Il y a des anniversaires qu’on n’oublie pas. Il y a un an je ne savais pas que j’allais vivre une journée qui marquerait un changement dans ma vie. J’avais bien compris que la manif’ serait énorme, mon k-way noir et mes lunettes de protection savaient qu’ils auraient à essuyer des vents lacrymaux, mais ma conscience militante ne savait pas qu’elle devrait pleurer la mort de ma naïveté politique.
De manière romantique-révolutionnaire, j’aime me dire qu’un événement militant est devenu un événement personnel. J’aime l’idée d’être connecté à tous ces humains qui ont eu envie d’envoyer le gouvernement sur les roses le temps d’un printemps social.
Ce jour-là je me souviens être arrivé avec un bon quart d’heure syndical de retard. Quelques ami.es et moi remontions un cortège qui devait peser des milliers de tonnes d’humains criant. C’était beau toutes les couleurs de ce printemps humain, mais bizarrement c’est l’absence de couleur qui a fait virevolter mon cœur cet après midi-là. Combien ils étaient mes camarades tout de noir vêtu ? 2, 3, 10 ou 20.000 ? Je n’en sais rien car je ne compte pas. Il paraît que quand on aime on ne compte pas. Ce doit être pour ça que les flics et les centrales syndicales nous comptent : ils ne nous aiment pas. Et c’est sûrement parce que les bureaucrates nous comptent que nous ne pouvons pas compter sur eux...
Ce que j’ai vu ce jour là c’était une spontanéité qui commençait à prendre un visage sympathique. Pas seulement sympathique parce que nous faisions une agréable promenade à demi-spontanée en tête d’un cortège officiel, mais sympathique parce que ce n’était pas notre première promenade ensemble et qu’il était devenu naturel de nous prendre en main. Nous savions toustes que les vitres allaient craqueler et les murs nous remercier de leur rendre des couleurs, mais moi je n’avais pas prévu d’être remué autant.
La manif du 14 Juin est pour moi un souvenir douloureux de joie mêlée à une agréable peine. C’est la manifestation la plus mélancolique que j’aie pu vivre car elle marquait l’apogée de notre capacité à nous organiser et la fin de notre détermination. Je ne pourrais pas dire si j’en veux plus au gouvernement ou aux camarades de ne pas avoir permis la suite. N’est-ce pas là un comble de l’histoire sociale qu’un tel mouvement contre une réforme du travail soit en partie tué par des vacances et autres congés payés ?
Je me souviens cet après-midi de juillet que j’ai passé avec mes ami.es au lac Pierre percée. Mes deux bras étaient couvert de sac plastiques pour que je puisse me baigner sans tremper mon plâtre et mes bandages. Je devais garder les poings levés pour profiter de mes vacances le cul dans l’eau et non plus pour abolir le salariat. Mais qu’est-ce qui nous était arrivé ? Sommes-nous tellement habitués au rythme du capital que nous pensions possible de prendre congé de la lutte ?
Je me souviens de cet autre jour où nous avions été intelligent.es avec mes ami.es. On s’était retrouvé.es pour discuter de ce fameux 14 Juin et de ce qu’on en avait pensé. Il y avait de la souffrance dans ce salon où nous buvions des bières locales. J’avais pris la parole pour dire ce que j’en pensais et à un moment j’ai bien cru que j’allais chialer dans mon verre. J’ai fait le fort comme d’habitude et j’ai même dit que je retournerais volontiers me faire briser les os par les flics dès demain s’il le fallait, mais mes ami.es ont entendu le son de ma voix. Ma voix, elle ne portait plus la harangue fiévreuse à t’en faire retourner Lénine dans sa tombe, ma voix était cassée comme un bras sous un tonfa.
Ce jour-là j’ai appris que je pouvais être faible. J’ai compris qu’essayer de porter la posture du militant romantique capable de se faire dérouiller sans broncher n’était utile à personne. Se croire plus fort que tout le reste n’aide pas les autres à dire combien illes ont peur de la violence. Je n’ai jamais aimé la violence et j’ai pourtant construit une partie de mon identité militante en persuadant moi-même et les autres que je pouvais l’être ; mais il n’y a pas de super-militant.
Il y a des peurs qui traversent des corps et des corps qui écoutent des pairs.
Vouloir faire tomber les masques de l’inégalité implique de ne pas se complaire dans un rôle. La violence n’est plus un but pour moi, c’est devenu la conséquence d’un engagement. Je la redoute, la combats, l’écoute et m’en sers à la fois, comme le mouvement social le fait. Le camarade qui a fait cette manifestation tout en prétendant être non-violent me ment tout autant que celui qui me vent l’émeute comme étant La voie à suivre. Je suis non et violent à la fois.
Le 13 juin je t’aurais soutenu qu’il fallait tout péter, qu’il fallait aller devant, affronter les flics pour les bouziller et me suivre pour la guerre sociale intergalactique.
Le 15 juin j’étais encore plus en rage et je bouillais de détruire quelque chose dans ce système qui avait détruit quelque chose en moi, vengeance aurais-je dit ? Mais contre qui ?
Aujourd’hui, 14 juin plus tard, je pense qu’il faut reconnaître ses faiblesses et que les poings ne peuvent pas se lever si les bras sont brisés.
La loi Travail est un mouvement qui doit cicatriser.
Je n’en veux plus aux camarades qui ont lâché le mouvement car moi aussi j’étais fatigué ; quelque part moi aussi j’avais lâché lorsqu’en septembre j’étais reparti manifester. Je voulais me promener comme avant mais la sympathie était passée. Je suis retourné à des habitudes plus commodes et je me suis gentiment dépolitisé. Pas de quoi abandonner mes idées non ! mais pour abandonner la merde et le dépit que la maréchaussée avait collés sur elles.
Aujourd’hui mes ami.es m’ont poussé à écrire ce texte. Ils savaient que ça me ferait du bien et illes eurent raisons. On ne peut se soigner qu’en regardant ses plaies. Mes os se sont refermés car j’ai dû les plâtrer, apprendre à bouger différemment et toucher les choses autrement. Mon esprit a-t-il cicatrisé aussi rapidement ? Et les travailleur.euses, et les précaires, et tous les autres, ils ont envie d’y retourner aujourd’hui ? Le médecin m’avait dit qu’il faudrait environ 1 an pour que je retrouve la mobilité du doigt qui avait été fracturé, aujourd’hui je tape ce texte avec ce morceau presque remis et je garde mon bras pour taper sur les prochaines « ordonnances ». Après tout qu’ils ordonnent, nous désobéirons. Qu’ils nous cassent, nous sympathiserons. Et puis qu’ils parlent, nous, nous vivons dans les interstices des fractures physiques et mentales que ce 14 Juin a ouverts et ce n’est pas de la peur ou de la résignation que nous y glissons, c’est la certitude que nous construisons déjà des affinités bien plus solides que les tonfas.
Merci à mes ami.es, merci à la médic team du 14 Juin, merci à toutes celleux qui sont venu.es marcher avec moi l’an dernier.
J’espère vous revoir très vite, main dans la main, en noir ou en couleur.
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