Administration 3.0



La réforme territoriale, en passant de 22 à 13 régions, est un excellent prétexte pour saigner à blanc les services publics et supprimer le plus possible de postes d’agents publics, contractuels ou titulaires. Nos sénateurs se sont penchés sur la question et ont produit deux rapports à ce sujet.

Le premier rapport est très verbeux et ne présente qu’un intérêt limité (Rapport d’information n° 493 sur la mission de suivi et de contrôle des dernières lois de réforme des collectivités territoriales, enregistré à la présidence du Sénat le 23 mars 2016). Cependant, les rapporteurs parlent du « challenge que représente le fonctionnement des services régionaux en multisites, à la fois en termes de méthodes de travail et de moyens d’encadrement du personnel ». Le programme de modernisation des systèmes d’information (PMSI) permet à notre gouvernement de prouver une fois de plus sa cuistrerie et d’user de la novlangue : « Pour le gouvernement, la nouvelle organisation des services régionaux de l’État doit être l’occasion de muter vers une administration 3.0. »

Qu’est-ce que cela veut dire ? Ne cherchez surtout pas à comprendre, cela ne veut rien dire du tout. C’est seulement – comme le prouve le contenu du deuxième rapport du Sénat (juin 2016) et les témoignages des agents publics travaillant dans la nouvelle administration 3.0 – une source inépuisable de dysfonctionnements informatiques, humains, et une immonde pétaudière !

Les directions régionales de tous les ministères ont été rassemblées, essentiellement dans la capitale de région, donc pour le Grand Est à Strasbourg. Cependant, le tiers des postes des directions régionales est implanté dans les anciens chefs-lieux régionaux (Châlons-en-Champagne et Metz).

Dans le deuxième rapport du Sénat (Rapport d’information n° 730 enregistré à la présidence du Sénat le 29 juin 2016), les titres sont déjà éloquents : « L’organisation en multisites des directions régionales à l’épreuve de la cohérence », il est également question « des interrogations quant à la cohérence de la nouvelle organisation des directions régionales. »

N’oublions pas que ce sont des sénateurs, peu connus pour leurs idées progressistes, qui font ce constat.

En principe, chaque site des directions régionales doit se spécialiser. Le résultat : laissons parler les sénateurs : « Ainsi la forte hausse du nombre de déplacements et l’allongement du temps de ces derniers ont rapidement augmenté leurs coûts matériels. Surtout les agents ont fait part de la fatigue non négligeable qu’ils entraînent. Pour remédier à cela, l’un des moyens consiste à envoyer à l’extérieur non pas l’agent le plus compétent pour traiter le problème, mais l’agent le plus proche. Choisir de privilégier la proximité géographique plutôt que les compétences est très dommageable. L’efficacité des services de l’État et le bon déroulement des projets auxquels ils participent ne peuvent qu’en faire les frais. » De leur côté, les agents parlent effectivement de trajets fatigants, de disparitions complètes de certaines tâches, qui peuvent être sous-traitées au secteur privé ou purement et simplement éliminées.

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Par exemple, à la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse), il y avait des enseignants qui travaillaient avec les jeunes délinquants pour essayer d’atteindre un niveau de formation permettant une insertion professionnelle. Quand la PJJ a été réorganisée, l’Éducation nationale n’ayant pas voulu reprendre ces personnels (contractuels), ils ont été licenciés, ces tâches ont disparu, maintenant on préfère mettre les jeunes ayant eu des problèmes avec la justice dans des prisons pour mineurs (la version moderne de la maison de correction), on ne fait plus que de la répression, on ne s’intéresse même pas à leur réinsertion. C’est certain, ils sont tous irrécupérables.

Tout ceci fait perdre son sens au travail et met les personnels en situation de souffrance. Certaines fusions laissent pantois, notamment la DRDJSCS (direction départementale et régionale Jeunesse et Sport et Cohésion Sociale). D’une part, quand des personnes qui travaillent dans le secteur de la promotion du sport pour tous ou de l’éducation populaire se retrouvent dirigées par quelqu’un qui vient de l’inspection vétérinaire (ou l’inverse ce qui n’est guère mieux), il y a une différence de culture énorme, ce qui peut entraîner des problèmes de compréhension. D’autre part, la confrontation de pratiques professionnelles différentes est forcément source de tensions. Affirmer que les personnels administratifs peuvent aussi bien travailler sur la promotion des sports que sur les affaires sociales ou l’inspection vétérinaire, qu’ils doivent être polyvalents, c’est nier complètement leurs compétences et ce qu’était la spécificité de leurs métiers avant ces fusions aberrantes. Il n’est pas étonnant que les personnels se sentent mal après cela, qu’il y ait de la souffrance au travail, des déprimes et des arrêts de travail.

En termes de ressources humaines, c’est un monstrueux gâchis.

Et les localisations multisites ne sont pas simples à gérer. Voici à nouveau la bonne parole sénatoriale : « Les cadres doivent apprendre à gérer des agents répartis sur plusieurs sites, et sans toujours la présence de leurs propres supérieurs hiérarchiques, qui peuvent également travailler sur d’autres sites. » Effectivement, c’est un exercice qui peut s’avérer difficile, les contacts virtuels, mails et autres visioconférences ne peuvent pas toujours remplacer le contact réel.

Toujours la bonne parole sénatoriale : « Remarquons que la répartition des agents et des services entre les sites, le jeu des candidatures et des départs a parfois pour résultat l’absence de chefs de service sur certains sites, ce qui pose de sérieuses difficultés. » On peut même constater (si on pense que la hiérarchie est quelque chose d’utile, ce qui se discute) que cette réforme territoriale amène à des situations parfaitement aberrantes.

Pour pallier le manque de contacts réels entre les agents publics avec cette organisation en multisites, il a été prévu de développer la gestion électronique des documents, des courriers, et des systèmes de visioconférence. Malheureusement, le réseau n’a pas toujours le débit nécessaire. « Des problèmes de lenteur des systèmes informatiques semblent se poser. Ils sont liés à des contraintes de sécurisation des réseaux par l’administration centrale ou à une surcharge de ces derniers. En attendant, les services doivent fonctionner avec les moyens, pas toujours adaptés, dont ils disposent », nous disent les sénateurs. Ce que disent les agents : « Cela ne marche pas ! Mon ordinateur ne fait que planter ! » Bref, le fonctionnaire lambda ne peut qu’avoir l’impression que cette réforme territoriale est un non-sens est que tout est fait pour que cela ne fonctionne pas. Quant à l’usager lambda, ce qui est certain c’est qu’il ne va pas gagner, ni en proximité de service public, ni en efficacité…

Enfin, les services publics coûtent trop cher, c’est bien connu, il faut donc se débrouiller pour qu’ils ne fonctionnent plus et ensuite, on pourra les fermer et tout privatiser. C’est le progrès et c’est ce que nous proposent un certain nombre de candidats aux élections présidentielles. Tout doit obéir aux lois du marché, à la concurrence « libre et non faussée » de cette Europe pourrie que l’on veut nous imposer. On brade, on ferme, on solde ! Votez Fillon et il ne restera dans cinq ans plus rien des services publics que nous avions en France. Même les sénateurs le disent : « Je salue le stoïcisme des services de l’État, leur engagement et leur créativité. Il serait catastrophique que l’accumulation de réformes, assortie de la réduction endémique des moyens, finisse par décourager la fonction publique de qualité dont la France bénéficie. » (Pierre-Yves Collombat, Examen en commission, 2e rapport du Sénat, 29 juin 2016.)

Après la RGPP (révision générale des politiques publiques) de Nicoléon Sarkoparte, qui remplaçait un départ en retraite sur deux dans la fonction publique, puis la réforme territoriale et la MAP (modernisation de l’action publique), Fillon, lui, proposera purement et simplement de ne plus remplacer aucun départ en retraite et de licencier tous les contractuels.

500 000 fonctionnaires en moins, cela fera 500 000 chômeurs en plus, et si l’on nous fait tous travailler jusqu’à 65 ans, nos enfants n’auront pas de travail ou bien ils attendront notre mort pour entrer dans la vie active…

Théoriquement, la réforme territoriale était censée permettre des économies, mais étant donné les modalités de sa mise en œuvre, l’argent gaspillé auprès des cabinets de consultant privés pour réorganiser les services, concevoir de nouveaux organigrammes et des calendriers de mise en œuvre, on peut réellement se demander si ces économies ont été faites…

M. Alain Vasselle, sénateur de l’Oise, membre du groupe « Les Républicains » s’est exprimé à ce sujet : « Les rapporteurs nous ont éclairés sur l’application de la loi NOTRe. Aucun des trois rapporteurs n’a abordé les économies que la loi NOTRe devait générer. On nous l’avait affirmé comme justifiant les dernières réformes ; or cela ne transparaît pas. À combien s’élèvent finalement ces économies ? Ou peut-être les surcoûts… » (Examen du rapport n° 730 du Sénat en commission le 29 juin 2016.) En voilà, une bonne question ! Qui reste sans réponse…

Le seul ministère épargné par la réforme territoriale pour l’instant est celui de l’Éducation nationale, celui qui a le plus d’agents publics (environ un million). Dans le Grand Est, le rectorat de région est à Nancy, pour l’instant les rectorats de Strasbourg et Reims sont toujours là.

Que se passera-t-il si le sieur Fillon est élu en mai 2016 ? Lui ou un autre au demeurant… Il faudra bien trouver un moyen de supprimer les 500 000 postes de fonctionnaires prévus. La fusion des trois académies du Grand Est et des trois rectorats en un rectorat à Nancy et deux vice-rectorats à Strasbourg et Reims serait un gros gisement de suppressions de postes. Gageons que ce sera le prochain avatar de la réforme territoriale et que toutes les académies situées dans des grandes régions risquent fort de fusionner après les élections présidentielles.

D’ailleurs, certaines académies anticipent, notamment Lille – Amiens avec un schéma de mutualisation des services présentés aux syndicats en octobre 2016 en CTSA (voir http://snasub-amiens.fr/CTSA.htm).

Alors, administration 3.0 ? Comme triple nullité ?

In furore

Article paru dans RésisteR ! #47, le 27 janvier 2017