« Retour à Lemberg »



Une période, un lieu, au croisement de plusieurs existences.

Philippe Sands, avocat anglo-français, est un juriste spécialisé dans les cours de justice internationales. Invité à l’automne 2010 pour faire une conférence à Lviv il va se pencher sur l’histoire de sa famille et particulièrement celle de son grand-père, Léon Buchholz, histoire qui croisera deux juristes ayant étudié dans la même université : Hersch Lauterpacht, qui impose au procès de Nuremberg le concept de "Crime contre l’humanité", et Raphael Lemkin, qui forge celui de "Génocide" adopté par l’Assemblée Générale des Nations Unies en 1948. Bucholz, Lauterpacht et Lemkin ont en commun leur origine juive polonaise. Ils ne se sont jamais rencontrés pendant leur vie à Lemberg. Léon Buchholz terminera ses jours à Paris, Lauterpacht en Angleterre et Lemkin aux États-Unis. L’histoire d’un autre protagoniste croisera malheureusement le chemin de leur famille : Hans Frank, nazi haut gradé qui gère, entre autre, les camps de concentration proches de Lemberg, dont Treblinka. Frank sera jugé au procès de Nuremberg et exécuté. [1]

L’ouvrage foisonne d’informations et il est difficile d’en faire une présentation simple !

Lemberg

J’ai voulu écrire quelques mots sur le lieu, ciment entre les protagonistes, en vous laissant imaginer la difficulté pour les habitants d’être ballotés ainsi.
Lemberg, Lwow, Lvov, Lviv, est une même ville dont le nom a changé en fonction de son rattachement : Pologne, Ukraine, ou de son occupation soviétique, nazie... la ville change de mains 8 fois entre 1914 et 1945.

« J’ai appris à bien connaître un certain banc public, belle relique Art Nouveau de la période austro-hongroise. Depuis mon banc, j’observais le cours du monde et l’histoire de Lviv (Lemberg).
En 1914, le banc se trouvait dans le Stadtpark, le parc de la ville. Il faisait face au Landtagsgebäude, le Parlement de Galicie, la province la plus orientale de l’Empire austro-hongrois.
Une décennie plus tard, le banc n’avait pas bougé mais il se trouvait dans un autre pays, en Pologne, dans le parc Kosciuszki. Le Parlement avait disparu mais pas le bâtiment, qui abrite aujourd’hui l’Université Jan Kazimierz. A l’été 1941, lorsque le gouvernement général de Hans Frank avait pris le contrôle de la ville, le banc avait été germanisé et se trouvait désormais dans le Jesuitengarten, en face d’un ancien bâtiment universitaire, lui aussi dépouillé de son identité polonaise. »

Je passerai rapidement sur la vie des famille de l’auteur, de Lauterpacht et de Lemkin : les pogroms, les traques, les arrestations et la déportation de certaines personnes, l’exil d’autres... Notamment pendant la période ou sévit le nazi Frank. Les récits dramatiques de ces familles juives font écho aux massacres et exactions perpétrés par les nazis dans toute l’Europe. Frank sera condamné par le tribunal de Nuremberg et exécuté.

Hersch Lauterpacht

Hersch Lauterpacht est né en 1897 à Zolkiev, ville voisine de Lemberg, alors rattaché à l’Autriche-Hongrie. Sa famille s’installe à Lemberg où il suivra les cours de droit. Mais l’université, devenue polonaise, fermant ses portes aux juifs il continue son cursus à Vienne. En 1923 il s’installe à Londres, dont il adoptera la nationalité en 1931.
Dès les années 1918 Lauterpacht critique le droit international qui contraint peu le traitement des minorités par les majorités et ne donne pas de droits aux individus. Sceptique à l’égard du pouvoir éternel et « inaliénable » de l’État, il craint particulièrement le nationalisme.
En 1923 Lauterpacht se marie, s’installe en Angleterre et poursuit ses études et recherches en droit international. Il fera de fréquents voyages entre les États-Unis et l’Angleterre notamment pour des conférences.
Sands, dans une anecdote, évoque le côté traditionnel de Lauterpacht, hostile aux ongles peints de sa mère et à la coiffure moderne de son épouse : Des droits individuels, oui, mais pas pour la femme ou la mère. ironise-t-il.

Raphaël Lemkin

Né en 1900 dans un petit village écartelé entre Polonais et Russes. Aujourd’hui Azyaryska se situe en Biélorussie.
Très jeune il se sent concerné par la protection des groupes devant le massacres des arméniens en 1915 et les pogroms perpétrés dans les régions proches.
En 1921 (au moment où Lauterpacht s’en va), il étudie le droit à Lemberg sous la direction du professeur Makarewicz [2], qui a également enseigné le droit pénal à Lauterpacht.
Diplômé en 1926, il sera procureur à Varsovie. Il participe activement aux efforts de la Société Des Nations pour développer le droit pénal.
Démission, départ vers la Suède... En 1940 il reçoit une proposition de poste en Caroline du Nord et un visa.
Il entame alors un très long périple depuis Stockholm, passant par la Lettonie, Moscou, Novosibirsk, Vladivostok, Tsuruga (Japon), Tokyo, Yokohama, puis embarquement vers Seattle, puis traversée des États-Unis en train via Chicago pour arriver enfin à Durham Station en Caroline du Nord.

Nouveaux termes dans le droit international

Nous pourrions penser que, formés par les mêmes enseignants et avec des histoires familiales similaires, Lauterpacht et Lemkin auraient fait front ensemble pour modifier le droit international. Il n’en fut rien.
Pour faire simple, Lauterpacht privilégie la protection des individus, Lemkin met en avant la protection des groupes.

En 1945 Lauterpacht publie un ouvrage sur une Charte Internationale des Droits de l’Homme. Il envisage neufs articles pour protéger les droits civils individuels avec un certain nombre de concessions (situation des "non-blancs" en Afrique du Sud) pour assurer l’acceptation de ses propositions. Il introduira par la suite quelques droits complémentaires, politiques économiques et sociaux.

Le procès de Nuremberg se prépare et Lauterpacht accompagne, à la demande des Britanniques, les nations américaine, britannique, russe et française pour aplanir les différents éclairages juridiques des actes d’accusation.
Aux termes de crime de guerre s’ajoute les crimes contre l’humanité. Ces derniers pouvant être commis pendant ou en dehors de période de guerre.

Pendant que Lauterpacht œuvre avec les Britanniques, Lemkin noue des contacts aux États-Unis, il se consacre à l’étude des décrets nazis. Dès 1943 il a introduit dans ses publications le terme de génocide [3] qu’il décrit comme les actes dirigés contre des individus, non pas en tant qu’individus, mais comme membres d’un groupe. S’il réussit à faire partie du bureau des crimes de guerre puis de l’équipe qui prépare les actes d’accusation, il en est systématiquement écarté au motif d’une approche trop émotionnelle des aspects juridiques. [4]

Le 8 août 1945 la Charte de Nuremberg est signée par les alliés. Les quatre chefs d’accusation imputables aux accusés contient les crimes contre l’humanité mais non le génocide.

Toutefois le terme génocide apparaît dans l’acte d’accusation malgré l’opposition de Lauterpacht. Ce dernier ne tenait pas Lemkin en grande estime. Pragmatique, il pensait que le terme génocide allait trop loin et était irréalisable juridiquement. Par ailleurs il craignait que la protection des groupes n’entamât celle des individus.

Lauterpacht a fait partie de l’équipe des procureurs britanniques au procès de Nuremberg ouvert le 20 novembre 1945. C’est au cours de ce procès qu’il aura connaissance du sort funeste réservé à sa famille restée à Lemberg.

En décembre 1946, l’Assemblée Générale des Nations Unies entérine la notion de crimes contre l’humanité et affirme que le génocide est un crime au regard du droit international.

La Convention européenne des droit de l’homme signée en 1950 instaurera en 1959 la Cour européenne des droits de l’homme.
Il faut attendre un demi siècle pour que la Cour pénale internationale (CPI) soit mise en place avec le pouvoir de juger les crimes contre l’humanité et le génocide.

Crimes contre l’humanité et génocide

« Quelle est la différence entre les crimes contre l’humanité et le génocide ? »
« Imaginez le meurtre de 100 000 personnes qui appartiennent au même groupe », ai-je répondu, « des Juifs ou des Polonais de Lviv. Pour Lauterpacht, le meurtre d’individus, s’il relève d’un plan systématique, serait un crime contre l’humanité. Lemkin, lui, s’intéressait au génocide, au meurtre d’un grand nombre d’individus, mais avec l’intention de détruire le groupe dont ils font partie. Pour un procureur d’aujourd’hui, la différence entre les deux situations est avant tout liée à l’intentionnalité : pour prouver le génocide, vous devez montrer que le meurtre est animé par une intention de détruire le groupe, tandis que, pour prouver le crime contre l’humanité, une telle intention n’a pas besoin d’être établie. »
— Philippe Sands


Remarques :

« Depuis des années, Gaza est une prison à ciel ouvert. Avec plus de deux millions d’habitants, dont une proportion inégalée d’enfants, elle est maintenant une terre de gravats et de destruction et, dans ses ruines, gît le droit international humanitaire devenu métaphore de la déshumanisation du monde. »
— William Bourdon, Avocat (Publié dans Libération, 10/12/2023)


Notes

[1Six années de recherches extrêmement poussées explorent la communauté de destin des familles Buchholz (famille de l’auteur), Lemkin, Lauterpacht, à laquelle vient s’ajouter le portrait du « Boucher de Pologne » Hans Frank, gouverneur de Pologne.

[2Juliusz Makarewicz a ajusté son enseignement à Lemberg pendant toutes ces années où le pouvoir changeait de camp toutes les semaines : austro-hongrois, polonais, ukrainien... puis soviétique, allemand et à nouveau soviétique.

[3Le mot grec genos (tribu ou race) et le suffixe latin cide (tuer).

[4NDR. Je ne puis écarter les motifs de certaines réticences liées à l’histoire américaine des Indiens, des Noirs....