Religion et révolution



Quelques pistes sur le débat en rapport avec la religion.

Quand on discute de la religion dans les milieux d’extrême gauche, le texte qui vient naturellement en première référence est celui que l’on tire du Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel de Marx. Le passage est bien connu, mais il convient encore de le citer :

La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple.

Hélas, on lit ces derniers temps de bien étranges interprétations de ce passage, qui surdéterminent « la protestation contre la misère réelle » au point d’arriver à affirmer qu’il y a ici un élément révolutionnaire de la religion, ou du moins un élément subversif. Cela, comme on le verra plus bas à propos du messianisme, peut sans doute être défendu, mais n’en constitue pas moins un solide contresens par rapport à la pensée de Marx, qu’il faut donc ici commencer par éclaircir à nouveau.

L’opium est une drogue qui plonge l’adepte dans un monde paradisiaque illusoire tel que le monde réel ne peut pas soutenir la comparaison avec lui. Mais si le monde réel apparaît alors, par contraste, dans toute sa laideur, cela n’engendre par pour autant une volonté de le changer. L’opiomane, bien au contraire, se détourne peu à peu du monde réel pour ne plus se satisfaire que d’un bonheur illusoire, et bien souvent mourir au monde réel, ou mourir tout court. Si la religion est un opium, elle ne saurait donc fournir à titre de « protestation contre la misère réelle » qu’une fuite vers un monde illusoire, à l’évidence celui du ciel. En ce sens, elle désamorce toute possibilité de lutter ici-bas pour un monde meilleur, elle produit l’acceptation du monde réel et ne donne d’espoir qu’en un autre monde, là où « les premiers seront les derniers » (Matthieu 20, 16).

Pour bien insister là, il faut souligner et expliciter l’influence criante de la pensée de Feuerbach sur cet écrit du jeune Marx. Tout doit ici partir de l’emprunt que fait ce dernier au concept d’aliénation de son aîné. L’aliénation est d’abord un terme juridique, on aliène un bien, c’est-à-dire qu’on se le rend étranger : on le vend ou on le donne. Or, selon Feuerbach, ce n’est point Dieu qui crée l’homme, mais l’homme qui crée Dieu, en mettant en ce dernier tout ce qu’il y a de meilleur en lui, toutes les perfections humaines qui ne restent souvent qu’à l’état de simples potentialités dans la vie humaine ordinaire. Ainsi, l’homme pose en Dieu, c’est-à-dire en une réalité extérieure à lui, étrangère, sa propre essence, et cette dernière lui devient de même étrangère : l’humanité devient étrangère à elle-même. Pire, elle se prosterne ensuite devant ce qui pourtant lui appartient, mais qu’elle a aliéné en imaginant un dieu. C’est là la nature de l’aliénation religieuse. Dans la continuité de Feuerbach, Marx peut alors écrire :

Elle (la religion) est la réalisation chimérique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine ne possède pas de réalité véritable. Lutter contre la religion, c’est donc, indirectement, lutter contre ce monde-là, dont la religion est l’arome spirituel. (…) Nier la religion, ce bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. Exiger qu’il abandonne toute illusion sur son état, c’est exiger qu’il renonce à un état qui a besoin d’illusion. La critique de la religion contient en germe la critique de la vallée de larmes dont la religion est l’auréole.

Il est donc clair que, dans la pensée de Marx, la religion est toute entière du côté de l’illusion, et d’une illusion qui, parce que dans le même temps aliénation, rend impossible la réappropriation par l’homme de lui-même et de son monde, c’est-à-dire de la société. Dans ces conditions, l’humanité ne peut plus que subir, et la « protestation contre la misère réelle » reste à tout jamais inoffensive et sans aucune portée. Il ne reste plus au peuple qu’à prier le ciel et à attendre une vie meilleure après le jugement dernier. Loin d’être subversion de la réalité ici-bas, la religion en détourne le regard et enseigne la résignation à l’état terrestre des choses, c’est-à-dire à l’injustice sociale et à la domination (d’abord féodale, puis capitaliste).

Il est donc particulièrement net que, pour Marx, la critique de la religion est le préalable nécessaire de toute critique sociale, que cette dernière resterait toujours incomplète, surtout inefficace, sans d’abord balayer l’obstacle de la religion. Il se trouve cependant que, de nos jours, certains en sont venus à se réclamer des passages cités plus haut tout en refusant de s’en prendre de manière trop virulente à la religion, ou du moins à l’Islam, puisqu’il s’agit de cela. Et en effet, on ne peut manquer de constater avec eux qu’envers certaines populations immigrées, la domination de classe se redouble d’une domination liée à des représentations racistes, ces dernières pouvant prendre la forme d’une « islamophobie ». Ces populations se retrouvent alors victimes d’une double oppression (triple quand il s’agit de femmes). Le problème pratique devient alors de savoir comment toucher ces populations, ou, si on est favorable à l’auto-organisation, comment les accompagner et les soutenir dans leurs luttes. On se dit alors qu’une critique de la religion ne pourrait que renforcer l’oppression, qu’elle serait vécue comme un rejet de plus, et ce de la part de ceux qui prétendent par ailleurs lutter contre le racisme et la discrimination. Mais comme on ne veut pas non plus jeter Marx par la fenêtre, on se retrouve à le tordre dans tous les sens pour finir par lui faire dire le contraire de ce qu’il pense en se fondant sur un bout de phrase isolé de son contexte.

Reste à se demander si cette volonté d’accompagner certaines luttes en se gardant bien de critiquer la religion peut se justifier d’un point de vue révolutionnaire. Or, il est bien possible que toute la question ici soit de cerner les conditions de possibilité de la lutte des classes. Mais, si on veut toujours se référer à Marx, c’est maintenant du côté de La question juive qu’il faut se tourner. L’une des grandes thèses de cet ouvrage est que la laïcité constitue une victoire de la religion. En effet, cette dernière était trop exposée à demeurer au sein de l’Etat, liée de manière trop criante à l’ordre social injuste : il lui fallait donc sortir de l’Etat pour se mettre sous sa protection, mais aussi pour devenir son soutien fidèle. Le goupillon changeait de statut, mais n’en cessait pas moins de venir en complément du sabre.

Mais, dans ces conditions, que faudrait-il espérer d’une « normalisation laïque » de l’Islam ? Rien de plus, sans doute, que de voir cette dernière se ranger aux côtés du catholicisme et du protestantisme, comme nouveau pilier de l’Etat, c’est-à-dire de l’ordre social capitaliste. On n’aura alors certainement pas fait un pas de plus vers l’émancipation des populations concernées, et, si on se souvient des analyses qui précèdent, c’est que l’on aura tout simplement négligé la critique de la religion comme préalable à toute remise en cause sérieuse de l’ordre des choses. Au mieux aura-t-on mis fin à une discrimination certes absolument condamnable, mais pour mieux renforcer la soumission générale. Est-ce donc là le but que se donne maintenant l’extrême gauche ? Que l’on critique le racisme est une chose parfaitement légitime, et nécessaire, mais que l’on accompagne des luttes qui visent le plus souvent à la simple intégration, c’est là bien autre chose.

Voilà du moins ce que l’on peut conclure quand on prétend se fonder sur Marx. Reste que l’on peut toujours s’essayer à critiquer la critique de la religion chez ce dernier, et non plus à la tordre. Une piste est ici ouverte par ce que l’on nomme messianisme. Si on en revient à la définition donnée plus haut de l’aliénation, on peut dire que la cité céleste est à la cité terrestre ce que Dieu est à l’homme, et que, dans la « religion normale », la première draine les espoirs de l’humanité hors de la seconde, laissant cette dernière à elle-même, c’est-à-dire à ses imperfections terrestres constitutives (par exemple le péché originel dans le christianisme). Le messianisme se définit alors comme l’espoir, et même la volonté, de faire advenir sur terre, ici et maintenant, la cité céleste, de faire basculer cette dernière de la transcendance à l’immanence.

Au Moyen-âge, le messianisme prend souvent la forme du millénarisme, et donne lieu à de notables révoltes, le plus souvent paysannes. La cité céleste joue alors le rôle d’une sorte d’étalon auquel on compare la cité terrestre pour condamner cette dernière et exiger qu’elle se conforme au modèle céleste. Le germe révolutionnaire est bien là, et il faut encore souligner les traces de messianisme, bien plus tard, chez des penseurs comme Bloch ou Adorno. Encore faudrait-il souligner que la représentation de la cité céleste qu’un messianisme voudrait instaurer ici-bas pourrait très bien manifester, en particulier, une conception de la justice sociale fondée sur une hiérarchie, et par conséquent contaminée par des justifications idéologiques de la domination quant à elle bien terrestre. C’est que la représentation de la cité céleste peut très bien être construite à partir de la manière dont on conçoit, sur le sol des Ecritures, la juste cité terrestre, pour ensuite servir de modèle à cette dernière : le messianisme ne fait alors que reproduire l’ordre social discutable que les autorités religieuses estiment bon ici bas, et ne véhicule donc plus aucune subversion de cet ordre. C’est peut-être le cas en ce qui concerne l’Islam politique, si du moins on lui suppose une nature messianique. Il faudrait encore ici étudier le cas, complexe, du Judaïsme, religion messianique s’il en fût, mais pas nécessairement progressiste.

Par ailleurs, pour revenir au christianisme, il faut bien souligner que ce dernier a toujours été hostile au messianisme, et que c’est la doctrine d’Augustin qui a prévalu, doctrine selon laquelle rien n’est plus à attendre ici-bas depuis la venue du Christ. On pourrait encore citer Luther, par exemple sa Sincère admonestation à tous les chrétiens afin qu’ils se gardent de toute émeute et de toute révolte :

(…) l’émeute est interdite par Dieu car Il dit par la voix de Moïse « Quod justum est, juste exequaris », c’est-à-dire « Tu ne rechercheras ce qui est juste que par des moyens justes ». De même : « À moi la vengeance ; c’est moi qui rétribuerai », d’où vient ce proverbe vrai « Qui rend les coups est injuste », et cet autre « Personne ne peut être son propre juge ». Or, l’émeute, ce n’est rien d’autre qu’exercer soi-même la justice et la vengeance. Et cela, Dieu ne peut le souffrir. C’est pourquoi il est impossible que l’émeute n’aggrave pas les choses, parce qu’elle est contraire à Dieu et que Dieu ne peut être de son côté.

Cela se voit assez, le christianisme dominant, qu’il soit catholique ou protestant, prêche la résignation à l’ordre établi et condamne toute révolte à son encontre.

Pour finir sur une conclusion plus générale, il semble assez clair que, par essence, la religion a pour fonction de relayer la domination réelle dans l’ordre de la représentation, elle n’est alors qu’idéologie au service de la domination : ainsi l’Hindouisme et le système social des castes. Elle engendre résignation, soumission, illusion et désintérêt de la chose politique. Au service de la noblesse aux temps féodaux, elle peut aussi bien servir à la bourgeoisie, et on peut donner l’exemple du paternalisme patronal du XIXème siècle. Elle peut certes, parfois, enflammer les esprits, mais ce ne sont là que des accidents, bien vite réprimés par l’alliance des autorités civiles et spirituelles. Elle est donc bel et bien opium du peuple, dont la fonction est de pérenniser l’ordre des choses en détournant les consciences de la considération de ce monde. Dans une version plus nuancée de cette conclusion, on pourrait dire que la religion détermine un rapport au monde qui laisse la porte grande ouverte (euphémisme) à la possibilité pour les classes dominantes d’en faire l’instrument de leur domination, ce dans l’ordre de la représentation. Il va de soi que, « l’occasion faisant le larron », les classes dominantes ne se privent pas d’user de ce moyen quand elles l’ont sous la main. Cela se constate avec la plus grande clarté en de nombreux cas, dont l’encyclique rerum novarum (1891) n’est pas le moindre :

447. Le premier principe à mettre en avant, c’est que l’homme doit accepter cette nécessité de sa nature qui rend impossible, dans la société civile, l’élévation de tous au même niveau. C’est la nature, en effet, qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes ; différences d’intelligence, de talent, de santé, de force ; différences nécessaires d’où naît spontanément l’inégalité des conditions.
Pour ce qui regarde le travail en particulier, même dans l’état d’innocence, l’homme n’était nullement destiné à vivre dans l’oisiveté. Mais, ce que la volonté eût embrassé librement comme un exercice agréable est devenu, après le péché, une nécessité imposée comme une expiation et accompagnée de souffrance.
Oui, la douleur et la souffrance sont l’apanage de l’humanité, et les hommes auront beau tout essayer, tout tenter pour les bannir, ils n’y réussiront jamais.

448 L’erreur capitale c’est de croire que les deux classes sont ennemies-nées l’une de l’autre. La vérité se trouve dans une doctrine absolument opposée.
Dans le corps humain, les membres malgré leur diversité s’adaptent merveilleusement l’un à l’autre, de façon à former un tout exactement proportionné et que l’on pourrait appeler symétrique. Ainsi, dans la société, les deux classes sont destinées par la nature à s’unir harmonieusement dans un parfait équilibre. Elles ont un impérieux besoin l’une de l’autre : il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital.

Cette version nuancée insiste donc moins sur la religion dans son essence que sur la rencontre entre cette essence, qui est un rapport au monde, et des circonstances historiques de domination qui relèvent d’abord de l’infrastructure socio-économique (par exemple la propriété privée). Toujours est-il que, ces circonstances données, la religion tend très fortement à étayer dans la conscience des uns l’exploitation subie du fait des autres.

Enfin, si on ajoute à tout cela la critique plus ancienne héritée non plus de Marx mais des Lumières, critique qui consiste à souligner que la religion implique la soumission aveugle à des articles de foi, c’est-à-dire à la Révélation (les Ecritures) et à son interprétation par les autorités religieuses (le dogme, auquel s’ajoute, dans la pratique, et donc dans les corps, le formalisme rituel), et que cela ne peut qu’encourager à accepter sans examiner, ce qui revient à promouvoir la servilité en faisant obstacle au libre exercice de la raison, le tableau n’en est que plus sombre. Ce serait donc une grave erreur de voir deux propositions disjointes dans le fameux slogan anarchiste « Ni Dieu, ni maître ».

Comment les communistes révolutionnaires pourraient-ils ne pas lutter avec la plus grande énergie contre elle ? Quant à évoquer à titre de « preuve » la fameuse « théologie de la libération », par ailleurs déjà tombée en désuétude à ce qu’il semble, il serait probablement plus sérieux d’examiner la chose de près : on y trouverait sans aucun doute bien des ambiguïtés.

Note : Dans les lieux où la croyance religieuse est en net recul, la critique de la religion doit laisser place à la critique de l’économie politique, mais encore à la critique de la culture et à celle du spectacle. Quant à ceux qui, au nom d’un matérialisme mal compris, méprisent la critique des « superstructures idéologiques », on leur demandera ce qu’ils font du Capital, ou bien de ceci.

Blaze