Interview d’une infirmière du CHRU de Nancy

Nancy (54) |

En pleine épidémie de COVID-19, cette interview nous permet de faire le point sur ce qu’il se passe au CHRU de Nancy.

Peux-tu te présenter ?

Je m’appelle Sophie Perrin-Phan Dinh et, depuis 17 ans et demi, je suis une agente de la fonction publique hospitalière au CHRU de Nancy, infirmière et militante à la CGT.

Quelques questions sur ton quotidien : Comment ça se passe au CHRU de Nancy ? Quelles sont les dispositions prises, le nombre de lits disponibles pour les patient⋅e⋅s COVID-19 ? Est-il vrai que la direction en a profité pour vous faire tou⋅te⋅s passer en 12h [1] ?

Une grande part des agent⋅e⋅s se retrouvent dans un service qui n’est pas le leur... C’est-à-dire que les agent⋅e⋅s ont été envoyé⋅e⋅s travailler dans un secteur ou un autre selon « leur expérience ». Les agent⋅e⋅s qui avaient bossé en réanimation y sont retourné⋅e⋅s, et ces mêmes agent⋅e⋅s ont été remplacé⋅e⋅s [dans leur service d’affectation normal] par d’autres dont les services avaient fermé car considérés comme non indispensables.

Des agent⋅e⋅s ont été placé⋅e⋅s en « autorisation spéciale d’absence » ; certain⋅e⋅s pour raison de santé, et d’autres attendent d’être rappelé⋅e⋅s.

Une centaine d’agent⋅e⋅s ont suivi une formation accélérée de trois jours pour bosser en réanimation. Trois jours, c’est rien, c’est bien trop peu pour intervenir auprès de patient⋅e⋅s en réanimation !

Au CHRU, avant la crise, il y avait 70 lits de réa. Aujourd’hui, il y a 128 lits de réa COVID-19 et 24 lits de soins continus COVID-19.

Les aides-soignant⋅e⋅s du centre de long séjour Saint-Stanislas sont passé⋅e⋅s en 12h, ainsi que le service de radiologie, depuis la crise.

Mais la direction faisait passer un maximum de services en 12h avant tout cela... Elle se fait passer pour une direction qui répond aux demandes des agent⋅e⋅s, mais on sait bien que le 12h engendre une suppression des postes et que c’est là sa motivation !

Concernant le manque de masques et de blouses, la situation est-elle si grave que ça ?

Niveau masques, la direction dit qu’il y a du stock, et je n’ai pas constaté de manque dans les services de soins. Par contre, pour les surblouses, c’est la misère ! Très rapidement, après le début de la crise, on nous a fait comprendre qu’on en utilisait trop, qu’il fallait limiter les utilisations car les stocks étaient bas. Aujourd’hui, l’hygiène préconise des utilisations qui tiennent compte de la pénurie nationale. C’est une honte ! On est en première ligne et on devrait réutiliser des blouses pour un⋅e même patient⋅e et risquer de se contaminer sous prétexte d’un manque de stock ?!

Et au niveau du manque de médicaments ?

Certains hôpitaux ont manqué de curares (produits qui servent à sédater un⋅e patient⋅e intubé⋅e, par exemple). À Nancy, ça n’est heureusement pas arrivé.

On parle beaucoup du plan de restructuration du CHRU, nommé COPERMO. Peux-tu nous en dire un peu plus à ce sujet ? Que penses-tu du limogeage de Christophe Lannelongue, le directeur de l’ARS Grand Est ? Est-ce que le fait de le virer change quelque chose ?

Le COPERMO, c’est ceux qui ont dit : « On va filer des sous au CHRU de Nancy s’il fait des économies. » Et ces sous-là permettront de financer le regroupement des sept sites en deux (principalement à Brabois). Les 600 postes et 175 lits sacrifiés semblaient leur convenir en termes d’économies. C’est comme ça que les choses ont été traitées. Il y a eu une sacrée propagande au CHRU pour vanter les mérites de ce projet qui, selon Dupont (le directeur du CHRU de Nancy), Hénart et Rabaud (le président de la commission médicale d’établissement du CHRU), allait sauver le CHRU de Nancy (très endetté, comme c’est le cas de beaucoup d’hôpitaux).

Le directeur de l’ARS Grand Est n’a jamais fait dans la dentelle ni dans l’humain. C’est sûr que ses propos au moment de la crise ont été perçus comme indignes, irresponsables... Personnellement je crois qu’il a poursuivi sa ligne, celle des gouvernements de ces dernières années, à savoir : faire des économies coûte que coûte ! Que la prise en charge des patient⋅e⋅s soit moins bonne et que les conditions de travail soient pourries, ça n’était pas sa priorité, comme la plupart des décideurs et gestionnaires !

Il a été viré pour être replacé ailleurs, hein, et il va pouvoir poursuivre sa politique ! Que ça soit lui ou un⋅e autre, je ne fais pas confiance.

Les politiques se sont offusqués des propos de Lannelongue alors que, quelques mois auparavant, ils les applaudissaient des deux mains. C’est juste très hypocrite. J’espère que personne n’est dupe.

Quelle est ta réaction par rapport aux recommandations de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) pour l’hôpital public ?

Et bien, tou⋅te⋅s celles et ceux qui pensaient que la crise sanitaire actuelle pouvait changer la politique de ce gouvernement seront bien déçu⋅e⋅s à la lecture du rapport ! Ces dirigeants à la politique libérale persistent et signent malgré le fiasco de ces dernières années ! C’est scandaleux et ça doit tou⋅te⋅s nous faire réagir. Il faut qu’ils s’en aillent, ça devient vital !

Est-ce que le limogeage de Lannelongue traduit un vrai recul sur la commande de Macron à la CDC ?

Évidemment que non ; Lannelongue est juste un fusible... Macron va poursuivre sa politique d’économies à tout prix. Il va développer les partenariats public-privé, qui ont mis à mal l’hôpital public. Et tout ça, il va le faire avec l’argent public, celui de nos impôts !

Ce limogeage n’est-il donc qu’une suspension de façade pour mieux reprendre, après, la poursuite de la privatisation et la supression de lits et de postes ? Comment vois-tu le positionnement des élus locaux (Hénard, Klein) ?

Ce sont des hypocrites : il y a quelques mois, ils portaient le projet, tout comme l’ARS et Lannelongue ! Ils étaient main dans la main, Lannelongue, Hénart, Dupont et Rabaud, et fiers de leur projet !

À nous, la CGT du CHRU de Nancy, qui nous y opposions, ils nous disaient, à demi-mot, qu’on n’avait rien compris !

Quelle est ta vision de l’hôpital public, de la santé ? Quels sont les enjeux actuels, pour toi ?

Pour assurer ses missions, l’hôpital public a besoin de moyens humains et matériels. Ce que les hospitalièr⋅e⋅s criaient dans les rues il y a encore quelques semaines. Et pour cela illes avaient, en retour, mépris, gazage, répression, etc. L’hôpital doit être géré par les gens qui y travaillent et qui savent de quoi illes parlent ; pas par des gestionnaires et des économistes !

La santé doit avoir les moyens de fonctionner et elle doit être accessible à tou⋅te⋅s, tout simplement. C’est un de nos biens communs, il faut nous le rėapproprier ! Rentabilité, taux d’occupation, efficience, mutualisation, etc., ce vocabulaire doit disparaître ! (je réponds un peu.plus bas aussi...)

Quelle est l’ambiance dans ton service ? Y a-t-il des prises de conscience politiques de la part de tes collègues ? Lesquelle ?

Nous venons tou⋅te⋅s de services différents, avec des expériences et des vécus différents. On est plutôt solidaires dans la galère ! Les collègues ont bien conscience des dangers auxquels on nous expose sans nous donner les moyens pour y faire face (beaucoup de soignant⋅e⋅s sont contaminé⋅e⋅s sur leur lieu de travail !), que Macron et son gouvernement sont responsables de cette situation. La plupart refusent ce terme de héros et d’héroïnes : on fait juste notre boulot. Prise de conscience politique, je ne sais pas si on peut aller jusque-là, mais une chose est sûre : c’est qu’à la sortie de la crise, ils auront des comptes à nous rendre !

Que penses-tu des gens qui applaudissent tous les soirs ?

Ça me met en colère. Ça fait des années qu’on est dans la rue et en grève pour revendiquer le droit de soigner dignement les patient⋅e⋅s et de travailler dans des conditions acceptables ! Depuis plus d’un an, les grèves se sont multipliées dans notre secteur (et ailleurs), et on a été méprisé⋅e⋅s par les politiques, gazé⋅e⋅s par la police... Alors maintenant, ce que j’attends, ce n’est pas des applaudissements mais une prise de conscience de masse que c’est à nous qui travaillons de reprendre les rênes ! Il faut les mettre dehors, tous ces décideurs qui nous ont mené⋅e⋅s à cette catastrophe sous prétexte d’économies ! C’est nous qui travaillons, c’est nous qui décidons ! La santé n’est pas une marchandise !

Comment se passe la situation actuelle pour les agent⋅e⋅s hospitalièr⋅e⋅s « non soignant⋅e⋅s » ?

Un hôpital ne peut pas fonctionner sans les non-soignant⋅e⋅s. Il faut le dire et le redire !

Des non-soignant⋅e⋅s sont placé⋅e⋅s en télétravail, d’autres en autorisation spéciale d’absence, et d’autres continuent de travailler comme avant, voire plus (notamment la blanchisserie, le laboratoire d’analyses en virologie, etc.).

Que souhaites-tu pour la fin de l’épidémie ? Un retour à la normale ?

Qu’enfin notre classe se réveille ! Qu’elle s’unisse pour ne plus subir ! Qu’elle soit forte et déterminée pour arriver à bout de ce système tourné à tout prix vers le fric !


Notes

[1« En 12h » signifie une rotation des équipes sur deux roulements de 12h par jour, contre trois roulements de 7h30, 7h30 et 10h jusqu’à présent. Ce passage en 12h implique une fatigue accrue et des conséquences sur la santé des agents, un risque d’erreur sur les patient⋅e⋅s et d’accidents de travail et durant les trajets pour le travail, et l’heure gagnée (car 7h30 + 7h30 + 10h = 25h, mais 2 × 12h = 24h) permet une insidieuse économie de postes sur la troisième équipe tout en sacrifiant l’indispensable temps de transmission entre les équipes lors de la relève.


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