Les 01/01...



Ce texte du journaliste François Camé, publié sous forme de tweets le 30 juin 2023, remonte dans le temps colonial, quand les immigrés étaient recrutés dans leur pays d’origine. Quand l’état civil était défaillant, l’Etat français les déclarait tous nés un premier janvier...

Photo : Bidonville de Nanterre dans les années 1960.

Attention : La publication d’un texte ne signifie pas un accord systématique avec d’autres écrits du même auteur.

Aujourd’hui, où des banlieues brûlent à nouveau, je voudrais parler des « Zéro-Un ». Même si c’est vieux, et pourtant très actuel à Mantes ou Vénissieux ; même si cela me fait toujours un peu mal.

C’était dans les années 1960-70. La croissance économique battait son plein. L’industrie avait besoin de bras. Et les salaires flambaient. Le patronat avait alors exigé une politique d’immigration massive, à inscrire dans la Planification. Et le VIe et le VIIe Plans ont opté pour cette solution, afin de réduire la flambée des salaires.
C’était inscrit ainsi. Renault, Peugeot, Citroën, Talbot : tous les grands groupes automobiles ont alors écumé le Maghreb, pour embaucher directement sur place.
Lorsque, tout jeune débutant en journalisme, je suivais les grandes grèves de l’automobile en 1982-1983 ils me l’ont tous raconté de façon identique, la nuit dans les usines occupées.

Le groupe automobile arrivait dans le village. Il installait des préfabriqués dans un coin, plantait du gazon devant, traversé par une allée en graviers. Et les jeunes s’y ruaient. Ils avaient 18 à 20 ans, ils rêvaient de sortir de leur trou ; ils rêvaient de Salut les copains, de musique, de filles. Et d’un autre avenir que celui des champs de rocaille, dans un bled étouffant.
Quand ils entraient, on les mesurait, on les pesait. On leur regardait les dents, en écartant leurs lèvres du pouce et de l’index, comme on le fait aux chevaux. Ils connaissaient les chevaux. Ils n’aimaient pas. Mais ils voulaient partir.
Ils me l’ont tous raconté : on regardait aussi leurs mains. Si elles étaient trop propres ou lisses, on les refusait. Alors, en sortant, ils passaient le mot au suivant. Pour que celui-ci se meurtrisse les mains avec le gravier de l’allée, jusqu’à saigner. Ils l’ont fait.
Et finalement, on leur demandait leur date de naissance. Bien souvent, il n’y avait pas d’état civil, au bled. Ils ne connaissaient que l’année. Ils l’indiquaient, penauds. « Mais quel jour ? » insistait le médecin. Ils répétaient l’année. Alors le toubib, blasé, disait au secrétaire : « Bon, marque : “Zéro Un / Zéro Un”. » Le 1er janvier de l’année indiquée.
Et leurs papiers, pour toujours, portent cette date de naissance.

Si l’on cherche à savoir où les banlieues brûlent, aujourd’hui, il suffit de savoir le nombre de « Zéro-Un », parmi les grands-parents.

Quand ils étaient retenus par le groupe automobile, les jeunes s’en allaient du bled. On les installait dans des bidonvilles, où les enfants se faisaient pipi dessus la nuit – car aller aux toilettes, c’était sortir dans la boue, avec les rats.
Puis, quand les bidonvilles furent rasés, dans des foyers Sonacotra, créés à l’époque et installés loin du centre ville – car suite à la guerre d’Algérie, ces populations étaient considérées comme « à risque ».
Puis dans les cités, également loin de tout. Ils me l’ont tous raconté. On les faisait travailler à Flins, à Mantes, chez Berliet, à Vénissieux.

La situation chez Renault était meilleure. Chez Peugeot, chez Citroën, à Talbot, le racisme était institutionnalisé. Ils me l’ont tous raconté : ils devaient rapporter des cadeaux au contremaître lorsqu’ils revenaient de vacances au pays.
Et l’humiliation était la règle. Akka Ghazi, le leader CGT de Citroën Aulnay, me l’a raconté en 1983 : il était colonel de l’armée, il avait fui le Maroc pour raisons politiques. Il n’était pas un « Zéro-Un ». Mais comme on savait qu’il était un intellectuel, la maîtrise l’obligeait à monter sur une machine, devant tout le monde, pour leur jouer de la flûte à cloche-pied.

En 1982, ils se sont mis en grève. Souvent en dépit de la CGT « blanche ». On a appelé cela le « printemps de la dignité ».
Et en 1984, on les a licenciés, avec des plans sociaux de milliers de personnes. Au nom de la « modernisation » vantée par le gouvernement Fabius.

Les « Zéro-Un » n’ont généralement pas retrouvé de travail. Ils sont restés dans leur HLM, perdant face à leurs enfants leur stature sociale.

Je me souviens : en 1994, lors des grèves contre le CIP, des « bandes de casseurs » détruisaient tout, Place Bellecour, à Lyon. TF1 ouvrait tous les jours le 20 h avec ce leitmotiv : « les bandes de casseurs ». Et, grand reporter à Libé, j’avais voulu savoir qui étaient ces « casseurs ». Il a fallu que je me fasse volontairement matraquer plusieurs fois par les CRS, que je me batte avec des « grands » casseurs, pour que des jeunes m’acceptent.

Mais finalement, j’avais pu suivre une bande de jeunes, chaque jour ; et jour et nuit.
Parfois, j’avais du mal : ils couraient vite, en cassant les vitrines… et j’étais plus vieux.
Mais la nuit, en haut des cages d’escalier sombres de Vénissieux, en fumant un pétard, ils me parlaient doucement.
Sauf un, qui se faisait appeler Rachid pour s’intégrer, mais était d’origine normande, se prénommait André et était une teigne, ces cinq garçons et ces deux filles étaient des mômes. Gentils. Mais ils avaient au ventre une rage qu’ils n’analysaient pas.
Et l’une des premières choses qu’ils m’ont dites, c’était : « Nous, on est des fils de “Zéro-Un”. » Ils le disaient avec du mépris pour leurs pères, qui ne savaient même pas leur date de naissance. Beaucoup de respect, en même temps : le pire des casseurs n’aurait « jamais osé fumer devant son père ». Et une envie inconsciente de venger l’exil paternel et ses rêves humiliés.

Avant de l’envoyer, je leur ai lu mon papier. Ils n’étaient parfois pas d’accord. Mais ils n’ont pas eu le sentiment d’être trahis. Alors je l’ai publié. Je me souviens, quand je leur ai lu, de deux choses. J’avais remarqué que chacun, quand il brûlait une voiture, s’attaquait à une voiture de la marque pour laquelle son père avait travaillé. Ils n’en avaient pas pris conscience . Et cela les a beaucoup perturbés.

Sur les huit de « ma bande », deux sont morts. Deux sont passés par la prison et ont eu une vie agitée, jusqu’à ce qu’ils se marient. Les deux filles, peut-être suite à mon reportage, sont devenues journalistes et font de la radio au Maghreb. Des autres, je n’ai plus de nouvelles. Peut-être ont-ils également des enfants. Qui aujourd’hui, cassent la nuit. Avec une rage qu’ils ne veulent pas analyser.

Car dans la nuit, peut-être, flotte encore, cette vieille histoire : le préfabriqué du bled, les rêves de musique et de filles, le gravier et le geste du pouce et de l’index pour découvrir les dents.

Dans mon papier sur mes « casseurs », en 1994, j’avais aussi noté qu’ils étaient « fils de “Zéro-Un” ». Et quand je leur ai relu, à ce moment, ils ont eu un peu honte – et m’ont demandé de l’enlever. Puis finalement, ils m’ont dit : « Non, dis-le. C’est important. »

Alors, je ne sais pas bien pourquoi, aujourd’hui, je le redis.

P.-S.

Ensemble des tweets composant ce texte : https://nitter.net/FrancoisCame/status/1674364535795249154

Attention : La publication d’un texte ne signifie pas un accord systématique avec d’autres écrits du même auteur.