« Que faire ? »

Commercy (55) |

« Ce n’est pas parce qu’on souffre d’un ordre social qu’on est en mesure d’en imaginer un nouveau. »
François PARTANT [1]

Le constat est, pour beaucoup d’entre nous, bien sombre. Désastres sociaux et écologiques se succèdent toujours plus vite, sans rien dire d’un mode de vie pour le moins étriqué, pour ne pas dire aliéné, qui cependant s’impose au plus grand nombre comme le seul choix pour assurer la subsistance. Le propos ici n’est pas de détailler ce constat, la littérature consacrée à cela pourrait remplir des bibliothèques entières, mais d’envisager des formes de lutte qui, à terme, pourraient enrayer la logique dévastatrice qui est celle des sociétés « avancées », logique que, à vrai dire, elles imposent à la totalité de la planète.

Or, si l’on veut éviter de se payer de mots et d’incantations, une telle réflexion doit commencer par examiner les obstacles qui se dressent devant ceux qui voudraient changer cette logique, car il est sans doute vain de vouloir avancer sans tenir compte de ce qui pourrait rendre cette volonté parfaitement impuissante. Pour être schématique, il semble que ces obstacles se réduisent au fond à deux grandes catégories :

  • La monopolisation du pouvoir d’agir, par l’Etat, le capital et la technocratie, ce qui implique à la fois le pouvoir d’imposer des décisions globales et le pouvoir de répression.
  • L’unidimensionnalité des consciences.

La première catégorie est bien connue, son essence est d’instaurer un rapport de force à la défaveur du plus grand nombre, qui doit alors plier devant le bras si lourd qui s’abat sur lui. Il semble assez clair que la nature de cet obstacle entraîne qu’on ne saurait l’écarter sans que le rapport de force soit inversé, c’est-à-dire sans que les masses se mobilisent contre lui, et ce avec en tête un projet de société alternatif assez déterminé, au moins dans ses grandes lignes. Mais il semble que cela ne soit possible que si l’on sape d’abord le second obstacle, auquel on donne ici le nom d’ « unidimensionnalité », en référence à Herbert Marcuse. Mais, s’il s’agit de poser le dépassement de cet obstacle comme condition préalable à tout progrès dans l’entreprise de changer la logique des choses, il convient alors, avant toute proposition pratique, d’élucider sa nature. Ce n’est pas à l’occasion d’un texte aussi court qu’on pourra approfondir le sujet, on va donc se contenter de quelques indications.

Max Weber, dans son « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme », avance l’image d’une « cage d’acier » [2]. Or cette cage n’est pas seulement constituée des contraintes inhérentes à la vie matérielle dans notre mode de production. Bien au contraire, l’essentiel est ici qu’elle est intériorisée, qu’elle devient un habitus qui colonise aussi bien l’âme que le corps, les représentations comme la pratique quotidienne. Quant au contenu de cet habitus, il semble qu’on peut le saisir à partir de la notion de « raison instrumentale », c’est-à-dire l’obsession du rendement qui ne prend plus en compte que les moyens sans jamais penser les fins. Les humains deviennent alors des machines à produire et à consommer, et c’est là le seul horizon que leur laisse cette cage dont il ne peuvent même avoir conscience, faute de disposer d’un repère extérieur, d’une altérité qui seule peut permettre le retour réflexif sur soi. Mâtinée de la pensée de Marx, en particulier de celle du « fétichisme de la marchandise », cette idée de la cage d’acier sera une des grandes sources de ce que l’on nomme désormais le « marxisme occidental », avec en premier lieu Lukacs, puis l’école de Francfort et enfin les continuateurs tels que Moishe Postone et bien d’autres. Plus tard recouverte par la conception néo-libérale de l’acteur socio-économique rationnel qui, soi-disant, accomplit ses choix de vie librement, on suppose au contraire la nécessité de réhabiliter les instruments d’analyse proposés par cette tradition [3], et c’est pourquoi on retient ici la notion marcusienne d’unidimensionnalité, pensée comme rien moins qu’une seconde nature.

La question du « que faire ? » devient donc « comment combattre l’unidimensionnalité des subjectivités produites par le système ? ». Mais, si l’unidimensionnalité relève d’une cage telle qu’ébauchée plus haut, il en découle que les traditionnels discours informatifs et/ou rationnels devraient glisser sur les gens comme l’eau sur le plumage d’un canard. De fait, il semble que ce soit le cas. Ainsi, si le problème est de l’ordre de l’habitus, c’est donc sur ce terrain que la lutte doit être menée, et elle doit donc se donner pour but de forger de nouvelles subjectivités, qui rompent avec la cage d’acier, ce qui ne peut se faire qu’au travers des pratiques, puisque c’est dans et par les pratiques que s’engendrent les formes qui structurent l’âme et le corps [4].

À ce point de l’exposé, il est peut-être utile de distinguer luttes partielles et luttes interstitielles. Mais en soulignant que distinguer ne signifie pas opposer, ce d’autant moins qu’une distinction conceptuelle ne correspond pas nécessairement à une distinction réelle : de fait, en réalité, on observe souvent la conjugaison des deux.

  • Les luttes partielles, dont on trouve peut-être le paradigme dans les oppositions aux « grands projets inutiles ». Elles semblent se caractériser par le fait qu’elles s’attaquent à une manifestation plus ou moins isolée de la logique globale sans se prémunir contre cette dernière dans son ensemble, du moins dans la pratique, car, dans le discours, cela ne mange pas de pain d’ajouter un « …et son monde » chaque fois que l’on s’oppose à ceci ou à cela. Elles se trouvent ainsi à vouloir cautériser le bubon engendré par la peste sans traiter la maladie elle-même. C’est pourquoi on pourrait les qualifier de « non systémiques ». Au passage, vient l’idée que les luttes sociales traditionnelles, hélas, sont désormais vouées à l’impuissance, ce puisqu’elles ne remettent plus en cause le cadre même dans lequel elles sont engendrées : elles sont systémiques, mais, pour ainsi dire, à rebours.
  • Les luttes interstitielles, expression empruntée à Erik Olin Wright [5], dont on recommande par ailleurs la lecture de la récente traduction de ses Utopies réelles, non pas parce qu’il y invente beaucoup, mais parce qu’il propose un tableau analytique des différentes démarches dont la limpidité paraît très précieuse (en particulier la partie III). Comme leur nom l’indique, il s’agit ici d’investir les interstices du système. Ces derniers se définissent comme des « zones », pas forcément géographiques puisqu’il peut aussi bien s’agir d’un domaine d’activité, qui, du fait de circonstances plus ou moins contingentes, échappent à la logique globale et permettent donc qu’on s’établisse là pour construire une altérité où il n’y avait, au fond, qu’une friche. Ainsi les gamins du quartier s’emparent-il d’un terrain vague pour jouer au football (du moins tant que le promoteur immobilier a l’œil ailleurs). Ces luttes, qu’il vaudrait peut-être mieux nommer « créations », seraient systémiques en ce que leur essence est d’ouvrir un espace pour un nouveau rapport des humains entre eux ainsi que des humains au monde, tout cela parce qu’on aura mis en place de nouvelles pratiques. Mais il va de soi que, pour qu’elles le soient parfaitement, elles doivent être pensées dans l’optique qui veut que les interstices ainsi colonisés deviennent, à terme, des fissures. Cela implique un appel d’air. Encore cette mise en garde, il n’y a pas ici d’éloge d’une pratique aveugle qui finirait par se prendre pour une fin en soi.

Dans l’idéal, les activités ici développées se doivent d’être d’abord économiques. En effet, il semble fondamental de développer une base productive qui certes ne saurait être autarcique, mais du moins assez hétérogène (autogestion, production en fonction des seuls besoins, démocratie directe, diversité des tâches et lutte contre la spécialisation…) pour qu’elle signifie fortement qu’un autre monde est possible. Les interstices colonisés seraient donc des sortes de « zones d’économie alternative » (que les AMAP ne peuvent suffire à constituer). Il faut insister, l’important ici étant que se forgent de nouvelles subjectivités, qui éprouvent la découverte joyeuse de ce que Wright nomme le pouvoir social d’agir, dont on saisit toute la valeur par contraste avec l’impuissance de celui qui demeure dans la cage. Et si on parle ici de joie, c’est dans l’idée d’un passage à une plus grande puissance d’être.

Hélas, dans des pays « avancés » comme la France, les interstices de nature économique semblent bien rares et étroits, surtout en comparaison de la situation que l’on peut trouver dans certaines contrées où l’étau de l’économie capitaliste est moins resserré. Chez nous, l’accaparement presque total de la terre et des outils de production, puis la concurrence féroce qui vient de la production capitaliste qui peut se permettre des bas prix en exploitant toujours plus et mieux le travail humain, tout cela rend le développement économique alternatif très problématique. Ainsi, à Bure, était-il difficile d’aller plus loin que l’occupation festive et ingénieuse du bois Lejuc, ce qui n’était sans doute pas tout à fait le cas à NDDL. Il ne restait alors comme interstices possibles que le domaine de l’organisation de la lutte contre la poubelle nucléaire, puis le domaine « culturel » : la lutte partielle avait du mal à devenir interstitielle et donc systémique, et l’isolement géographique de ce bout du monde n’arrangeait pas les choses. Il est à noté que, pourtant, dans les deux cas, NDDL et Bure, la répression a été d’une violence extrême.

Si on se rapproche de lieux plus peuplés – ce qui s’impose sans doute si on veut toucher le plus de monde possible et donc dépasser l’entre-soi militant – restent, devant la difficulté de trouver où de créer des interstices économiques, les domaines culturel (en un sens très large) et politique. Pour le premier, il faudra alors mettre en place des associations dont les activités auront toujours en tête la création d’un habitus alternatif, ne serait-ce que dans la gestion des moyens mis en œuvre. Le mieux serait sans doute, malgré tout, de penser à des activités qui engendrent de l’autonomie matérielle aussi bien que subjective, comme par exemple un atelier autogéré de mécanique automobile (encore faut-il en avoir les moyens). L’écueil réside ici dans le fait de tomber dans le divertissement inoffensif. Pour le domaine politique, il ne serait peut-être pas sans pertinence de s’inspirer du communalisme libertaire conçu par Murray Bookchin, c’est-à-dire d’une tentative de créer des comités de démocratie locale parallèle à la démocratie municipale institutionnelle, et dont la vocation serait de peu à peu se substituer à cette dernière [6].

Pour conclure, il faut aussi prévoir que, si la stratégie interstitielle finit par remporter des succès significatifs, elle aura à subir la répression, en espérant que, dans ce cas, les conditions seront réunies, le rapport de force assez inversé, pour que, toujours dans les termes de Wright, le passage à la stratégie de la rupture soit possible. Nous n’en sommes pas là, loin s’en faut.


Documents joints

Notes

[1La ligne d’horizon, Éditions La découverte 2007, p. 188.

[2L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Presses pocket, p. 224.

[3On aurait aussi pu se tourner vers Gramsci et son idée d’hégémonie, idée qui est par ailleurs peut-être moins pessimiste que les analyses de l’école de Francfort.

[4Il faudrait ici creuser la notion de Bildung.

[5Utopies réelles, La découverte, 2017.

[6Pour une introduction, lire Le municipalisme libertaire, Janet Biehl, éditions écosociété 2014.