Pourquoi je n’irais plus dans vos manifs ?

Nancy (54) |

En arrivant à Nancy, j’étais pleine d’espoirs, la tête pleine de mes différentes expériences de militance et d’autogestion. Je me disais que j’étais dans un endroit chouette et beau, peut être un peu pluvieux mais que cela allait le faire.
Mon histoire était composée de manifs et de réunions où on refaisait le monde et je ne voyais pas pourquoi cela allait s’arrêter.

Ben, le problème c’est qu’à Nancy, mes amis, mes alliés objectifs dans les manifs, je les compte sur les doigts de la main… Pourquoi et comment, on en est arrivé là ? Pourquoi je ne viendrais plus dans vos manifs ?

Je suis très attachée à la cause féministe mais cela n’a pas vraiment l’air d’être le cas à Nancy… Ben, oui, la parole est accaparée par des hommes blancs cis et bourgeois qui veulent absolument imposer leur pensée et leur vérité universelle qui n’intéressent qu’eux. Ils font la leçon à tout Nancy et gare si on amène un point de vue différent ou qu’on veut mettre un peu d’intersectionnalité ou de pensées post-modernes au milieu de tout cela. Ils détiennent LA vérité comme des potentats du vieux monde, comme si l’histoire de la pensée s’était arrêtée il y a 30 ans et comme s’ils devaient se rassurer eux-mêmes en étant sûr qu’ils ne se sont pas trompés. Une opposition, un point de vue différent est c’est tout de suite des dizaines de pages qui s’abattent sur le ou la coupable sans réfléchir au ressenti des personnes en face qui n’ont peut-être pas le temps ou l’énergie de répondre. A Nancy, je n’ai même pas essayé de parler de pensée straight, de théorie queer ou de féminisme cyborg. C’est un jeu de dupes où les gagnants sont toujours les mêmes alors que le consensus implique qu’il n’y a pas de gagnant.

En plus, à Nancy, ces hommes cis blancs et bourgeois sont de tous les collectifs, de toutes les manifs, de toutes les chorales, de toutes les AG, de tous les mails, de tous les sites web alternatifs, de toutes les pages facebook et de tous les mouvements. Ils sont au centre et prennent toute la place car ils ont le temps et l’énergie pour le faire et le capital social, matériel et culturel pour prendre toute cette place. Ils sont omniprésents, il n’y a pas d’espace qu’ils n’occupent pas.

On lutte à Nancy comme si on était des potes de lycée ; comme si on parlait tou-te-s depuis le même endroit, depuis le même vécu et depuis la même situation de mec cis blanc et bourgeois ; comme si chacun-e avait un boulot suffisamment confortable pour pouvoir consacrer tout le temps et l’énergie qu’iel veut à débattre et à défendre son point de vue. Ce présupposé implicite biaise les règles de la discussion elle-même et renforce juste la domination structurelle de la bourgeoisie cismasculine blanche, qui elle seule a le temps, l’énergie, le confort matériel et l’assurance nécessaires pour pouvoir imposer son point de vue. Or, construire des idées, des pensées, cela prend du temps, passe par de la contradiction et ne peut se faire dans un monde où l’unique canal est une sorte de canal officiel de l’hétéropatriarcat blanc et bourgeois qu’on doit suivre, comme si on avait délégué la pensée à quelques-uns, ceux qui veulent bien sûr, ceux qui ont le temps, mais ceux aussi qui s’enferrent dans des formes de pensées réactionnaires et qui ne représentent qu’eux-mêmes.

Donc, je me suis trop fait taper sur les doigts de penser différemment comme si j’étais une enfant ou une copine de lycée un peu perdue qui n’avait rien compris. Je n’irais plus dans vos manifs : vous m’en avez exclus en rendant le débat stérile, « en voulant faire les chefs ». Bravo, vous avez gagné ? J’espère que la victoire est amère car elle n’est qu’exclusion et mise à l’écart de gens qui pensent différemment. Construire du collectif ce n’est pas cela, c’est penser et réfléchir ensemble.

Le point de vue d’une non-nancéenne.