Leur monde n’en finit pas de mourir…



La loi Travail, dernière charge lancée par le gouvernement. Comme si des décennies d’offensive patronale n’avaient pas suffi, comme si la précarité et l’appauvrissement grandissants n’étaient pas suffisants, comme si le capital n’en avait pas assez. On a beau savoir qu’ils n’ont pas de limites, on en reste baba à chaque nouvelle offensive. Cette fois au moins, notre camp commence à réagir, et comme cela fait quelques années qu’il n’a plus trop bougé de manière visible, on ne peut que s’en réjouir.

Nous n’allons pas ici reprendre les arguments contre la loi El Khomri-Gattaz : les syndicats de classe, les youtubers et certains inspecteurs du travail l’ont suffisamment décryptée. En face, les médias relaient sans honte le discours libéral des économistes de l’ordre, les flics gazent et arrêtent les étudiants, les socialistes « frondeurs » bougonnent et traînent les pieds. Et comme dirait l’autre, quand le patronat restaure l’esclavage, la CFDT négocie le poids des chaînes. Chacun est dans son rôle et à sa place dans la dernière tragicomédie orchestrée par le pouvoir.

La collusion des partis de gouvernement et du Medef, des médias, des experts et des flics, tout cela fait système. Inutile d’y chercher de sombres complots, l’œuvre de lobbys ou de réseaux d’influence occultes. Ce qui fait système, ce qui soude l’unité des notables et assure la stabilité de l’ordre établi, c’est la domination de classe. Merci patron !, comme dirait François Ruffin. Leur monde n’est régi que par la recherche du profit au mépris de tout le reste. Ils ne souhaitent pas particulièrement que la planète en crève, c’est juste un dégât collatéral. Leur monde s’effondre lentement et ils comptent bien nous laisser aux étages inférieurs.

Cela fait quelques années que notre camp expérimente d’autres voies. Occupation des places en Grèce, en Espagne, aux États-Unis et dans le monde arabe au début de la décennie, grèves et luttes locales, parfois très dures, mobilisations étudiantes radicales en Angleterre ou au Québec, mobilisations contre les grands projets inutiles (aéroports, barrages, nucléaire) et mise en place de « zones à défendre », guérilla et organisation sociale féministe et autogérée au Kurdistan… Les expériences sont multiples, mais ne font pas système. Ou plutôt pas encore. Mais chaque nouvelle lutte offre une occasion de progresser dans ce sens.

Comment agir après le 9 mars, comment agir dans la mobilisation naissante ? Chacun ou chacune essaie de s’y retrouver et de comprendre, reliant parfois le présent aux expériences passées (2010, 2006, 1968…), et c’est un élément assurément utile. On sait d’expérience que les bureaucraties syndicales trahissent, y compris celles qui apparaissent comme les plus radicales au début du mouvement. On sait d’expérience que les partis institutionnels de gauche défendent toujours le capitalisme, par tous les moyens, quitte à y laisser leur peau sous les coups de l’extrême droite, s’ils ne savent plus comment faire face. Mais on sait aussi d’expérience qu’aucune des luttes sociales d’ampleur depuis un siècle ne l’a emporté. Comment ne pas se laisser plomber par le passé ?

Leur monde est devenu plus puissant, barricadé et surprotégé par un florilège de lois et dispositifs sécuritaires, le dernier épisode en date avec l’état d’urgence n’étant pas le moindre. Mais leur monde est également devenu plus fragile. Il disposait il y a quarante ans d’une assise dans de nombreux milieux, alors qu’aujourd’hui, hormis les privilégiés et leurs hommes de main, plus personne ne croit sérieusement en lui. Bien entendu, faute d’alternative, beaucoup s’y accrochent, espèrent pouvoir continuer à y consommer et y préserver quelques menus avantages, protégés de plus pauvres qu’eux par des lignes barbelées. Mais leur monde apparaît pour ce qu’il est : sans avenir. Certains se perdent alors dans les stratégies suicidaires et choisissent la voie du chaos, fascisme ou jihad. La plupart d’entre nous, voyant que ce monde va dans le mur, ne savent simplement pas où aller.

Notre monde a cela pour lui : lui seul incarne un avenir. Il nous faut en prendre pleinement conscience. Ne pas nous arrêter à la loi Travail ou à l’état d’urgence. Mettre en cause tout leur ordre, sa violence, ses discriminations. Lier les contestations, les blocages, les occupations. Admettre la diversité des modes d’action, du sit-in pacifique au caillassage des banques, de la grève reconductible à la conférence-débat, de la rédaction d’un blog aux manifs et aux blocages, du collage sur les panneaux publicitaires aux ateliers d’autodéfense. Notre monde est riche d’une diversité des expériences et des cultures politiques. Il est lourd d’une radicalité qui peut se libérer. Des bureaucrates, petits ou grands, se font fort de nous diviser et de nous limiter. Nos préjugés aussi. À chacune et chacun de contribuer à les dépasser. Alors notre monde sera effectivement l’avenir.

[Paru dans RésisteR ! #41, mars 2016]