Samedi 23 novembre, avec cinq à six cents personnes, nous avons marché jusqu’aux grilles de Stocamine afin de marquer notre opposition au stockage définitif de 42 000 tonnes de déchets toxiques [1]. Il serait aisé de considérer que cette manifestation fut un succès. La foule était variée. Il y avait des habitant·e·s du coin et des personnes venues de plus loin, quelques gilets jaunes, des écologistes locaux et des antinucléaires, des régionalistes du Unser Land (et leurs drapeaux bien trop grands) et des anarchistes (sans drapeaux). L’ambiance était conviviale. Les forces de l’ordre sont restées à une distance raisonnable et n’ont pas tenté de provocation. L’entreprise publique n’a pas fait appel à une escouade de vigiles privés pour garder le site, comme cela s’est souvent vu ailleurs. Le programme de la journée a été respecté à la lettre : collation, vin chaud, départ du château d’eau de Wittelsheim pour une marche axée sur la sauvegarde de cette ressource naturelle, déambulation accompagnée de quelques prises de paroles – quartiers d’habitation, lotissements, zone industrielle - passage devant les grilles de Stocamine, dépôt collectif de masques en forme de tête de mort alsacienne et enfin arrivée sur une petite place derrière les anciens bâtiments industriels en briques rouges. Entre temps, le village associatif du départ avait été reconstruit à l’arrivée ; on a ressorti le vin chaud et les plaquettes publicitaires.
Dire que nous avons passé un mauvais moment serait une exagération honteuse. Ces rassemblements apportent toujours leurs lots de retrouvailles et de rencontres joyeuses. Cependant, comment ne pas se poser la question de nos moyens d’action ? Que ressort-il d’une telle journée de mobilisation ? Quels étaient les objectifs ? Ont-ils été atteints ? Pouvaient-il l’être ? Le texte qui suit est une proposition de réflexion. Il considère cet événement comme représentatif des impasses où conduit le citoyennisme, spectaculaire et non-violent.
Ce type de mobilisations comporte généralement deux objectifs principaux : médiatiser l’opposition à un projet (ici à une infrastructure existante) et faire grossir ses rangs. Ces deux points apparaissent précisément dans l’appel lancé cet automne par le collectif Destocamine [2]. À propos du premier, on ne peut pas dire que les médias se soient bousculés pour parler de Stocamine et de l’exigence du déstockage total. Il y a eu quelques articles par ci par là dans la presse locale, des échos en amont de la manifestation et une dépêche AFP très peu relayée. Rien dans la presse nationale, même celle habituée à traiter de ce dossier. Le peu qui a été écrit actait d’ une « convergence des luttes » – fantasme récurrent que l’on ne se prive jamais d’invoquer pour qualifier une masse hétéroclite de personnes ne sachant pas très bien ce qu’elles ont en commun – et du pacifisme affiché des manifestant·e·s – c’est-à-dire de leur aimable inoffensivité.
Venons-en alors à la question de l’affluence. Que faire de ce demi-millier de personnes – selon l’AFP – sept cents maximum, selon les associations organisatrices ? Pour les personnes habituées des luttes environnementales du Grand-Est, le chiffre peut paraître séduisant. Réunir une telle foule dans les champs du Sud Meuse pour s’opposer au projet d’enfouissement de déchets radioactifs (en de nombreux points comparable à ce qui s’est fait à Wittelsheim) comme ce fut le cas à plusieurs reprises entre juin 2016 et août 2017, cela, par exemple, relève presque de l’exploit. Pareil pour la manifestation de septembre dernier contre le projet de laverie nucléaire Unitech près de Joinville, en Haute-Marne [3]. Le problème, c’est que nous ne sommes pas ici dans les confins de la diagonale du vide. Il y a plus de 10.000 habitant·e·s à Wittelsheim ! 270.000 dans l’aire urbaine de Mulhouse ! C’est largement plus que dans l’ensemble du département de la Meuse. Et encore, on ne compte pas les millions de personnes vivant dans le Nord de l’Alsace ou de l’autre côté de la frontière allemande et qui risquent bien de se sentir concernées le jour où le mercure, l’arsenic et leurs petits amis à haute toxicité achèveront de se répandre dans la nappe phréatique d’Alsace (la plus grande d’Europe) [4].
Seules l’habitude et la résignation peuvent nous pousser à nous satisfaire de voir cinq cents personnes scander des slogans convenus durant quelques heures tandis qu’un bassin de population se trouve immédiatement menacé par une catastrophe écologique. Ou alors, il faudra nous convaincre qu’il existe une sorte de plafond de verre de la mobilisation environnementale dans la région et que celui-ci se situe exceptionnellement bas, même dans les zones densément peuplées.
Mais ce qui est d’autant plus inquiétant, c’est que pour une fois, nous ne nous trouvons pas dans le domaine de la prospective ou de l’impalpable. Que les foules se lassent des marches pour le climat, c’est entendable. Qu’on nous prenne pour des catastrophistes illuminé·e·s lorsque nous alertons sur les dangers des centrales nucléaires vieillissantes, c’est concevable. Qu’on raille notre manque de modernité quand on refuse les manipulations génétiques, cela nous amuserait plutôt. Mais dans le cas de Stocamine, les choses sont avérées ! Il n’est plus question de savoir si telle ou telle galerie pourra tenir le coup, si telle technique de confinement est la plus adaptée ou si la réversibilité s’opèrera aussi simplement qu’on veut bien nous la vendre. Il n’est plus l’heure de douter, de spéculer sur la parole des ingénieurs, d’aligner des contre-expertises. Ici, le désastre est arrivé. La contamination est en cours. Elle n’est plus virtuelle, à-venir ou incertaine. Elle est une réalité.
Or, cette réalité, il nous faut la regarder en face. Elle est le revers prévisible de tout ce que l’on cherche à nous imposer partout ailleurs à un rythme effréné. C’est cela qui fait de la lutte à Stocamine un enjeu majeur. Il faut évidemment exiger que tout ce qui a été enfoui là dessous soit ressorti, trié et détruit. Mais il faut surtout placer le débat au-delà des données techniques. Tous ceux qui ont eu en charge ce dossier, depuis plus de vingt ans, ont menti éhontément [5]. Ils ont fait, à chaque fois, le choix de l’économie (moindre coûts, profits potentiels) contre l’avenir des ressources naturelles et de l’ensemble du vivant. Quelle valeur peut encore avoir leur parole et celles de tous ceux qui, ailleurs, vendent des projets similaires ? Nous savions déjà que cette entreprise finirait mal avant même que le premier fût ne soit officiellement descendu. Tout comme nous savions qu’on ne compense pas la destruction d’un bocage, qu’un contournement routier ne fera qu’augmenter le trafic automobile, que la poubelle nucléaire sera une passoire, un tapis sous lequel planquer la merde de l’époque. Nos arguments sont simples, ils sont ceux du bon sens. À l’inverse, celles et ceux qui professent ou avalent ces couleuvres nous opposent partout des modélisations en 3D, des évaluations statistiques avec scénario du pire et autres bancs d’essai « en conditions réelles ». Leur verbiage technico-scientifique confisque toute possibilité de critique non-experte et tourne en ridicule les « principes de précaution ». S’il n’y a aucune raison de se réjouir du gigantesque fiasco industriel qu’est Stocamine, il doit marquer la fin d’une époque. À titre d’exemple, il semble particulièrement audacieux qu’un projet comme Cigéo puisse encore voir le jour après cela.
Pourtant, nous n’étions donc que quelques centaines, à Wittelsheim, samedi 23 novembre. Le sujet semble de toute première importance et l’intérêt des populations pour l’avenir de la planète n’a jamais été aussi fort, alors comment expliquer la maigreur de cette mobilisation ? Refusons de prendre comme hypothèse le désintérêt pour le désastre en cours dans les sous-sols alsaciens et considérons plutôt la question de la forme de la mobilisation. De toute évidence, la déambulation encadrée n’attire plus les foules.
Cela fait longtemps déjà que cette forme semble périmée et qu’elle s’en trouve abandonnée aux seules bases militantes ne parvenant pas à la dépasser. Le mouvement de 2016 contre la Loi travail avaient déjà acté cela, les gilets jaunes sont venus porter le coup de grâce. On ne peut plus penser une manifestation aujourd’hui comme on le faisait encore il y a quelques années. Et il y a fort à parier que le mouvement qui débute contre la réforme des retraites ne signera pas le retour des grandes transhumances syndicales. La grande majorité des gens ne veulent plus se contenter de défiler en bon ordre le long d’un parcours pré-établi où leur présence sera momentanément autorisée. Dans le cas qui nous occupe, celui d’une lutte de territoire, les leçons de ces dernières années sont encore plus claires. À Kolbsheim, aux Lentillères, à Bure ou à Notre-Dames-des-Landes, ce n’est pas en marchant pacifiquement que nous sommes parvenu·e·s à mettre l’État et les promoteurs de projets mortifères en échec – ne serait-ce que provisoirement. À Wittelsheim non plus, d’ailleurs ! L’hiver dernier, si le gouvernement a fini par reculer après avoir tenté de passer en force, c’est sans nul doute parce que la réaction des opposant·e·s a été au-delà de ce à quoi il s’attendait [6]. Parce que le blocage du site et l’ambiance des réunions publiques ont fait craindre que la situation sur le terrain ne prenne une tournure incontrôlable, en pleine crise des gilets jaunes. L’État ne recule que lorsqu’on lui tient tête, pas lorsqu’on s’obstine a avoir l’air présentable devant lui.
Le 23 novembre, il y avait assez de place pour qu’il se passe réellement quelque chose à Wittelsheim. Nous aurions facilement pu pénétrer sur le site, nous aurions pu faire tomber les grilles qui séparent cette infamie de celles et ceux qui en subissent les conséquences. Nous aurions pu entrer, nous installer et attendre qu’on viennent nous déstocker totalement. Nous aurions pu mettre l’État face à la réalité d’une colère qui n’a rien à prouver pour être légitime. Auraient-ils osé employer la force pour nous déloger ? N’aurions-nous pas pu revenir ? Puisqu’il est ici uniquement question d’argent – on sait désormais que l’argument principal contre le déstockage total est son « surcoût » – on peut se demander combien l’État est encore prêt à dépenser pour défendre cette faillite. Si Stocamine devenait un véritable point de tension, le dossier ne serait-il pas réglé très rapidement ?
Au lieu de cela, nous avons vu se dresser entre nous et les grilles de la mine, des pacificateur·ice·s zélé·e·s qui rappelaient à tout va le mot d’ordre « non-violent ». Tantôt suppliant·e, tantôt menaçant·e, iels appelaient à respecter le programme, à continuer notre route jusqu’aux barnums d’arrivée. Quand en finirons-nous avec ces mythes infantilisants ? Il n’y a aucune violence à déchausser des grilles de chantiers, à les piétiner et à entrer sur le site d’une entreprise publique afin d’exiger qu’elle agisse comme nous l’entendons et non comme le lui dictent des intérêts financiers risibles [7]. Comment une foule de cinq cents personnes – même prise d’une colère irrépressible – pourrait-elle être aussi violente que 40.000 tonnes de déchets de mort se déversant dans une nappe phréatique ? Comment pourrait-elle être aussi violente qu’un ministre (depuis relégué aux oubliettes) annonçant qu’une contamination certaine ne constitue pas un sérieux problème dans la mesure où elle n’interviendra complètement que d’ici trois siècles ? Sur le terrain de la véritable violence, nous ne parviendrons jamais à rivaliser, en effet.
Si nous souhaitons l’emporter (ici et partout), nous devons nous débarrasser de ces freins dogmatiques. Faire preuve d’imagination autant que de mémoire : les exemples pullulent dans l’histoire des luttes contre le désastre environnemental. En voici un, pioché au hasard. En 1979, après l’accident nucléaire de Three Miles Islands aux Etats-Unis, des femmes du village de Chooz, dans les Ardennes, séquestrent le maire pronucléaire pour exiger que le directeur de la centrale se déplace et s’explique sur des incidents [8]. Ce n’est pas non plus avec des masques en papier que les habitant·e·s de Plogoff ou celleux du Pays Basque ont empêché la construction des centrales nucléaires. Plus récemment, à Notre-Dame-des-Landes, Bure ou Roybon, les occupations ont été des paris insensés. Mêmes celles qui ont fini par être délogées ont bouleversé le rapport de force. Si les contestations juridiques sont loin d’être vaines, elles ne peuvent se passer d’une mobilisation concrète sur le terrain.
D’ailleurs, qu’aurions-nous à gagner en flattant ainsi l’État ? En le contestant dans les limites qu’il veut bien nous concéder ? En apparaissant là où il nous attend et tournant en rond une après-midi durant avec l’espoir qu’une caméra de télévision voudra bien nous filmer ? À Stocamine comme ailleurs, certain·e·s souhaitent avant tout rester des « interlocuteur·ice·s crédibles ». Cela les regarde mais nous avons peu à faire ensemble. Accepter le cadre de contestation autorisé par l’État, craindre au-delà de tout de lui déplaire, c’est lui conserver notre confiance pour mener le reste de sa marche. C’est ne pas voir que Stocamine n’est qu’un symptôme et pas le coeur du problème. À quoi bon sauver une nappe phréatique, fut-elle la plus grande d’Europe, si c’est pour crever ensemble à la prochaine canicule ? Si c’est pour survivre en bouffant des saloperies génétiquement modifiées livrées par un esclave à vélo ? Si c’est pour bosser jusqu’à soixante-dix ans et s’entendre dire que le barème des points de pénibilité a été recalculé ? S’il faut déborder partout, ce n’est pas pour le plaisir du chahut. C’est parce que les luttes contre ce qui nous tue sont vitales et qu’elles ne peuvent pas être séparées artificiellement les unes des autres. La décennie qui s’achève aura au moins eu le mérite d’affirmer cela. Il n’y a plus d’opposition à une nuisance possible sans le « et son monde » qui va avec. Or, attaquer Stocamine et son monde, cela ne peut se réduire à ce gentil manège.
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