Les placards débordent aussi



L’orthopédie, l’orthophonie, l’orthographe, l’orthopraxie apportent des corrections à nos corps, aux formes des dos et postures, à la position de nos dents, aux prononciations des sons, à l’ordonnancement des énoncés pour exprimer les pensées. L’« ortho » supprime formes irrégulières et leurs transformations, corrige des gestes, des comportements, des mœurs qui ne correspondent pas aux représentations traditionnelles des corps et mœurs. Cette suppression et conformation répriment des rapports singuliers au monde. L’uniformisation est le pan de l’organisation d’un état-nation. C’est l’union autour d’une langue standardisée, autour des valeurs standardisées.

En Russie, la propagande mélange la nostalgie pour l’URSS à l’idéologie nationaliste pour idéaliser l’uniformisation qui s’opposerait à « l’individualisme ». Toutefois, bien souvent la pluralité est confondue avec l’individualisme dans le discours conservateur. La pluralité est simplement une forme de vie singulière qui s’exprime quand il s’agit des corps vivants et non pas des schémas abstraits. Par contre, en URSS, rien n’était uniforme. Le climat angoissant semé par le gouvernement encourageait ses citoyens à s’investir dans la surveillance de son prochain pour atteindre cette uniformisation au nom de l’égalité et de l’ordre. Il y a la figure de l’ennemi intérieur et puis aussi les indésirables. Des remarques constantes, des insultes et des violences physiques visent à invisibiliser ou à éliminer ce qui dépasse de la forme standardisée. Donc l’uniforme n’est qu’une illusion de l’absence des formes non binaires et non hétéronormatives d’une société. La violence subie par toute personne qui ne correspondent pas aux standards peut être exercée par tout le monde, y compris, malheureusement, par les personnes qui les subissent. Il y a des endroits où le mirage du standard s’effondre, dans l’art ou la musique.

Les conservateurs qui luttent contre la « propagande LGBT » soutiennent que l’homosexualité n’a jamais existé en Russie et qu’elle était importé de l’Occident. Je me souviens d’une fête de Nouvel an. Des invités buvaient des verres de vodka en chantant des chanson sur le clip de Verka Serduchka : « Hop hop hop, nous chantons joyeusement ». Puis autour de la table, ils mâchaient des salades et des cornichons en se posant des questions sur son genre et son orientation sexuelle. Un grand monsieur a lancé en se frottant les mains que Verka était une hermaphrodite. Puis une autre lui a répondu que c’était pour rire qu’il se déguisait en femme.

Au XVe siècle il était interdit de critiquer ouvertement le pouvoir politique et de remettre en question l’ordre religieux, les récits utopiques parlaient des organisations sociales alternatives, mais au même temps pour éviter les représailles, les auteurs mettaient en évidence que ces mondes étaient impossibles ou des délires, des canulars. Ces mondes étaient lointains, tout y était à l’envers, l’abondance et le bonheur trop gros pour être réels. L’homosexualité serait à son tour une utopie qui n’existerait que dans les pays lointains, c’est un délire, un spectacle. Et que se passait-il quand le spectacle passait à la télé et à l’intérieur du pays ? Boris Moiseev était un artiste de variété avec des cheveux blond, qui chantait des chansons d’amour. Il a démenti son coming out quand la vague homophobe se soulevait en Russie. Il a affirmé que le coming out était bon pour son showbusiness. Cette histoire rappelle celle du groupe t.A.T.u., un duo qui décrivait des soucis des ados et comment leur homosexualité n’est pas prise en compte par les adultes en réduisant leurs sentiments aux délires psychologiques. Une dizaine d’années plus tard, les membres de t.A.T.u. ont démenti leur homosexualité à la presse. C’était une déception. Des fausses lesbiennes ont fait toutes ces chansons pour de l’argent. Ne s’agit-il pas d’une grossière mise en scène ? Avant 2013, les deux membres participent à la Gay pride et au Queerfest de Moscou, puis, du jour au lendemain, changent radicalement leur position. Que leurs relations homosexuelles soient vraies ou fausses n’a aucune importance dans cette affaire. C’est le message qui compte. Il dit que les ados ont grandi et sont désormais « raisonnables », prêtes à leur rôle de reproduction et d’épouse. C’est un message de l’hétérosexualité forcée et non pas un simple buzz. « L’âme russe » ne peut donc pas être gay ? Philippe Kirkorov a tenté de montrer le contraire. Face aux médias, il est très évasif quant à son orientation, mais il a soutenu « des personnes qui s’aiment » tant que ça reste leur affaire privée et intime. C’est-à-dire que cet amour ne devrait pas déranger par leur visibilité comme la communauté LGBTIQ+ lors des prides. Kirkorov a une position individualiste et elle est loin d’être apolitique. Il veut vivre ses amours, mais son nationalisme et patriotisme ne souhaitent pas contrarier sa patrie et son gouvernement.

Les mairies des grandes villes interdisent les marches de visibilités et préfèrent que les boulevards de leurs villes soient piétinés par les bottes, se remplissent du vert des uniformes, et que les chants des oiseaux soient couverts par des chants militaires à l’unisson. Leurs voix appellent à un amour inconditionnel pour la patrie, ces chants répètent ô combien critiquer le pouvoir d’aujourd’hui serait trahir la mémoire pour les compatriotes qui se sont battus en héros contre des ennemis pour sauver les terres russes. Tu as déjà chanté dans une chorale militaire ? L’armée corrige, elle laisse des amers souvenirs racontés avec moquerie et tristesse, parfois bravoure, de comment des jeunes survivaient dans la misère et violence sous les ordres militaires et les humiliations. « Là-bas avec des gars », ils ont vécu ce que les femmes ne peuvent pas comprendre, mais qu’elles vont subir toute leur vie. Ce rituel les traumatise par sa dureté et par la maltraitance gravées dans leurs souvenirs. L’armée fabrique des vrais hommes et des vrais hétéros.

Kirkorov ne veut pas faire trop de vagues, mais il en fait malgré lui. Son public est autant émerveillé que scandalisé par ses costumes moulants, il est surtout curieux de savoir si le boule du chanteur qui a égayé leur soirée était bien un vrai. Le chanteur a une attitude individualiste et, en plus de ne pas aimer les gay prides, il est nationaliste ! Par exemple, il a soutenu la déclaration de la guerre à l’Ukraine. Kirkorov a compris que les parades nationalistes et les marches de visibilité ne sont pas compatibles, alors il a adopté une position ambiguë où il voulait à la fois montrer son amour pour la nation et affirmer ses orientations sexuelles. Mais Kirkorov a oublié que le nationalisme est un amour unilatéral. Si les désirs humains ne connaissent pas les frontières, l’idéologie nationaliste érige des murs. En 2024, les autorités russes interdisent son activité d’artiste.

Les conditions de vie pour les LGBT deviennent insupportables. Se taire, résister, fuir le pays ? La chanteuse Zemfira a quitté le territoire de la Russie et depuis l’étranger écrit des chansons pour dénoncer le patriotisme. Le nom de son single PODNHA, sorti en 2024, mélange le cyrillique et le latin, on lit « Rodina », ou « Patrie » en français. Si on traduit de manière générale le sens, elle chante : « On t’apprendra, salope, à aimer la patrie, à respecter sa folie et la vieillesse, en plongeant dans le néant ressentir le bonheur » et puis « les critiques et les pensées sont impossibles ». Cette chanson illustre le nationalisme forcé et fait écho à l’hétéronormativité forcée.


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