« Il y a une guerre des classes, c’est un fait, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner »
Warren Buffet – multimilliardaire américain au New York Times en 2006
Il n’est plus besoin de décrire par des exemples ou d’illustrer par un argumentaire ce qui devient pour tou.t.e.s une évidence : nous parvenons à un point de bascule brutal de la société dans laquelle nous vivons, où il ne s’agit plus de seulement se mettre en grève de façon discontinue, d’écrire des tribunes d’intellectuels dans des "journaux de gauche", ou de manifester de façon déclarée et annoncée sur les pavés battus et rebattus des grandes places de France, si tant est que ça nous ait réellement fait avancer dans les dernières décennies.
De fait, avec l’effondrement lent et inexorable de l’hégémonique Parti Communiste et de sa filleule la CGT et de tous ses rejetons syndicaux, ballons et banderoles font plus office aujourd’hui de pittoresques accessoires décoratifs que de bannières pour un syndicalisme et un militantisme triomphants. La débâcle est totale et Macron n’est qu’un avatar parmi d’autres d’un capitalisme exultant qui réussit à intégrer les peuples, à l’image des rois de jadis qui tenaient sous leur férule les populations éreintées de charges et figées par les peurs du vaste monde. Et on y revient.
Mais trêve de lamentations et de considérations historiques sur les hypothèses de l’origine du désastre, là n’est pas le sens de mon propos, nous perdons bien trop de temps à contempler l’arrière et à nous sentir démuni.e.s devant l’étendue des luttes qui nous font face. Dispersé.e.s, fragmenté.e.s, nous sommes comme pétrifié.e.s par le tsunami qui s’avance inexorablement et tentons frénétiquement et de façon désordonnée de sauver quelques meubles ici et là. En vain.
Le mouvement social de la Loi travail, s’il a connu une certaine cohérence et une certaine force, ce n’est pas tant par l’intensité dans la conflictualité du rapport de force qu’il a créé au fil des mois dans les rues. Si le mouvement social hétérogène a pu se maintenir aussi longtemps, c’est bien parce qu’on a vu renaître ici et là des assemblées interluttes (que ce soit de façon un peu incongrue dans Nuit Debout ou dans les comités d’action libertaires, les assemblées inter-pro et inter-luttes, à l’initiative des intermittents notamment) ; mais aussi des lieux d’organisation pour l’appui des mobilisations (les squats de la Maison du Peuple à Rennes ou les quelques bourses du travail qui ont retrouvé leurs vocations premières) ; ou qu’on a pu bénéficier d’apports logistiques de terrains de luttes voisins (pour Nantes, la proximité de la ZAD de NDDL a permis bien des soutiens logistiques aux manifestations).
Mais toutes ces bases sont trop faibles, dérisoires à côté de ce qu’elles ont pu être à d’autres époques, où chaque ville avait ses vastes lieux de réunion et d’organisation pour les contestations, où les caisses de grève n’étaient pas abondées par trois bouts de ficelle et où la solidarité n’était pas seulement un mot qui fait rêver mais une réalité concrète héritée de toute une histoire ouvrière, paysanne ou militante, communiste et libertaire.
Aujourd’hui nous sommes globalement bien démuni.e.s de moyens, ignares, ou trop empli.e.s de théories mais si ignorant.e.s de leurs mises en pratiques concrètes. Le Front Populaire, l’Espagne de 36, la Commune et même mai 68 sont des images d’épinal qui s’estompent dans des mémoires vieillissantes et fatiguées par leur perpétuelle déconvenue depuis 20 ans. Les syndicats, les ONG, les partis d’opposition collectionnent les soins palliatifs, trop heureux de pouvoir prouver dans leur feuille de chou mensuelle que la cotisation de leurs adhérents paye autre chose que les frais de bouche, les budgets com en papier glacé ou les payes parisiennes cossues des salariés.
Quand on voit que les mots d’ordre appellent à nouveau à fourbir les banderoles renforcées du cortège de tête, empiler les chaises derrière les portes des facs, ou à se mobiliser sur des journées de grève lasses dans une fonction publique et dans un privé sévèrement désyndicalisés, difficile de ne pas appréhender la fin avant le début, quand bien même le vent de la révolte soufflerait à nouveau dans les rues de Paris, Nantes, Rennes, Lille, Lyon, Toulouse, Marseille et quelques autres villes. Quelques mois après que le nom d’El Khomri a déjà été benné dans les poubelles de l’Histoire, le mémorial des inculpés de la Loi Travail continue de s’allonger dans les tribunaux de la métropole, surpassant celui du Contrat Première Embauche en 2006. Le bilan est lourd, le bénéfice difficile à estimer, tant aujourd’hui passé, présent et futur se confondent en une fuite effrénée en avant
Alors que faire ?
Si on doit retenir quelque chose du CPE, c’est qu’il a entre autres formé la génération qui a ancré les racines de l’occupation de Notre-Dame-des-Landes. Occupation qui a permis de faire émerger ce lieu de convergence, d’expérimentation sociale et de formation et de confrontation politique qui fait tant défaut dans le reste de nos paysages urbains et ruraux de lutte. Ainsi qu’un appui logistique, une source vive de radicalité et de redécouverte du rapport de force physique avec l’État et avec la grande économie de digestion des espaces de vie. Une base-arrière que l’État voudrait à tout prix détruire ou normaliser aujourd’hui, conscient de l’hémorragie de sang chaud qui s’en écoule vers tant d’autres endroits, tant ses imaginaires ont pu être contagieux et inspirants.
Nombreu.s.e.s sont celleux qui de la COP21 en passant par Nuit Debout ou le Cortège de Tête ont rejoint Bure, les luttes aux côtés des migrants, s’essaient à ouvrir des squats en ville ou étendent les structures autogérées spontanées qui les ont inspiré.e.s au sein du mouvement de la Loi Travail, happé.e.s par tout ce qui peut contribuer à entretenir la flamme que des mois de fureur de rue ont attisée et que la soudaineté de la fin du mouvement, en queue de poisson, a laissé sur sa leur faim.
Le danger de se lancer à corps perdu dans un réchauffé des ardents souvenirs de la loi travail guette tou.t.e.s celleux-là, mais aussi leurs aîné.e.s qui restent nourri.e.s par le rêve du grand jour et se laissent contaminer par toutes les fièvres populaires qui germent ici et là.
J’ai le sentiment qu’il faut s’extraire avant tout de cet imaginaire syndical de "mouvement social" et se considérer dans une pérennité et une perpétuation nécessaire de la lutte, quand bien même son intensité va croissante ou décroissante. Nous sommes engagé.e.s ni plus ni moins dans une « guerre » sociale asymétrique contre le capitalisme et l’autoritarisme, et celle-ci nous demande de fournir un "effort de guerre", de nous « armer » à la hauteur de la conflictualité que ça suppose. Et je dis bien asymétrique, parce que certain.e.s, nourri.e.s par l’héroïsme hollywoodien se prennent toujours au jeu de la charge épique contre l’adversité policière, quand bien même celle-ci ne sera jamais que ponctuellement débordée et reviendra mieux armée et plus nombreuse la fois suivante. La guerre sociale qui doit se mener ici est une guérilla invisible, de basse intensité, un renforcement discret des moyens de résistance en réseaux et une conflictualité réservée avant tout à la préservation, s’il faut physique et brutale, des moyens et lieux de lutte. Et à cela s’ajoute le sabotage nécessaire et régulier de ce qui fait puissance chez l’adversité et tente de réduire nos espaces et possibilités d’autonomie.
Il faut aussi pouvoir s’extraire de la vision unitaire, monolithique sous-jacente à l’idée de mouvement et confortée par le redondant slogan du "tous ensemble". Nous sommes une multiplicité qui reste riche dans sa diversité et se doit juste d’être complémentaire, et non unifiée, dans ses énergies. Ce qui a séduit les esprits et les cœurs dans le cortège de tête c’est cette intelligence hétéroclite, spontanée et collective qui s’est agrémentée de chaque nouvel ajout. L’autogestion en pratique, tout bonnement, avec ses médics, ses antirep, ses soutiens logistiques, ses cantines, etc qui se fortifient, se forment et s’inspirent d’un endroit à l’autre, au fil des événements et des réflexions rétrospectives.
À partir de là, les nerfs de cette guerre sont comme pour toutes les guerres, les moyens financiers et matériels, les outils de communication, les points de repli, de soin et d’organisation. Sauf qu’ici, il s’agit de réaliser une autonomie pour tous ces moyens, outils et lieux. Notre très forte dépendance individuelle et collective aux "aides" sociales de subsistance, aux structures légales et immobilières subventionnées, aux ressources salariales publiques ou privées nous ont très fortement éloigné.e.s de l’autonomie que nous revendiquons à tout va mais que nous réalisons bien peu en pratique.
Et je ne vois pas ici de système D, d’économie "sociale et solidaire" ou de cotisations associatives, syndicales, partidaires ou caritatives qui vaillent. Le premier nous réduit à des pirates dont la pitance dépend de la voile qui voudra bien se profiler à l’horizon. La seconde, sous ses allures de capitalisme social écologisant reverse bien peu en fin de compte aux luttes sociales et se contente de s’autofinancer et nourrir sa bonne conscience d’adoucir l’imminente fin d’un monde. Les derniers, enfin, continuent de mimer une époque où les adhérents X fois plus nombreux mettaient 20% à 50% de leur salaire dans le bassinet de la lutte, contre 1 à 5% aujourd’hui.
D’où que nous nous situions, la mise en danger de nos vies et la mise en œuvre de moyens d’action concrets est très en deçà de nos exigences de lutte et de l’urgence que nous pressentons à nous mobiliser pour l’avenir. C’est un pas de côté de géant qu’il nous faut accomplir collectivement et individuellement, en réduisant nos conforts et en nous astreignant à une continuité de nos efforts. Mais pour ça il nous faut nous départir aussi de cette aversion politique au Travail qui confusionne le travail salarié et un effort individuel consenti dans la construction collective de moyens d’agir.
Si nous voulons étendre le nombre que nous sommes à lutter, il nous faut faire, avec assiduité, la démonstration concrète des idéaux que nous revendiquons, soit donc en réalisant au moins les prémisses de notre autonomie individuelle et collective. La pérennité de nos luttes est confrontée constamment à la précarité de nos moyens de subsistance, et c’est la densité du maillage de squats et de réseaux de système D qui compense cette précarité. Mais les premiers comme les seconds risquent de brutalement trouver leur arrêt dans une législation qui tend à réduire tous les interstices dans la légalité. Et ce jour-là il sera difficile de se retourner si nous ne l’anticipons pas. Et c’est aussi vrai pour l’ensemble de nos "libertés" qui sont graduellement redéfinies et restreintes par les contours coercitifs de la loi, dans tous les aspects de la vie. Service militaire, travail obligatoire, domiciliation obligatoire, etc. sont autant de choses qui nous paraissent inimaginables mais qui pourraient prochainement rejoindre le train de mesures autoritaires que Macron, ses prédécesseurs et ses successeurs mettent en œuvre, de façon de plus en plus décomplexée.
Bientôt il risquera en outre de devenir bien difficile d’extraire qui que ce soit de sa préoccupation individualiste à survivre, ou de convaincre quiconque que le risque encouru par nos actions vaille encore la peine d’être couru, tant le bénéfice ou l’objectif sembleront indiscernable en retour. Nous arrivons à nous féliciter aujourd’hui lorsque nous sommes 400 000 dans les rues de tout le pays là où il y a 20 ans c’est ce qu’on pouvait compter sur le seul cortège parisien. En vérité, la résignation est le seul drapeau qui ait le vent en poupe actuellement. Pour le reste, nous nous attachons continuellement aux "petits victoires", un peu comme d’autres à leurs colibris. À chaque incendie, nous nous précipitons avec nos dérisoires gouttes en guettant le renfort inattendu d’une horde mystérieuse d’oiseaux outrés qui se lèverait à notre appel. En vain. Car s’il faut bien s’extraire de quelque chose, c’est de l’urgence : nous ne pouvons écoper chaque barque lorsque c’est tout le navire qui prend l’eau, il vaut mieux se donner les moyens de colmater le plus gros dans la durée.
Concrètement
Quelles que soient les résistances, elles commencent généralement avec une histoire de cantine populaire, parce que le besoin premier de tout humain est de se nourrir, le suivant de se soigner et de s’abriter. Se donner les moyens de l’autonomie, mais surtout les donner à d’autres, me semble un préalable nécessaire à la multiplication du nombre de celleux qui luttent. Et si nous ne parvenons pas à soustraire ou récupérer assez de nourriture, alors il nous faut fatalement la produire. La notion de Production est intimement liée à celle de Travail, et à celles-là celle de Propriété également. Les trois suscitent une profonde méfiance, tant le capitalisme en a fait les instruments premiers de son asservissement des individus et la tentation première de l’individualisme. Là encore j’ai le sentiment que nous faisons fausse route et que les trois ne sont pas forcément synonymes d’une vénalité ou d’une compromission de nos aspirations libertaires. Si le travail est consenti en dehors d’un cadre salarial et hiérarchique, que la production est détachée de la notion de bénéfice personnel et, qu’avec la propriété, elle est conçue à partir et vers des besoins et un avantage collectif, alors nous pouvons les inscrire dans des réseaux où ils peuvent bénéficier véritablement à un très grand nombre d’individus, groupes, collectifs, selon la portée qu’on leur donne.
Ainsi une cantine qui se donne les moyens de nourrir 100 ou 1000 personnes n’offrira pas les mêmes perspectives logistiques d’action. De même, un lieu acquis qui peut accueillir 300 personnes pour une assemblée ne sera pas comparable en potentialités d’organisation à un autre de même taille, loué à un propriétaire soumis à des pressions et contraintes extérieures. Un champ planté et cultivé collectivement en périphérie d’une ville et qui permet de retirer plusieurs centaines de kilos de légumes n’est pas comparable au même résultat issu de plusieurs récupérations aléatoires de supermarchés. La démultiplication des moyens d’autonomie va étroitement de pair avec la démultiplication des possibilités de solidarité et d’action.
L’action doit donc découler des moyens logistiques et non les devancer, sinon elle sera toujours dérisoire. Et selon l’attente qu’on a de l’action, il est nécessaire que nous nous donnions le temps de rassembler les moyens nécessaires à la réaliser, quitte à renoncer à d’autres actions d’ici là pour pouvoir concentrer nos efforts et ne pas les disperser.
Si nous voulons faire face aux prochains mois de mobilisation, il nous faut donc anticiper les lieux qui nous permettront de nous organiser et réunir, ceux qui nous permettront de nous héberger, de nous soigner, de nous restaurer en assez grand nombre. Anticiper par conséquent les approvisionnements suffisants en nourriture, évaluer le nombre possible d’hébergement, au besoin, penser les structures alternatives de soins.
Pour ce qui concerne l’organisation, la multiplicité doit se penser dans des cadres qui la préservent et qui se protègent des prises de pouvoir individuelles ou structurelles qui tendent à la réduire, avec les outils adéquats. Soit donc un fonctionnement en réseau d’assemblées qui s’intercroisent mais n’obéissent pas à une hiérarchie d’échelle : les assemblées de lieux se superposent et sont complémentaires d’assemblées de villes ou d’inter-luttes, ou d’inter-lieux. Les outils d’anti-répression, de communication, d’organisation logistique et financière doivent se multiplier mais ne pas se faire concurrence, sinon ils doivent fusionner pour s’adapter à une nouvelle échelle ou une nouvelle destination (par exemple une caisse de grève inter-pro qui découlerait de la fusion de plusieurs caisses de branches professionnelles, pour un rééquilibrage de la solidarité interluttes ; ou un site web comme Paris-luttes.info qui relaie la publication de plusieurs blogs de luttes pour permettre une meilleure visibilité d’ensemble des luttes et une plus grande facilité d’accès à l’information des différentes luttes par son regroupement et recoupement).
Les assemblées inter-luttes se perdent souvent dans leur recherche d’unité de la parole politique, au détriment de la mutualisation concrète des moyens. Souvent les prises de parole tendent davantage à exprimer le ressenti ou tenter de persuader d’un argument politique que de faire la restitution d’une action ou l’information sur un projet. Une assemblée constituée d’une très grande diversité d’individus et de structures ne peut aboutir à des consensus d’action ou d’idées. Les actions proposées par un individu ou une structure, ne doivent pas être soumises au débat dans le cadre de l’assemblée mais doivent conduire à une nouvelle réunion constituée par tout.e.s les intéressé.e.s. De même, s’il doit y avoir débat autour des conséquences collectives d’une action particulière d’un.e individu ou groupe, alors il est préférable de déplacer ce temps après la restitution ou l’information factuelle ou de le poser à un moment futur qui permettra à tout.e.s les personnes absentes et susceptibles d’être intéressé.e.s par le débat de pouvoir s’y joindre.
Un autre écueil de l’assemblée interluttes c’est de vouloir constituer arbitrairement et par avance des commissions thématiques de travail plutôt que de partir de propositions concrètes sur des projets, des actions ou des besoins précis énoncés brièvement lors de l’assemblée et de les mettre en oeuvre en petits groupes ensuite. Il n’est ainsi pas nécessaire que toute l’assemblée approuve l’action ou le projet, seulement que ce dernier ne rentre pas en contradiction fondamentalement avec un autre, auquel cas les deux groupes qui font la proposition se réunissent avec tou.t.e.s les intéressé.e.s pour trouver un consensus à représenter en assemblée, sans que cette dernière soit entraînée dans un débat contradictoire interminable.
La multiplication des assemblées inter-luttes, inter-collectifs constitue à elle seule un réseau, et le voyage des individus de l’une à l’autre assemblée, au niveau local ou national, international donne corps à ce réseau par la navigation naturelle des idées et des informations. C’est la diversité qui fait la richesse mais aussi l’équilibre de ces assemblées : des assemblées trop spécialisées et restreintes à un public, qu’il soit strictement syndical, professionnel, étudiant, corporatiste, à couleur politique trop déterminée, ne se ressourcent souvent pas assez et peinent à se rendre audibles au-delà de ce cercle. La seule formalisation qui n’enferme pas le réseau dans une unité artificielle c’est celle des outils mutualisés et non soumis à modération : agenda, page web ou journal de compilation des publications, lieux et moyens matériels d’organisation et de stockage accessibles, etc.
Pour ce qui concerne les lieux possibles de ces assemblées, ils existent et sont souvent privatisés et demandent davantage à ce que des rapports de force pour en recouvrer un usage plus ouvert s’instaurent. Que ce soient les bourses du travail, les amphithéâtres, les places, les parcs, les salles de spectacle ou les lieux de production, s’ils permettent au public qui en a l’usage habituellement de s’y organiser ponctuellement lors d’une lutte déterminée, il reste difficile pour un public extérieur d’y accéder. Avec une segmentation et spécialisation accrue des usages publics des lieux sous prétexte de sécurisation, il est devenu quasi-impossible, même pour les usagers habituels de les occuper temporairement en protestation. Il y a une véritable lutte à mener pour la déprivatisation des espaces, y compris par le rapport de force physique, si nécessaire. Par ailleurs, l’occupation des lieux vides par des interluttes reste extrêmement marginale, alors que de nombreuses halles, entrepôts, tours de bureaux vides existent un peu partout. En revanche ça suppose que chacun.e ne regagne pas son domicile et qu’une occupation durable et conséquente en grand nombre maintienne le rapport de force dans le bâtiment.
Par ailleurs, mutualiser les ressources financières interluttes pour louer plusieurs petits locaux qui permettraient d’avoir des permanences de soins et juridiques, imprimeries, postes de travail, infokiosques et bibliothèques, ateliers, lieux de stockage, boîtes postales, cantines autogérées, pourrait déjà contribuer à densifier les moyens logistiques concrets de résistance et multiplier les points d’organisation, de repli et de repos. Une sorte de maillage de centre sociaux autogérés à petites échelles.
Pour ce qui concerne enfin les ressources dans lesquelles nous ne sommes pas autonomes, en établir une liste et prendre des contacts pour connaître ou multiplier les ressources accessibles permettrait d’anticiper pas mal de besoins auxquels nous pourrions ne plus avoir la possibilité de répondre dans les temps qui suivront. Quand bien même le système D sur le moment fonctionne souvent de façon surprenante, ce n’est pas toujours le cas, et régulièrement, des besoins essentiels nous font défaut à des moments cruciaux, et nous maintiennent constamment dans une incertitude quant à nos capacités réelles et concrètes d’organisation, avec toutes les conséquences négatives que cela peut avoir pour la sécurité des individus dans un contexte répressif, ou pour la pertinence d’actions qui restent souvent trop anecdotiques et peu perceptibles.
Stratégiquement parlant
Si on en revient à présent à la question stratégique, comme l’évoquait le texte « Propositions stratégiques pour la suite de l’anti-Macronisme », il me semble important de nous situer en-dehors d’une personnification de la lutte, et je parle ici de la figure de l’adversaire. Que ce soit Macron, Valls avant lui ou Sarkozy encore avant, nos luttes se cristallisent sur les aspects les plus saillants de certaines personnalités qui s’inscrivent pourtant dans une continuité politique néo-libérale et sécuritaire globalisée. Quand bien même on planterait toutes ces têtes au bout d’une pique, la Bastille capitaliste est encore loin de sa chute.
Nous penser dans une perspective de guerre sociale longue, d’intensité soutenue, qui dépasse les mandats quinquennaux, ne peut que nous faire relativiser le sentiment de nécessité à battre le pavé à chaque nouvelle saillie scandaleuse de M. Macron et de ses pairs encravatés. Comme dit précédemment, la détermination de la résistance devrait se reporter principalement sur la préservation et l’obtention de nouveaux moyens de lutte. Que ce soit des centres sociaux autogérés, des bois squatés à Roybon ou Bure, des places occupées ou encore des champs et des lieux de vie, de lutte et d’organisation à NDDL et partout ailleurs, c’est là que notre priorité devrait aller pour une opposition farouche et intransigeante plutôt qu’à la conquête d’un mètre de pavé dans des rues quadrillées.
Et si nous voulons opposer une résistance dans la durée, nous devons nous préserver de prêter le flanc à une répression qui aura tôt fait de nous paralyser dans des contrôles judiciaires, des sursis avec mise à l’épreuve ou des interdictions de territoire et assignations à résidence ; et pour les plus jusqu’auboutistes d’entre nous, la taule. Si les luttes anticarcérales sont l’ombre de ce qu’elles étaient lorsque des milliers de militant.e.s politiques étaient derrière les barreaux dans les années 70-80, nous lutterons néanmoins toujours avec plus de vigueur et de marge de manœuvre hors les murs. Nous préserver d’être irrémédiablement abîmé.e.s, pour mieux lutter et durer, me semble une dimension à prendre absolument en compte si nous ne voulons pas contempler avec effroi nos cendres lorsque la main de fer ôtera son gant de velours démocratique et cognera vraiment dur, avec le blanc-seing de toute une société muette, résignée et dévitalisée. Quand j’évoquais le soin, ci-avant, j’y voyais entre autres la nécessité de construire des antirep qui ne laissent pas les personnes isolé.e.s, mais qui sachent aussi se donner les moyens de panser les blessures, réassembler les fragments de nos vies lorsque la répression les éparpille. Si nous savons généralement organiser du soutien devant des tribunaux, nous sommes souvent cruellement absent.e.s dans les temps qui suivent, aux côtés de celleux qui purgent leurs peines, trop peu écouté.e.s et compris.e.s par celleux qui les entourent. On a trop souvent la tendance à exhiber nos cicatrices comme nos faits d’armes et trop peu à avouer et exprimer les blessures sous-jacentes qui peuvent profondément nous miner dans la durée si nous leur faisons face seul.e.s, enfermé.e.s dans nos silences intérieurs.
Stratégie n’est pas à entendre au sens martial du terme, mais en prenant en compte le ressenti, le soin, la place de l’individualité de chacun.e. Je ne veux surtout pas me placer ici dans une recherche d’efficacité belliciste mais dans une lutte anarchiste où combat et construction d’espaces de vie politiques plus justes, anti-autoritaires et attentifs sont simultanés et indissociables, jusqu’au cœur même du chaos des affrontements.
Sur ce dernier aspect des affrontements : dans l’exaltation des cris, des tirs et nuages de lacrymo, nous en oublions trop souvent que le flic n’est qu’un tampon entre ce qui nous opprime et nous-mêmes. Il est placé délibérément entre nous et ce que nous combattons, comme une catharsis de toute notre rage qu’il absorbe et nous retourne ensuite à grands coups de matraque. Il devient alors à notre regard cet adversaire personnifié, dont les yeux furieux nous signifient leur envie de nous punir et dont la commissure des lèvres suinte le mépris de ce que nous sommes. Mais lui-même n’est qu’un pion répressif déclenché par notre détermination à l’écraser pour atteindre ce qui se situe derrière lui. Choqué.e.s par la violence physique qu’il nous oppose, nous perdons alors souvent de vue ce que nous combattions au départ pour y substituer une lutte contre les violences policières ou contre l’injustice de la justice qui prend la relève du flic. Tout manuel de stratégie militaire le répète à l’envi : ne porte pas le combat sur le terrain de l’adversaire mais amène-le sur le tien. Face à des armées traditionnelles, et la gendarmerie mobile comme les CRS en sont une à « létalité réduite », soyons la guérilla qui se faufile là on ne l’attend pas, qui frappe et sait se retirer sans s’attarder sur le terrain qui la désavantage et l’expose excessivement. Et s’il nous faut opposer une résistance farouche c’est uniquement sur notre terrain, dans les landes occupées ou sur le seuil de nos lieux de vie et de lutte.
Et, pour finir cette réflexion, quand bien même, au terme d’une résistance acharnée, nous perdrions nos lieux de vie et de lutte, souvenons-nous que nous les transportons avec nous, en nous. Gardons toujours à l’esprit les Zones d’Autonomie Temporaires d’Hakim Bey : c’est dans le déplacement et la réassociation constante de nos savoirs, de nos pratiques et modes de pensées, de vie et d’action que nous nous prémunissons d’une stagnation politique. Si mouvement nous devons être, c’est celui, perpétuel, de nous-mêmes en tant qu’individus au sein d’espaces collectifs, pensés indépendamment des frontières physiques, comme réseaux de vie et de lutte, et ce sur tous les aspects physiques et métaphysiques. Et cessons de nous penser en « déconstruction », c’est la somme de nos conditionnements et des contraintes sociales qui nous déconstruisent. Nous sommes en perpétuelle découverte et prise de conscience de nos libertés et, par conséquent, des contours de ce qui les compriment. Et ce que nous déconstruisons c’est avant tout notre inhibition à oser repousser les frontières entre nous et notre vision idéelle du monde dans lequel nous aspirons à vivre. Si la ZAD de Notre-Dame-des-Landes devait être expulsée et évacuée, les pertes de moyens de lutte seraient considérables mais la constellation d’individus qui ont fait collectifs autour de ces moyens et des imaginaires qu’ils ont suscités, les dissémineraient et réassembleraient alors dans d’innombrables autres foyers de vie et de lutte qui s’inscrivent dans tout autant de réseaux d’individus et de collectifs.
Mais pour avoir de quoi réassembler, il faudrait d’abord se donner les moyens individuels et collectifs d’assembler, d’assemblée. Assemblons-nous donc !
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