Hold-up sur la vérité



Le documentaire Hold-Up a fait le buzz dès sa sortie il y a un mois, le 11 novembre, avec abondance de commentaires et de débats passionnés entre les « pour » et les « contre ». Frédéric Lordon a publié sa propre analyse dans un article intitulé « Paniques complotistes », paru sur son blog le 25 novembre. Lordon nous a habitué à du bon et à du moins bon, cette fois il est clairement du côté du moins bon.

On ne peut que se reconnaître dans le propos général de Lordon quand il démonte le déchaînement « anticomplotiste » des médias dominants et de la classe politique, pointant à juste titre la monnaie de la pièce pour une caste qui pratique le mensonge depuis des décennies :

« Les institutions de pouvoir mentent. Mediator : Servier ment. Dépakine : Sanofi ment. Bridgestone : Bridgetsone ment. 20 milliards de CICE pour créer un million d’emplois : le Medef ment. Mais aussi : Lubrizol, les pouvoirs publics mentent ; nucléaire, tout est sûr : les nucléocrates mentent. Loi de programmation de la recherche : Vidal ment (mais à un point extravagant). Violences policières, alors là, la fête : procureurs, préfecture, IGPN, ministres, président de la République, tout le monde ment, et avec une obscénité resplendissante qui ajoute beaucoup. Covid : hors-concours. »

Qu’abusée par le grand n’importe quoi des « affaires » successives où mensonges et tromperies n’ont fait que s’accumuler, la population cherche la vérité ailleurs, c’est évidemment bien explicable. Si on cherche des responsables à la situation, donc à l’envolée du complotisme, il faut bien les chercher en haut de l’échelle sociale plutôt qu’en bas. Dans un article également récent, Alain Bertho va même plus loin en dénonçant, à raison, le complotisme de la classe dirigeante quand elle cible l’islamisme comme source unique de tous les maux. Les institutions étatiques, médiatiques, scientifiques, tout s’effondre et est discrédité par des années de duplicité de la classe dirigeante et de ses représentants. Très bien.

Mais on ne peut pas s’arrêter là, et c’est pourtant ce que fait Lordon. C’est court. Doit-on se réjouir de voir ainsi tout discrédité, la science comme les politiciens ? Lordon ne le dit pas, mais tout son texte le suggère. S’il n’en vient pas à soutenir Hold-Up, son campisme le conduit à en caricaturer les critiques et à ne pas se prononcer sur le fond. Or ce fond n’est pas neutre. Y aurait-il une « science populaire » incarnée par Raoult et les antivax, face à une « science bourgeoise » incarnée par l’Inserm et Big Pharma ? Voilà qui rappelle les heures de gloire du stalinisme, dont le goût pour la vérité était à la hauteur de celui pour les libertés.

On ne va pas revenir ici sur ce qui fait que Hold-Up est un documentaire complotiste, qu’il utilise tous les leviers utiles pour capter et manipuler le spectateur bien disposé, mêlant le vrai au faux, les questions sans réponse aux évidences, etc. : de nombreux articles l’ont très bien fait. Mais on aimerait mettre en lumière un fait. Si les personnes qui ont apprécié positivement le documentaire se retrouvent à (l’extrême) gauche comme à (l’extrême) droite, ce n’est pas le cas des organisations et collectifs politiques. Là, il n’y a pas photo. Les groupes qui ont pris la défense du documentaire sont clairement marqués à l’extrême droite (comme Egalité & Réconciliation de l’antisémite Alain Soral), tandis que l’extrême gauche l’a systématiquement démonté.

« Seule la vérité est révolutionnaire » (Yves Montand)

Cela n’est pas vraiment un hasard. Le complotisme fait depuis longtemps le lit de l’extrême droite. Parce qu’à prétendre que tout est manipulé, que des groupes cachés malintentionnés tirent les ficelles, que celles et ceux qui le nient sont des allié·es du complot tandis que quelques initié·es savent de quoi il retourne, le complotisme désarme. Là où il faudrait que la majorité s’empare d’outils d’analyse en termes de rapports sociaux de classes et d’autres rapports de domination, le complotisme brouille les pistes, renvoie ses adeptes vers les gourous qui « savent » et vers les chefs qui agissent.

Que la légitimité des grandes entreprises, de l’État, sa police et ses ministres, ses médias, que cette légitimité s’effondre, c’est bien entendu un bon point pour l’avenir. Mais c’est insuffisant. Si les valeurs que sont la connaissance, la rationalité, la science et la vérité, dont l’État et certaines de ses institutions sont supposés être les garants, voient leur légitimité entraînée dans l’effondrement, c’est certainement un pas en arrière pour l’émancipation. Car on ne peut pas penser, sous prétexte que certaines institutions scientifiques cèdent aux pressions de lobbies, que la méthode scientifique ne vaut pas plus que celle des charlatans, et que des siècles de connaissances accumulées, de manière imparfaite, inachevée et parfois contradictoire, ne valent pas plus que l’opinion du voisin ou que celle d’un blogueur, on ne peut pas penser que tout se vaut, sans se priver des moyens d’expliquer et comprendre le monde pour le transformer.

Voilà pourquoi Lordon se trompe quand il dénonce pêle-mêle tous les anticomplotistes, comme s’ils ne formaient qu’un bloc de suppôts de l’ordre établi et comme s’ils racontaient tous n’importe quoi. Voilà pourquoi il se trompe quand il prend en creux la défense des partisans de Hold-Up. Et du haut de sa position institutionnelle, un peu comme Raoult, Lordon ne fait pas que se tromper : il trompe celles et ceux qui l’écoutent et le lisent.

Léo P., le 11 décembre 2020