Légion d’erreurs



En 1887, le troisième président de la IIIe République, Jules Grévy, fut contraint à la démission par le scandale de « l’affaire des décorations », manigancée depuis l’Élysée par son beau-fils, le député d’Indre-et-Loire Daniel Wilson : celui-ci négociait des participations dans ses entreprises en échange de médailles sonnantes et trébuchantes qu’il vendait à tout-va – une Légion d’honneur pouvant coûter jusqu’à 100 000 francs de l’époque. Ah ! Quel malheur d’avoir un gendre !

Autre temps, autres mœurs ?

L’ordre national de la Légion d’honneur a été institué le 29 floréal an X. Chaque année, deux promotions civiles et deux promotions militaires font l’objet d’un décret d’élévation par la présidence de la République, auxquelles s’ajoutent les promotions des personnes tuées dans l’exercice de leurs fonctions, les promotions spéciales « coupe du monde », etc. Quelques centaines de galonnés, d’artistes de variété, de managers, de fonctionnaires partis se gaver dans le privé, d’anciens combattants oubliés par l’Histoire officielle, d’ami-e-s fidèles travaillant dans le secteur des ascenseurs, de savant-e-s à la recherche du grand graal, d’académicien-ne-s à complimenter, d’éleveurs de singes et de danseuses légères, etc., cherchent compulsivement leur nom dans la liste. La presse signale au public les plus célèbres, optimisant ainsi, chez eux/elles, l’effet de flatterie.

Dans un communiqué de presse, la Grande Chancellerie a annoncé que la promotion civile de la Légion d’honneur du 1er janvier 2020 rassemblait 487 personnes « réparties entre 395 chevaliers, 73 officiers, 13 commandeurs, 4 grands officiers et 2 grands-croix ». L’ordre regroupe aujourd’hui 92 000 membres.

Comédie humaine immémoriale. Depuis que l’être humain se tient debout sur ses pattes arrière, il ne cesse de vouloir se redresser, de gravir les échelons de l’espalier social, pour faire mesurer avec fierté son importance glorieuse, toiser ses semblables avec morgue, se pousser du col. Aussi, une fois médaillé-e, le/la voit-on poser pour la postérité, plastronner, tout-e cambré-e, arqué-e, le jarret tendu, les ergots pointés, prêt-e à donner des gages, en signe de gratitude, à celui/celle qui l’aura récompensé-e avec ou sans mérite. On rigole de ces officiels, préfets ayant raté le concours de la police, procureurs vitupérant dans les prétoires, commissaires Dubonnet pas débonnaires, recteurs trous du cul, etc., toujours prêts à afficher leurs breloques, comme autant d’arguments faisant autorité.

La République sait soigner ses valets quand il se prennent pour des seigneurs. C’est qu’elle y trouve son compte : pas sûr, en effet, que la remise d’une médaille favorise chez l’honoré-e un esprit d’indépendance, de désobéissance, d’insoumission, voire – frissonnons un peu ! – d’insurrection. Quels exploits ont-ils accomplis qui mériteraient des remerciements sincères et éternels de l’Humanité entière ? Ils/elles ont vécu bourgeoisement dans l’attente impatiente que leurs talents soient enfin identifiés, reconnus, nommés et promus. Ils/elles comptent beaucoup sur leur milieu social et sur leur réseau de relations. Tout est question d’entre-soi. Selon le site de la Légion d’honneur, celle-ci « ne se demande pas. Ce sont les ministres qui ont la responsabilité d’identifier les futurs décorés et s’appuient pour cela sur le corps social (parlementaires, maires, employeurs, responsables syndicaux ou associatifs, présidents de fédérations professionnelles ou sportives, etc.). »

Toutefois, il arrive que des passant-e-s tué-e-s lors d’attentats, au hasard de la malchance, ou des soldat-e-s envoyé-e-s sur le front des batailles, dans le désert des barbares, improprement considéré-e-s comme des héros/héroïnes, se voient honoré-e-s à leur tour : en aucun cas, le colifichet décerné à titre de compensation ne peut réparer l’injustice de leur destin. Les trémolos des discours de circonstance, prononcés par ceux-là mêmes dont les décisions ont provoqué ou nourri ces drames, masquent mal l’hypocrisie monstrueuse des commanditaires.

Les présidents de la République, en tant que Grand Maître de l’ordre, ne se privent pas de donner des signes de leur munificence. Sans remonter jusqu’à Napoléon Ier le Sanglant, citons quelques exemples à ne pas suivre.

Le 13 juillet 1983, François Mitterrand, fraîchement élu président de la République, élève au grade de grand-croix son propre frère, Jacques, général d’armée aérienne, que Valéry Giscard d’Estaing avait nommé grand officier, le 27 septembre 1974, sans doute pour taquiner son adversaire malchanceux…

En 1989, le même Mitterrand, à peine réélu, conférera le grade de grand-croix à Zine el-Abidine Ben Ali, qui exerçait en Tunisie la profession de dictateur.

En 1996, à son tour, Jacques Chirac récompensera de la grand-croix Hassanal Bolkiah, 29e sultan de Brunei, réputé pour son humanisme exacerbé. En avril 2019, l’impétrant instaurera dans son pays une législation inspirée de la charia, prévoyant, entre autres, de punir par lapidation l’homosexualité et l’adultère.

Le 31 décembre 2001, Chirac récidivera avec le sympathique Bachar al-Assad, fils de son père, qui s’est fait honorablement connaître, depuis, en tant que boucher en gros à Damas, Homs, Alep, etc. Après la participation de Paris à des bombardements, enclenchés par Londres et Washington, de sites réputés figurer dans le programme d’armement chimique syrien, en représailles à l’attaque de Douma, le 7 avril 2018, al-Assad rendra sa grand-croix, sans un merci, sans un au revoir – quelle brute ! –, considérant que « cette décoration [lui avait été] attribuée par un régime esclave des États-Unis […] qui soutient les terroristes ». L’infréquentable n’aura pas voulu attendre la fin de la procédure de retrait engagée par Emmanuel Macron.

Le 31 décembre 2010, Nicolas Sarkozy élèvera Marc Ladreit de Lacharrière au rang de grand-croix, sur rapport du Premier ministre, François Fillon, dont il se trouvait être l’employeur de la femme, Pénélope. Simple hasard ou coïncidence extraordinaire ? La justice est à cran sur ce bel exemple d’emploi fictif. En fin de compte, si l’épousée n’en fichait pas une rame, ce qu’elle refuse d’admettre, l’hypothèse d’un cadeau par complaisance est fragilisée et l’intégrité de Ladreit de Lacharrière rétablie.

Il ne sera pas dit que François Hollande prise moins que Sarkozy ce qu’il est convenu d’appeler, par facilité journalistique, les « grands patrons ». À la toute fin de son mandat, le 14 avril 2017, en pleine campagne présidentielle, il signera le décret élevant au grade de grand-croix François Pinault, sixième fortune française. Où il est démontré qu’on peut honnir « le monde de la finance », qui « n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, [qui] ne présentera jamais sa candidature, [qui] ne sera donc pas élu, et pourtant [qui] gouverne », tout en gratifiant ceux qui touchent les bénéfices. Que Pinault, propriétaire d’Artemis et fondateur du groupe de luxe Kering, soit un ami de longue date de Hollande, dixit Le Canard enchaîné, qu’il investisse dans une affaire de production cinématographique, Cinémaphore, en juillet 2013, avec comme partenaire Julie Gayet, première compagne de France, qu’on le retrouve dans le conseil d’administration de la « La France s’engage », initiative lancée par l’ancien président de la République, en 2014, quand il était en poste, et devenue depuis une fondation reconnue d’utilité publique, par décret du 29 mars 2017, alors qu’il l’était encore, cela n’y fit rien, à n’en pas douter. Le 28 juin 2018, le milliardaire breton trouvera le cran de dénoncer un Macron qui « ne comprend pas les petites gens. J’ai peur qu’il mène la France vers un système qui oublie les plus modestes. » À toutes fins utiles, rappelons que Le Canard enchaîné révéla comment François Pinault avait échappé à l’impôt sur la fortune, en 1997, via un habile système de déductions…

Dans ces conditions, Bernard Arnault, que l’on ne remerciera jamais assez, mais qui n’est cependant que grand officier de la Légion d’honneur‎, depuis 2011, n’avait aucune chance de décrocher le pompon. Le PDG de LVMH et rival putatif de Pinault finira par se consoler en devenant l’homme le plus riche du monde, selon le classement de Forbes du 17 janvier 2020.

Le 19 novembre 2018, Emmanuel Macron est invité au château de Laeken, à Bruxelles. Il se trouve qu’il vient de se voir décerner le grand cordon de l’ordre de Léopold, la plus haute distinction belge ; par échange de bons procédés, le président français y embellira ses hôtes royaux, les élégants Philippe et Mathilde, de la grand-croix de la Légion d’honneur. Un goûter sucré sera organisé pour l’occasion, durant lequel tout ce beau monde aura pu exhiber ses médailles et ses rubans de couleur. Lors de ce réjouissant raout, le roi des Belges a prononcé un vibrant discours, digne de figurer dans les annales : « Nous recevons le chef d’État d’un grand pays, grand par son histoire, par son rayonnement et par son poids dans le monde. Nous recevons en vous, Monsieur le Président, un homme pétri de cette belle culture française, un visionnaire donnant un nouvel élan à son pays et à l’Europe, dans un esprit de dialogue et de rassemblement. »

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Last but not least, par décret du 31 décembre 2019, Macron a nommé Jean-François Cirelli officier de la Légion d’honneur. Ce grand serviteur de l’État et de ses intérêts personnels a dirigé GDF, à la privatisation duquel il a été associé – profitant au passage d’une augmentation de 183 % de sa rémunération, c’était en 2008 – avant de prendre la présidence de la branche française du plus important gestionnaire d’actifs du monde, BlackRock. Les mauvaises langues prêtent au pantouflard un pouvoir d’influence, prétendant même qu’il ne serait pas opposé à l’instauration d’un système de retraite par capitalisation. Vraiment n’importe quoi !

En 1933, Pierre Scize, journaliste au Canard enchaîné, fut congédié par Maurice Maréchal. Qu’avait donc bien pu reprocher le cofondateur de l’hebdomadaire à son collaborateur ? À quels crimes de plume s’était-il livré ? Eh bien, aucun ! Amputé d’un bras par un obus lors de la Première Guerre mondiale, Scize n’avait pas cru bon de refuser l’insigne Légion d’honneur que la République lui octroya. Or, lors de son embauche, tout journaliste du palmipède devait s’engager à refuser la moindre décoration officielle, qu’elle fût décernée à titre professionnel ou honorifique. Pour notre respecté confrère, il s’agissait de ne pas laisser l’impression que ses rédacteurs aient pu mériter quelque récompense que ce fût.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette règle de simple prudence n’est plus appliquée de nos jours, sauf au Canard et à Résister !, cela va sans dire. On ne compte plus les excellences rédactionnelles s’étant vu honorées – quatre encore dans la promotion du 1er janvier 2020.

Que d’honneurs en tout genre ! Que d’espoirs de consécration éternelle sont ainsi placées dans ces décorations de mauvais goût ! S’il n’est question, ici, que de la Légion d’honneur, il en va de même pour l’ordre du Mérite indochinois, la médaille d’honneur des Marins du commerce et de la pêche ou les Palmes académiques.

Les dictionnaires de citation prêtent au journaliste Aurélien Scholl l’aphorisme suivant : « Une affaire superbe : achetez toutes les consciences au prix qu’elles valent et revendez-les pour ce qu’elles s’estiment. » Lui-même était officier de la Légion d’honneur.

Piéro

Article paru dans RésisteR ! #66, le 28 janvier 2020.


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