En ce début 2019, 67 % des Français suivent les nouvelles avec un grand intérêt (– 5 points par rapport à 2018). À la question : « En général, par rapport aux nouvelles que vous lisez / entendez / voyez dans un journal / à la radio / à la télévision / sur Internet, est-ce que vous vous dites les choses se sont passées comme… la radio / le journal / la télévision / Internet les raconte ? », les sondés sont 50 % à juger la radio crédible (– 6 points), 44 %, le journal papier (– 8 points), 38 %, la télévision (– 10 points) et 25 %, Internet (=). Les sondés déclarent s’informer sur l’actualité nationale et internationale d’abord par la télévision à 46 %, puis par Internet à 29 %, par la radio à 18 % et par la presse écrite à 6 %.
Premier paradoxe : les médias les plus crédibles (la radio et la presse écrite) ne sont pas les portes d’accès privilégiées à l’information (la télévision et Internet).
Deuxième paradoxe : alors que le public manifeste un grand intérêt pour l’information (67 %), la confiance qu’il place dans les médias n’a jamais été aussi faible depuis 1987 et la création du baromètre de La Croix.
La contradiction n’est qu’apparente. En pleine actualité des Gilets Jaunes, au moment où vacillent des institutions qui semblaient assez solides pour que la bourgeoisie en conservât le contrôle ad vitam æternam, le regain d’intérêt pour l’information ne pouvait qu’être attisé. Alors que l’événement se déroule sous ses yeux – pour ceux/celles qui en ont encore deux ! –, le public a tout loisir de comparer ce qu’il voit, entend et comprend, avec ce que la gent journalistique en montre. À deux réserves près : l’observation directe de la réalité nécessite plus qu’un simple regard, surtout quand celui-ci est empêché par la matraque et le flash-ball, et masqué par le brouillard des lacrymogènes ; sur le terrain, le contact direct avec les protagonistes ne fournit pas l’intégralité des éléments nécessaires à l’analyse, le pouvoir patricien se planquant derrière les forces de police plébéiennes.
Si nous voulons évaluer l’information selon le critère de vérité – un but désirable en soi –, les questions posées par Kantar TNS présentent un biais : il se pourrait que les sondés donnent du crédit au traitement journalistique d’un sujet – c’est-à-dire qu’ils considèrent que les choses se sont passées comme les médias les racontent –, alors qu’eux-mêmes et les journalistes seraient dans le faux (emplacement inadéquat, interlocuteurs inappropriés, erreurs d’appréciation, jugements approximatifs, incompréhension fabricienne, etc.). Si un journaliste publie une information frelatée et que son audience ne la discerne pas comme telle, au contraire !, le média obtiendra sa confiance, alors que, sur le fond, par une sorte de paralogisme, tout le monde aura tort.
Si nous considérons maintenant que la crédibilité des médias est une mesure de la performance des productions journalistiques, en principe, les résultats obtenus dans le sondage devraient conduire à une déprise totale de ces supports de presse. Vous imaginez-vous consulter un médecin dans lequel vous ne placeriez que 25 à 50 % de votre confiance ? Continueriez-vous plus longtemps à pousser la porte de son cabinet, quitte à en sortir plus mort que vivant ? Non, selon toute évidence.
Quoi qu’il en soit, dès la parution dudit sondage, les médias se sont emparés d’eux-mêmes pour se désoler de cette perte de crédibilité, avec des sentiments où se mêlaient un dépit plein de déception, une incroyable incrédulité et un étonne-ment ahuri. Pendant quelques heures, ce n’était que jéré-miades, chouinements et mines affligées.
Devant une telle désolation, une réaction immédiate s’imposait : trouver les coupables et fissa. Les fins limiers se sont mis en chasse et – hourra ! –, ils ont fini par trouver. En résumé, la situation de défiance dans laquelle la presse française menace de sombrer, avec armes et ramages, est provoquée par le mauvais goût du public à donner du crédit, primo, aux rumeurs diffusées par les complotistes, secundo, aux fakes news inventées par d’authentiques manipulateurs du réel et, tertio, aux réseaux sociaux, où prospèrent d’innombrables pervers anonymes et autres frustrés de la souris. L’antienne est reprise en chœur dans les colonnes, sur les écrans, les plateaux et les ondes. Au passage, les journalistes et leurs avocat-e-s plaident de leur bonne foi et mettent en garde contre les risques que le rejet des médias par le public fait peser à la démocratie et à la République – ils oublient d’ajouter à la bourgeoisie possédante et à ses bonnes affaires.
Visiblement, les journalistes sont vexés par le désaveu dont ils font l’objet. Ils se voyaient plus beaux qu’ils ne sont. Ils perdent leur contenance, ils sont à poil. Néanmoins, cela ne les empêche pas de continuer à fanfaronner. Guil-laume Goubert, le directeur de La Croix, se rassure : « Ce sondage fait apparaître un grand esprit critique. Ça nous dérange, ça nous secoue, mais ce n’est pas une mauvaise nouvelle. »
En effet, c’est encore plus grave que ça. Les sondés de Kan-tar TNS considèrent que les journalistes « ne sont pas indé-pendants, c’est-à-dire qu’ils ne résistent pas aux pressions des partis politiques et du pouvoir… », à 69 %, et « … aux pressions de l’argent », à 60 %.
« À quelle fréquence diriez-vous que vous êtes confronté à des informations qui déforment la réalité ou qui sont même fausses ? » 62 % des sondés répondent que cela leur arrive plus d’une fois par mois ! Dommage qu’on n’en sache pas plus sur les fake news évoquées… Primo : par qui sont-elles produites ? Les médias, eux-mêmes, tant décriés ? Les pouvoirs politiques et économiques, intéressés ? Les puis-sances étrangères, hostiles ? Gare au complot ! Secundo : qui les diffuse ? Les porte-parole des lobbies ? Les médias d’État ? La Ligue du LOL ? Tertio : comment les reconnaître ? Bien malin celui qui affirme ne s’être jamais laissé prendre par des fake news.
Dans cette situation dramatique, les journalistes ne devraient-ils/elles pas, de toute urgence, faire amende honorable, assumer leurs responsabilités, procéder à un examen de conscience et s’interroger sur les causes de l’opprobre ? Dans la vie de tous les jours, une telle attitude est banale. Pas pour la presse, semble-t-il.
Toutefois, les Décodeurs du Monde ont tenté l’opération le 15 janvier dernier [1]. Ils ont publié en ligne une défense et illustration de la profession, pour battre en brèche les clichés : « Les journalistes sont soumis à leurs actionnaires », « … sont dépendants de l’État qui les finance », « … sont les relais de la propagande d’État », etc. L’examen est intéressant, mais tourne court, lorsqu’il s’agit par exemple d’aller à l’encontre de l’idée que « les journalistes sont tous formatés dans le même moule. » Pour le coup, ces fact-checkers admettent que « la diversité sociale et ethnique est effectivement faible dans la plupart des médias, en particulier, nationaux. Cela s’explique notamment par la difficulté croissante pour un aspirant journaliste d’intégrer une rédaction sans avoir suivi un cursus spécialisé en journalisme à l’université ou dans une école privée. » Bien vu ! Mais, il ne leur paraît pas nécessaire d’entrevoir les conséquences du plafond de verre et d’argent sur le traitement de certains sujets dont les journalistes sont éloignés en raison de leur origine sociale et de leur parcours de formation. Ainsi, pourquoi la presse française est-elle incapable d’aborder pleinement le terrain social et les violences quotidiennes qu’il génère ? Vous savez ?, le chômage et son cortège de misères, l’inculture crasse d’essence télévisuelle, le déclassement et la relégation, le mépris présidentiel à l’égard des pauvres et des fragiles, etc.
51 % des sondés de Kantar TNS considèrent que, dans l’ensemble, le mouvement des Gilets Jaunes a été mal traité par les médias, contre 32 % qui pensent l’inverse. Pour au-tant, 39 % jugent que les critiques, voire l’agressivité, dont les journalistes ont été la cible durant cette séquence, ne sont pas vraiment justifiées, et 32 %, qu’elles ne le sont pas du tout.
Troisième paradoxe : alors que la crédibilité des médias est au plus bas, les journalistes bénéficient d’une indulgence frappante.
En novembre 2018, l’Observatoire des Inégalités a pointé le fait que l’Assemblée nationale ne comptait quasiment plus d’élu-e-s issu-e-s des milieux populaires : « Si 4,6 % des députés sont employés, aucun n’est ouvrier, alors que ces catégories représentent la moitié de la population active, selon l’Institut Diderot. À l’inverse, les cadres et professions intellectuelles supérieures représentent 76 % des élus, soit 4,4 fois plus que leur part dans la population active. » Cela empêche-t-il les médias de parler sempiternellement d’une « démocratie représentative » ? Non, bien sûr. Pourtant, cette distorsion évidente du suffrage universel se traduit dans les politiques libérales ploutocratiques qui sont conduites depuis des lustres : une classe sociale met en œuvre une politique satisfaisant à ses propres intérêts, selon un agenda idoine.
Faisons l’hypothèse que la crise des médias d’information est liée pour partie à l’uniformité sociologique du recrutement des journalistes, qui favorise l’entre-soi et le hors-sol – la macronite aiguë qui frappe la rédaction de France Inter en est un symptôme. Aussi, par absence de pluralisme, la presse française ne parvient pas à contrebalancer les déséquilibres du système politique et des institutions. La crise de la représentation en découle.
La seule question qui vaille est la suivante : comment faire en sorte que, dans une démocratie réelle, les citoyen-ne-s puissent apporter crédit à celles/ceux qui les informent et animent l’espace public ? Sans des médias vertueux et indé-pendants – comme Résister ! –, sans des citoyen-ne-s intéressé-s, averti-e-s et impliqué-e-s – comme les lecteurs/lectrices de Résister ! –, pas de débat, pas de délibération, pas de démocratie !
Il appartient aux journalistes de revendiquer leur autonomie, dans un champ de production de l’information dont, désor-mais, ils ne détiennent plus l’exclusivité, et de cultiver leur indépendance par rapport aux pouvoirs, notamment poli-tiques et économiques. Si en plus de cela, ils mettaient en œuvre une déontologie, des méthodes de travail et des ins-tances ad hoc, leur crédibilité auprès du public ne pourrait que s’améliorer.
Piéro
Article paru dans RésisteR ! #60 le 19 février 2019
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