Le salon « de la sécurité intérieure » Milipol a ouvert ses portes mardi au nord de Paris. Reconnaissance faciale, lanceurs de balle de défense, aspirateurs à données téléphoniques... Reporterre s’est renseigné sur les nouveautés du secteur, qui raffine sans cesse les outils de surveillance et de répression.
« Mettez votre œil là, pas trop près. Je peux enlever le canon si vous voulez. » Mathieu, dessinateur d’armes à PGM Précision, aide un visiteur en costume chic à soulever un lourd et rutilant fusil de précision. L’entreprise, basée à Poisy (Haute-Savoie), fournit depuis 1991 ses fusils Ultima Ratio au Raid — Recherche, assistance, intervention, dissuasion, une unité d’élite. « Nous disposons aussi d’une gamme pour les particuliers qui ont un permis de chasse ou une licence de tir, précise le salarié. Nos armes à longue distance coûtent entre 4.000 et 10.000 euros sans les accessoires. »
PGM Précision fait partie des 1.005 exposants présents à Milipol, le salon mondial dédié à la sûreté et à la sécurité intérieure des États, qui tient sa 21e édition du mardi 19 au vendredi 22 novembre au parc des expositions de Villepinte (Seine-Saint-Denis). Des entreprises venues d’une vingtaine de pays, parmi lesquels la Chine, Israël et la Turquie, y tiennent un stand. Cette année, quelque 30.000 visiteurs accrédités des secteurs public (ministère de l’Intérieur, douanes, fonctionnaires de la défense, de la justice...) et privé (fabricants, sociétés de services, distributeurs…), fouleront les moquettes synthétiques du salon et pourront y tester gilets pare-balles, lanceurs de balles de défense et dispositifs de reconnaissance faciale dans une ambiance high tech et feutrée.
Le secteur est florissant. Fin 2018, le marché mondial de la sécurité affichait une croissance insolente de 7 %, bien supérieure aux 2 % de croissance mondiale, pour atteindre un chiffre d’affaires de 629 milliards d’euros. En France aussi, les entreprises dites « de la sécurité » se portent bien : leur chiffre d’affaires a progressé de 3,2 % en 2018 et atteint 29,1 milliards d’euros. À une nuance près : les dépenses consacrées à la sécurité intérieure de l’État (contrôle des identités, contrôle des frontières, équipements de maintien de l’ordre…) ont crû de 0,5 % seulement. « Un certain rebond pourrait intervenir en 2019 et en 2020 », indique toutefois Patrick Haas, directeur du journal spécialisé En toute sécurité, interviewé pour le dossier de presse du Milipol. « Certains créneaux sont plus porteurs, comme la détection de produits dangereux, en raison de la persistance des attaques ou des menaces terroristes, ou les équipements de maintien de l’ordre à cause du mouvement des Gilets jaunes. »
En visite pour inaugurer le salon mardi, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner a présenté la « violence dans le maintien de l’ordre » comme une des « menaces fortes » auxquelles sont confrontés « la France et ses alliés », au même titre que le terrorisme, le trafic de drogues et les cyber-attaques. « Nous assistons à une radicalisation des mouvements contestataires nés en 1999 à l’occasion d’un sommet de l’OMC à Seattle et consacrés en 2001 lors du sommet du G8 à Gênes », a-t-il déclaré lors de son discours d’inauguration du salon, face à un public costumé à 95 % masculin, pendant que des serveurs distribuaient flûtes de champagne et petits fours. « Depuis, chaque rassemblement international est émaillé de violences. Il a fallu toute la mobilisation de nos forces et la coopération internationale pour que le sommet du G7 de Biarritz, en août dernier, se déroule bien et soit un succès diplomatique. »
« On ne répond pas aux interviews »
Quelques instants plus tôt, alors qu’il visitait les stands de son ministère entouré d’une foule d’officiels, de gardes du corps et de journalistes, M. Castaner avait ignoré la question que lui a adressée Reporterre :
Pourquoi valider dans le nouveau schéma national du maintien de l’ordre les méthodes brutales déployées ces derniers mois, comme l’a révélé le quotidien Libération, malgré un bilan humain dramatique ?
Depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, une personne est décédée – l’octogénaire Zineb Redouane, frappée d’une grenade lacrymogène à Marseille – et 4.439 autres ont été blessées – 2.495 côté Gilets jaunes, 1.944 côté forces de l’ordre – selon les chiffres du ministère de l’Intérieur. Parmi les nombreux blessés graves chez les Gilets jaunes, le journaliste David Dufresne a dénombré 24 éborgnés et 5 mains arrachées.
« M. le ministre inaugure des stands, il n’y a pas de questions-réponses prévu », a réagi avec irritation un des sbires du ministre à notre question. Dans ces allées où l’on cause business et innovation en plusieurs langues, on s’épargne souvent les digressions sur les droits humains. En 2017, il avait fallu qu’Amnesty International s’indigne pour que soit bannie du salon l’entreprise chinoise Origin Dynamic et ses instruments illégaux de torture, en l’occurrence des bracelets à décharges électriques.
Même silence agacé du côté des fabricants d’armes dédiées au maintien de l’ordre. « On ne répond à aucune interview, sur décision de la direction », nous a opposé d’un ton agressif un représentant d’Alsetex, l’entreprise sarthoise qui fournit grenades assourdissantes et grenades lacrymogènes aux forces de l’ordre. Pour confirmer ses dires, près des vitrines de cartouches de gaz savamment mises en valeur, plusieurs autocollants « No interview, no photo, no video ».
Du côté de Nobel Sport, entreprise finistérienne produisant aussi des grenades lacrymogènes, « on ne communique pas car c’est souvent utilisé contre nous. Nos produits sont utilisés par le ministère de l’Intérieur, vous pouvez lui poser vos questions car ils ont des doctrines que nous ne décidons pas ». Le représentant barbu et tatoué de B & T AG (anciennement Brügger & Thomet), la firme suisse des lanceurs de balles de défense LBD 40, s’est montré tout aussi discret, quoique courtois : « Je ne connais pas très bien cette arme car je viens d’arriver et c’est un sujet sensible. La direction a préparé une réponse pour les journalistes. » Sur la feuille qu’il nous a tendue, en trois langues, un avis rejetant la responsabilité de l’entreprise quant aux blessures infligées par ces armes : la France n’utilise pas leurs cartouches SIR, mais des cartouches françaises qui ne sont pas conçues pour le LBD 40 et rendraient l’utilisation de l’arme dangereuse.
Le seul à s’exprimer longuement a été Florian Lécuyer, de l’entreprise lorientaise de matériel de sécurité Redcore, qui en avait gros sur le cœur. Depuis 2015, Redcore se bat pour que son lanceur de balles de défense Kann44 de calibre 44 mm soit classé en catégorie B3 (« armes à feu fabriquées pour tirer une balle ou plusieurs projectiles non métalliques ») et non A2 (« canons, obusiers, lance-roquettes et lance-grenades de tous calibres »), comme l’a décidé le ministère de l’Intérieur. « À cause de cette décision, nous perdons tout le marché des polices municipales, s’est lamenté M. Lécuyer. Pourtant, notre arme est bien plus précise que les Flash Ball qui équipent actuellement la police municipale car elle dispose d’un canon rayé et peut être équipée d’un boîtier system score d’aide à la visée : quand le tir est réglementaire – plus de cinq mètres de distance, impact sur le torse, les membres supérieurs et inférieurs –, le cadran devient vert ; sinon, il est rouge. » En outre, un enregistrement de l’image de visée se déclenche automatiquement en cas de tir et Redcore a proposé que le tir soit bloqué en cas de visée non règlementaire. « Avec le mouvement des Gilets jaunes, on était sûrs que cette innovation allait intéresser le ministère de l’Intérieur. C’est dans la logique des choses, surtout quand des vidéos montrent des tirs de LBD40 à trois ou cinq mètres. Mais on nous a fait comprendre qu’il était urgent de ne rien faire. On soupçonne aussi des copinages. » L’entreprise conteste la décision du ministère et a saisi le Conseil d’État à ce propos.
Un logiciel capable d’aspirer toutes les données d’un téléphone en moins de dix minutes
En revanche, dès qu’il ne s’agit plus d’armes risquant de blesser des manifestants, les langues se délient. La police nationale a énuméré à Reporterre toutes ses innovations présentées sur le salon : outil de détection des hackers, dispositifs de lutte anti-drones du Raid, drone filaire de la police aux frontières, laboratoire mobile d’analyse de la fraude documentaire… et certainement le plus attendu, le « kiosque » de l’entreprise Cellebrite, logiciel capable d’aspirer toutes les données d’un téléphone portable en moins de dix minutes. « Actuellement, les téléphones saisis doivent être envoyés dans un centre spécialisé de la police technique et scientifique, qui ne sont que 35 et sont souvent embouteillés. Avec ce kiosque qui sera installé dans les commissariats de premier niveau, il suffira de brancher le téléphone et toutes les données seront extraites pendant la garde à vue : SMS, photos géolocalisées… Autant d’informations qui peuvent être utiles pour conduire l’interrogatoire », vante Clémence Mermet-Grenot, du service de la criminalité numérique.
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