Toi, toi, toi et moi qui luttons ...



Toi l’anarchiste, toi l’appelliste, toi la citoyenniste, toi l’individualiste, toi le marxiste, toi la situationniste, toi l’écologiste, toi le communiste, toi l’antispéciste, toi la militante, toi l’antifasciste, toi l’anti-autoritaire, toi le punk, toi la paysanne, toi l’associatif, toi la naturaliste, toi toi toi … qui prend mille noms à travers tes textes, nos textes, vos discussions, j’avais envie de t’écrire parce que j’ai l’impression que tu reproches sans cesse à l’autre de prendre toute la place mais qu’au final c’est toi qui éclipses beaucoup d’entre nous qui se cherchent au gré de toutes ces identités de lutte et oscillent sans cesse, pris dans l’une ou l’autre tempête idéologique et rhétorique.

J’avais simplement envie de te dire que tu m’étouffes, que tu ne me laisses pas souvent le temps de réfléchir et de mûrir, de faire mon chemin. Pourtant, toi comme moi sommes passé-e-s par mille détours de vie et de rencontres pour nourrir nos visions politiques. Avec toi, j’ai cloué des cabanes à Roybon, couru dans la forêt et lancé des cailloux rageurs à Sivens, été menotté au sol des heures durant au sommet de l’OTAN à Strasbourg, enfoncé des lignes de police en faisant de la désobéissance civile en Allemagne avec Ende Gelände, vibré avec 40000 personnes à la Châtaigneraie en 2012, été en garde à vue avec 316 autres personnes lors de la COP21, ragé dans les débats à propos du sexisme lors du campement vmc à Bure, battu le pavé contre la mort de Rémi Fraisse à Rennes, assiégé le siège de la BCE à Francfort, pris part durant des semaines aux assemblées et commissions de Nuit Debout, participé avec des centaines de personnes à de passionnantes rencontres d’été à Tarnac, puis des similaires plus tard dans un autre cercle près de Grenoble, et bien d’autres choses encore depuis 1, 5, 10, 20 ou 40 ans. J’ai poussé la porte de dizaines de squats tous différents les uns des autres, partout en France ou en Europe, occupé des forêts à Hambach ou Bure, partagé des fermages dans la Drôme, en communauté à Longo Maï, au Sabot à NDDL, bloqué des chantiers d’autoroute à Khimki en Russie ou à Strasbourg contre le GCO, déboulonné des pylônes dans le nord de l’Espagne ou autour de Montabot, lutté contre le nucléaire à Plogoff, Creys-Malville, au GANVAS, à Gorleben, Cherbourg et bien d’autres endroits, lutté contre les centres de rétentions et la répression des migrants à Vincennes, Vintimille, Calais, dans des camps No Border partout en Europe. J’ai pris part à la sexta au Chiappas, à la flottille vers Gaza sur la méditerranée, campé dans la neige contre les pipelines à Standing Rock ou au Canada, j’ai dansé avec fièvre au festival contre la mine d’or de Rosia Montana en Roumanie, dans la boue du Festizad à NDDL, lors des intersquats de Berlin et de Rome, au son des fanfares dans les rues de St Imier en Suisse, pour les 140 ans de la 1ère internationale, et celles de Milan lors de la contr’expo universelle.

Qui je suis ? Innombrable, un peu toi, un peu nous tout-e-s, qui perdons parfois le sens de ce qui nous porte, mais qui vivons aussi des moments de pure euphorie, les soirs d’annonce d’abandon d’aéroports, les jours où nous renversons des murs, d’autres où les flics désertent la rue et nous l’abandonnent le temps d’une liesse émeutière, comme dans les cortèges de tête de la loi travail, au G20 à Hambourg ou dans les rues d’Athènes lors des mouvements sociaux d’il y a quelques années. Nous y étions, tout-e-s, parce que notre commun le plus fondamental, au travers de toutes nos divergences et différences, c’est la lutte ici et partout ailleurs, où l’un-e d’entre nous se trouve et le relate, le partage et le fait vivre à travers le récit, le récit du récit d’un-e ami-e à un-e amie.

J’ai appris tellement de choses dans tous ces univers si différents, et pourtant semblables par les gens qui y transitent ou s’y attardent : cuisiner pour 200 ou 2000 personnes dans des cuisines autogérées, écrire un texte à plusieurs mains pour un site de lutte ou une brochure, animer une radio pirate, faire des semis collectifs en permaculture, me défendre face à la justice au sein d’un groupe antirep, fabriquer des banderoles renforcées ou des cocktails molotov, monter des cabanes à 20 mètres dans les arbres, ériger des barricades et les tenir, ouvrir un squat, co-animer des assemblées, parler devant plein de gens, faire des ordres du jour, féminiser mon écriture, faire un gâteau vegan, aimer librement, me défendre sans avocat, me masquer le visage, me protéger des gaz lacrymogènes, évacuer un-e blessé-e en médic, pratiquer le prix libre et bien d’autres choses…

Et tout ça je le partage avec toi, toi et toi, c’est toi, toi ou toi qui me l’a appris et c’est à toi, toi ou toi que je l’ai transmis à mon tour. Et ainsi, au fil des années, lorsque je te croise, toi que je ne connais pas encore, que je te retrouve toi que je ne reconnais parfois plus, vous qui avez poursuivi votre route et vos découvertes, vos cheminements de pensées, je m’aperçois alors que nous formons un « nous » malgré nos désaccords qui nous paraissent parfois indépassables. Et je tiens à ce nous, cette complicité qui nous unit et qui nous réconforte, lorsqu’après les jours de grandes disputes, où plus rien ne semble pouvoir nous réunir, la violence de la répression, la chaleur des retrouvailles collectives autour d’un chantier ou d’un projet commun, laisse à nouveau apparaître timidement la possibilité d’un nous entre toi, toi, toi et moi.

Mais aujourd’hui j’entends que toi tu vois en l’autre un autoritaire qui t’empêche de t’organiser par son individualisme, que toi tu vois un autoritaire qui prend des décisions au nom des autres avec un groupe affinitaire, que toi encore tu vois un traître en celleux qui parlent en audition, que toi tu vois le traître chez celleux qui composent avec des organisations, que toi tu te sens mis-e en danger par celleux qui ne sont pas masqué-e-s, tandis que toi tu as le sentiment que ce sont celleux qui agissent spontanément hors de cadres d’action pré-établis qui le représentent. Si je t’écoute toi, toi et toi, vous avez tout-e-s raison, vous avez tou-t-e-s tort, tout est question de référentiel, de choix et d’interprétation subjectifs. Et nous sommes beaucoup à être toi, toi et toi, tantôt référentiel, tantôt traître, tantôt théorie, tantôt déconstruction de cette même théorie, en cheminement constant.

Mais j’ai le sentiment que bien souvent, tu ne regardes pas assez d’où tu es venu-e et tu voudrais que déjà, moi qui parfois viens seulement d’arriver, je t’aie déjà rejoint-e. Et parfois, au contraire, tu viens d’arriver et, porteur de ton bagage théorique et pratique d’ailleurs, tu ne prends pas le temps de comprendre où tu arrives et ce que j’y vis, par quoi je suis passé, avant de proclamer ta vision politique actuelle, qui ne sera pas celle de demain et n’était pas celle d’hier. Prends le temps d’écouter, de discuter, de t’interroger et de comprendre qui je suis, où je me situe et où je veux aller. Ne me colle pas une étiquette que tu auras entendue ailleurs et transportée ici. Parce qu’en niant mon individualité, tu me force parfois à devenir cette étiquette par défaut.

Je trouve que bien souvent tu me préjuges ainsi sur des rumeurs rapportées, déformées et amplifiées, sans te confronter directement à la source. Je trouve aussi que tu écris et t’engages trop souvent pour des choses que tu ne réalises pas, et avec le temps ça me décourage un peu de voir le décalage entre les projections et ce qui est accompli. Je t’entends beaucoup parler d’un monde avec moins de dominations, plus horizontal, moins genré, moins patriarcal, plus autonome, mais je me sens souvent assez peu accueilli au premier abord dans tes lieux de lutte, soit par paranoïa, soit par agacement, soit par saturation de nouvelles rencontres, soit par besoin d’intimité, soit encore par manque de temps. Un peu comme dans le monde autour en somme : méfiance de l’étranger, individualisme, saturation des sollicitations, fatigue du travail, efficacité et productivité. Parfois je me sens comme ignare, indésirable, consommé et consumé face à toi, toi ou toi.

Aujourd’hui, quand je lis et j’entends les conflits qui émanent de la ZAD à Notre-Dame-des-Landes mais se retrouvent un peu partout ailleurs en France mais aussi au-delà, j’ai le sentiment que c’est le résultat d’un peu tout ce que je dis au-dessus, que toi, toi, toi, et sans aucun doute moi aussi, laissons s’installer au gré de nos impatiences, colères, frustrations et déceptions. Et je me dis que lorsqu’une lutte à suscité autant de curiosités, de passions, d’inspirations et d’imaginaires que celle-ci, lorsqu’elle est gangrenée par les exaspérations et intolérances mutuelles, nombre d’entre nous restent silencieux, ni de ton côté, ni du tien ou encore du tien, juste tiraillés et infiniment triste de ce que tout ce commun soit autant mis en souffrance. C’est un peu de l’imaginaire que nous avons disséminé partout qui souffre et perd de sa détermination et sa conviction à réaliser d’autres avenirs. Alors, moi qui ne trouve pas toujours les mots pour écrire ce que je ressens, moi qui ne trouve pas souvent la place entre vos éclats pour dire ce que j’aimerais, aussi bien que toi, toi ou toi sait le faire, je t’en veux un peu de gâcher ce que moi et beaucoup d’autres nous avons contribué à construire et qui nous appartient autant qu’à toi, toi et toi.

Alors je te demande, avec toute mon affection et ma compréhension, de prendre soin de nous, de prendre le temps de me parler, de m’écouter, de me redécouvrir, de revenir me voir, de sortir de chez toi, de m’accueillir, de me laisser le temps de m’exprimer, de ne pas répondre trop vite, de soupeser ta colère, de te reposer quand tu fatigues, de ne pas trop porter, de me prendre dans les bras, de me laisser m’expliquer, de m’écrire des lettres, de dessiner et chanter plus souvent, de t’excuser, de me parler avec franchise, de ne pas m’indisposer si je te le demande, d’être créatif et inattendue, de me laisser souffler, de garder des nuances dans tes jugements, de ne pas oublier que j’ai envie d’être ton ami-e et amant-e avant d’être camarade de lutte, de parfois renoncer même quand tu penses, au contraire de moi, qu’une chose est la meilleure à faire, de ne pas me mettre une étiquette sans avoir pris le temps de faire connaissance, et même après, de ne pas m’ignorer lorsque tu ne penses pas être d’accord avec moi, de ne pas proclamer une pensée ou idée en mon nom contre mon gré ou à mon insu, de ne pas m’imposer des règles que tu combattrais par ailleurs dans d’autres contextes, de me laisser la possibilité d’agir différemment si cela ne va pas fondamentalement a contrario de ton action, de rester ouvert et changeant, sans nous figer l’un-e l’autre, tout simplement.

Et nous continuerons, toi, toi, toi et moi, à multiplier et nourrir des luttes et lieux aussi riches et diversifiés que tous ceux que nous investissons, défendons, habitons, aimons et transformons depuis des années, et pour les années à venir.

Merci à toi, toi et toi de m’avoir lu et j’espère qu’après l’avoir fait, tu me retrouveras dans chacun des regards que tu croiseras et que tu te souviendras de ce que je t’ai demandé, mon ami-e, mon amant-e d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

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