Lecture. Comment la non-violence protège l’Etat



Pendant les quatre jours d’émeutes en France, des milliers de jeunes des quartiers populaires ont subi le racisme et la violence de la répression policière. Après les émeutes, la justice a pris le relai et des centaines d’entre eux ont été condamnés à de la prison. « L’ordre, l’ordre, l’ordre (…) Notre pays a besoin d’un retour de l’autorité », voilà comment Macron a résumé l’affaire le 24 juillet dernier. La violence émeutière est-elle vouée à l’échec ? La stratégie non-violente est-elle plus efficace ? Quand on pense au peu d’effet de la dernière mobilisation contre la réforme des retraites, rien n’est moins sûr. Pour réfléchir à ces questions, le livre de Peter Gelderloos s’avère très utile.

Réédité en 2023 après une première publication en français en 2018 par les Editions libres, Comment la non-violence protège l’Etat est la traduction d’un ouvrage paru aux Etats-Unis en 2007. L’auteur est un philosophe et militant anarchiste étatsunien, impliqué dans des luttes et convaincu que la non-violence doit être combattue parce qu’elle ne fait que servir le camp d’en face. Comme l’indique Francis Dupuis-Déri dans la préface, Peter Gelderloos « ne prétend ni produire de la grande poésie ni de la grande théorie ». En revanche, son livre est foisonnant de références aux expériences concrètes de luttes, depuis les luttes syndicales jusqu’aux luttes anticoloniales et indépendantistes en passant par les luttes pour les droits civiques aux Etats-Unis, la résistance au nazisme, les combats féministes, les mobilisations contre les guerres (Vietnam, Irak…) ou les luttes indigènes contre les oléoducs.

Revenant sur les luttes emblématiques de Gandhi ou de Martin Luther King, Gelderloos montre qu’elles ont été mythifiées par les tenants de la non-violence alors qu’elles n’ont absolument pas été non violentes et qu’elles n’ont pas débouché sur des victoires – en Inde le néocolonialisme a succédé au colonialisme britannique ; aux Etats-Unis, la situation sociale de l’écrasante majorité des Noirs reste extrêmement défavorisée. Pour Gelderloos : « Le rôle récurrent des activistes non violents dans le contrôle et le sabotage des mouvements révolutionnaires (…) ainsi que leur célébration des “victoires” les plus creuses, suggèrent une raison cachée derrière leur activisme. Il me semble que la motivation la plus commune des pacifistes consiste à se réclamer d’une moralité supérieure et à alléger le sentiment de culpabilité qu’ils ressentent face aux nombreux systèmes d’oppression auxquels ils sont liés, mais qu’ils ne parviennent pas à altérer de quelque façon que ce soit. »

Gelderloos montre comment la non-violence est étatiste, raciste et patriarcale. Elle est étatiste puisqu’en désarmant les luttes, « la non-violence assure le monopole de la violence à l’État ». Elle est raciste et patriarcale en visant à limiter les modes de résistance aux victimes de rapports de domination qui, pourtant, devraient disposer librement des moyens de leur autodéfense individuelle et collective. Posée comme un dogme, elle a pour fonction d’offrir un sentiment de supériorité morale à ses promoteurs mais surtout de contribuer à préserver leurs privilèges – d’hommes blancs occidentaux – en freinant la progression et la radicalité des luttes d’émancipation et en légitimant de fait l’ordre existant.

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Gelderloos prône-t-il alors la violence ? Non. Comme il l’explique : « Je ne connais aucun activiste, révolutionnaire ou théoricien qui soutienne uniquement les tactiques violentes et qui s’oppose à l’utilisation de tactiques non violentes. Nous plaidons pour la diversité des tactiques, ce par quoi nous entendons des combinaisons de tactiques efficaces élaborées à partir de l’ensemble des tactiques existantes en mesure de nous libérer des différents systèmes d’oppression : le suprémacisme blanc, le patriarcat, le capitalisme et l’Etat. Nous pensons que les tactiques doivent être choisies en fonction des situations particulières et non pas d’un code moral universel immuable. »

Plutôt que de rester rivé·es à une stratégie non-violente qui restreint fortement les tactiques disponibles, il s’agit de raisonner et lutter en fonction de l’objectif général que nous visons, celui d’une société libre et émancipée. On est alors naturellement conduit à une stratégie révolutionnaire qui refuse de limiter a priori la diversité des tactiques. Dans le contexte du capitalisme du 21e siècle, adopter une stratégie révolutionnaire apparaît bien comme une nécessité : « Il faut comprendre que le capitalisme, l’Etat, la suprématie blanche, l’impérialisme et le patriarcat mènent ensemble une guerre contre la population de la planète. La révolution constitue une intensification de cette guerre. Nous ne pourrons pas nous libérer et créer les mondes où nous voulons vivre si nous considérons que le changement social fondamental s’obtient en allumant une bougie dans la pénombre, en conquérant les cœurs et les esprits, en disant la vérité au pouvoir, en témoignant de ce que nous avons vu, en attirant l’attention des gens, ou par n’importe quelle forme passive de protestation. »

On peut être en désaccord avec tel ou tel aspect développé dans le livre – par exemple, sa description du poids des médias dominants et de l’incapacité des médias alternatifs à gagner en influence, peut-être en partie vraie au début des années 2000, semble aujourd’hui trop simple et unilatérale quand on voit le poids pris par les réseaux sociaux et les médias confusionnistes ou très clairement à l’extrême droite. Il reste que dans l’ensemble, ce livre permet de rappeler quelques évidences, et qu’il discute des exemples précis de luttes, tant de victoires que d’échecs, et du rôle qu’y ont joué les différentes stratégies.

Comme ce livre fait écho non seulement aux émeutes récentes, mais aussi au film « Sabotage » qui est sorti cet été au cinéma, laissons le mot de la fin à Daniel Golhaber, son réalisateur : « Le dernier mouvement d’envergure aux États-Unis était contre le pipeline dans la réserve indienne de Standing Rock (Dakota) mais ce fut un échec : l’oléoduc a été construit. Cela montre les limites de l’opposition pacifique et c’est le sujet du film : comment s’engager quand on a épuisé tous les moyens légaux ? »

Léo P.

Peter Gelderloos, Comment la non-violence protège l’État : essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux, Paris, Éditions LIBRE, 2023 (17 €).