurité à Nancy, il amalgame trafic de stupéfiants, prostitution, mouvements sociaux et terrorisme. Citons Taribo à propos du préfet : « Dans ce bilan, il inclut l’évacuation de la faculté des Lettres, la surveillance discrète des centres d’examen et la lutte contre les stupéfiants. »
Inutile de préciser que personne au conseil municipal ne pipe mot. Alors ça peut continuer : on apprend que le même préfet a demandé que « soit analysé le profil des Tchétchènes qui vivent dans le département ». Que le représentant de l’État cible une nationalité ou une ethnie en public ne choque pas l’assemblée élue des notables.
Rappelons à toutes fins utiles que la plupart des auteurs d’attentats récents sont de nationalité française. Rappelons qu’analyser un profil est un doux euphémisme, dont ni Taribo ni nos représentant·e·s au conseil municipal ne se demandent comment concrètement cela peut bien se traduire.
La police tient-elle des fichiers ? Si oui, lesquels ? Quels renseignements contiennent-ils ? Comment sont-ils alimentés ?
Analyser un profil : est-ce que ça implique des enquêtes, des surveillances, des interrogatoires ?
Quelles sont les garanties dont disposent les gens pour se défendre face à l’arbitraire de la police et de l’État ?
Qui contrôle ces « profileurs » ? Quels sont les moyens de recours ?
Que deviennent les résultats de ces enquêtes ? Qui y a accès ?

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Mystère ! Chacun·e autour de la table, journalistes inclus, fait confiance à ces messieurs, procureur, préfet, chef de la police, ex-juge antiterroriste pour garantir la sécurité.
Pour les libertés publiques… Heu, ben… c’était pas à l’ordre du jour.
De fait, on n’en saura pas plus sur le fichage des étrangers pauvres et potentiellement musulmans (les Tchétchènes, si vous préférez).

Mais quand même, on aura du concret dans ce conseil municipal spécial sécurité.
On apprendra ainsi qu’il y a de plus en plus d’armes en circulation dans la ville de Nancy. C’est Gilbert Thiel, adjoint à la Sécurité, qui le dit, évoquant la police municipale, désormais munie, sous son impulsion, d’armes létales (mortelles) : « Sur les 70 effectifs prévus à la fin du mandat, nous serons 66-67 en fin d’année. 40 agents sont formés au maniement des armes et la PM [police municipale] sera bientôt équipée de caméras piétons. »

On apprend, en outre, que les caméras de surveillance pullulent à Nancy et que ça n’est qu’un début.
La nausée commençait à nous étreindre. Le coup de grâce est donné par la réaction de « l’opposition », qui déclare par la voix de Chaynesse Khirouni, ex-députée socialiste : « Monsieur le maire, vous pouvez compter sur notre groupe pour continuer à travailler sur ces questions de manière constructive et efficace. »

Beurk !

Alors, il ne reste plus à l’adjoint à la Sécurité (Thiel, ex-juge antiterroriste) qu’à conclure, en se foutant de notre gueule : « Sans faire de la vidéosurveillance une religion, il faut implanter des caméras aux endroits stratégiques. Ceux qui ne veulent pas être filmés doivent éviter la gare, où il y a des caméras partout. Ils peuvent aussi jeter leur smartphone et leur ordinateur dans la Meurthe, et détruire à coups de marteau le système de navigation de leur voiture. »

On ne se privera pas de rappeler une fois de plus à ce monsieur les paroles d’Estrosi, maire de Nice, au lendemain de l’attentat de Charlie Hebdo : « Avec 999 caméras et une caméra pour 343 habitants [alors qu’] à Paris, il y en a 1 pour 1 532, je suis à peu près convaincu que si Paris avait été équipée du même réseau que le nôtre, les frères Kouachi n’auraient pas passé trois carrefours sans être neutralisés et interpellés. » [2] C’était quelques semaines avant l’attentat de Nice.

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Ce que ne dit pas, en revanche, le compte rendu de Pierre Taribo, c’est que les mesures concernant les libertés publiques, le droit à la vie privée, n’étaient pas à l’ordre du jour. Pas plus que les mesures d’analyse du profil des riches nancéen·nes susceptibles de frauder le fisc et de placer leur argent dans les paradis fiscaux. Pas davantage que l’analyse du profil des patrons potentiellement fraudeurs à l’URSSAF.

Pas plus que le profil des politicien·nes et hauts fonctionnaires en pleine dérive sécuritaire.

La radicalisation de la démocratie est en cours, sous nos yeux.
Le fond de l’air est brun.

Victor K

Article paru dans RésisteR ! #56, le 16 juin 2018


Notes

[1Nos ami.e.s du Nouveau Jour J en parlent très régulièrement et très bien. Ici par exemple