Hambach, une ZAD de l’autre côté de la frontière



(tant qu’on n’aura pas fini d’abattre les frontières)

L’(H)ÊTRE

Tes feuilles palpitent dans le vent,
Les rides te parcourant
Forment des dessins où mon regard se perd…
C’est toi ? Qu’on veut arracher à la terre ?

Pourtant, tes doux pieds de mousse
Font corps avec force avec ta mère,
La Terre…
Ta forêt l’a-t-elle vu naître ?
12 000 ans, c’est bien assez pour la connaître.

J’approche ma main, te touche,
C’est un peu rêche.
L’envie de recommencer, je me sens proche de toi.
Je peux lire toute ton histoire, comme une tapisserie de la vie.
En moi, peut-être lis-tu aussi…
J’imagine doucement la sève monter en toi.
Elle fait se lever tes branches fières
Rejoignant le ciel
Bleu, ou pailleté d’étoiles.
Gris, rose…

Je ramasse une de tes faines.
Merci.

Maintenant, la nuit est tombée. Avec Luis et Jan [1], nous rentrons du Wiesencamp après son concert punk. Le chemin est long jusqu’à nos tentes et hamacs… Les arbres sombres se détachent sur le ciel plus clair, la forêt semble immense. Pas à pas, nous la quittons puis marchons sur le grand sentier de RWE ; il n’a pas à jalouser une autoroute. La nature vit encore de chaque côté de cette route. Il fait froid. À gauche, des lampes. Tous les cinq à dix mètres, des faisceaux de lumière rouges et blancs s’agitent. Ils nous cherchent. Ils cherchent les cabanes dans les arbres. Cela serait un beau spectacle si ce n’était pas les gens de RWE. Cela serait un beau spectacle si un grand frisson de peur et de dégoût ne me parcourait pas.
Normalement, pour l’instant, ils n’ont que le droit de ne rien faire…

L’ALLEMAGNE, UN PAYS SI ÉCOLO ?

Il était une fois…

Il était une fois et il sera pour encore longtemps, la zàd d’Hambach, née en Allemagne entre Aix-la-Chapelle et Cologne. Depuis 2012, dans une douce forêt, avec ses arbres magnifiques, ses chauves-souris et autres êtres pleins de vie, vivent en colocation ses défenseurs. L’extraction du charbon, ce lobby teuton, sévit dans la région depuis 1978. Elle a amené à raser nombre d’hectares de forêt et détruit onze villages, d’autres sont prêts à y passer. Tout près de la Besetzung (zone d’occupation), trois villages, Manheim, Morschenich et Kerpen, sont ainsi destinés à disparaître. Ils sont déjà villages-fantômes : rachetés, expropriés, voués à la destruction.

Un matin, en visitant Manheim, je vis au bout d’une rue une femme d’une quarantaine d’années accompagnée de son appareil photo. Je m’approchai et en allemand (puis en allem-glais), lui ai demandé comment elle allait, ce qu’elle faisait… Elle me répondit qu’elle prenait un dernier souvenir de la maison de ses parents avant qu’elle ne soit détruite. C’était la maison où elle était née et avait grandi… Je continuai mon chemin et vis ces murs et des toits froids, sans vie, autrement. Ils me parurent moins froids. J’essayai d’imaginer les histoires, les émotions des familles qui avaient pu vivre là… Une semaine plus tard, il y avait une soirée documentaire dans le camp où je dormais (l’Hambi Camp). Elle fit écho en moi à cette rencontre. On y voyait une femme qui a fait de chez elle un musée de cartes postales, clichés, objets trouvés dans les maisons avant leur destruction. Elle veut garder une trace de la vie qui avait été et qui a aujourd’hui été rayée de la carte. Il y avait aussi une autre question : quel est le choc de ce changement pour les personnes âgées ? Celles-ci qui doivent quitter le bassin de leur vie, de leur passé…

RWE, dans la lignée de Philip K. Dick

Tout cela est organisé par la giga-entreprise de l’énergie, RWE, classée en 2014 à la première place des pollueurs européens à cause de ces émissions de CO2 [2]. En Rhénanie, elle a déjà détruit 4380 hectares pour le lignite [3] et a le droit d’en exploiter 4120 autres [4]. Il reste à ce jour entre 400 et 200 hectares de forêt à Hambach.

Ce qui remplace les bois sont des excavatrices tout droit sorties de la SF et une mine à ciel ouvert qui s’étend de l’autre côté de la montagne, laissant un paysage désolant… Elles laissent, il faut le dire, magnifiquement visibles les strates de terre de différentes couleurs ! RWE : un vrai artiste contemporain ! Les excavatrices peuvent creuser jusqu’à 500 mètres de profondeur, elles le font tout le jour sans jamais s’arrêter… La nuit aussi… On en a fait l’expérience, dormant quelques nuits en bordure de forêt. Bien loin de vivre la quiétude sylvestre, on n’a pas eu besoin de lampe de poche, mais on aurait eu besoin de bouchons d’oreille… Il n’y a jamais de nuit pour les excavatrices.

L’ARRIVÉE A LA ZÀD

La Mahnwache

Un vendredi, j’arrivai, après deux jours d’autostop, un peu perdue, à la nuit tombée, mais à quelques kilomètres du but. Un homme sympathique m’amena « directement à Hambacher » et m’offrit un kebab végétarien ! Je découvris un petit lieu, deux grandes tentes, une caravane, quelques petites tentes personnelles et 10, 15 personnes. Je vivais une libération d’être enfin arrivée, d’être entre mes pair-e-s. Et je me dis tout de suite : « Elle est petite cette zàd ! Bon, ce n’est pas grave… tant qu’il y a des gens, on va pouvoir faire quelque chose… :) » En fait, une heure plus tard, je compris que ce n’est pas « la zàd », mais seulement un point info au bord de la nationale, appelé la Mahnwache. Il est là surtout à la demande de la police, pour garder avec elle un lien en dehors du « lieu de conflit », m’explique-t-on.

L’Hambi Camp

Juste avant que j’aille poser ma tente, un Hollandais bourru qui repartait en voiture au camp légal (l’Hambi Camp) me proposa de venir avec lui. D’abord impressionnée par sa voix tonitruante, sa carrure et sa moustache, je le trouvai finalement bienveillant, gentil. Il était arrivé il y a plusieurs mois ici, avec l’envie de changer les lignes. Il coordonne différents camps. Dès l’arrivée à l’Hambi Camp, je vis beaucoup plus de monde, ça faisait du bien. Le Hollandais m’amena à la tente d’accueil, en me disant de venir le retrouver si problème ou envie. L’homme du point info me fit visiter ce grand verger occupé au bord du village-fantôme de Manheim [5] : grand brasero entouré d’une foule mixte discutant et écoutant un concert, vaisselle et table petit-déjeuner DIY, repas de la team cuisine encore chauds à prix libre (delicious !), tentes géantes pour les sans-tentes, grand espace pour poser ses tentes perso, cantar, vans (qui sont déjà plus d’une centaine)… Après avoir mangé et parlé un peu, le sommeil m’emporte… Le lendemain je découvre encore la relax area qui, avec le soleil, se peuple de câlins et une tente noire où brûle toujours un feu. Chaque jour, on peut y venir pour « aide émotionnelle », y parler de ses problèmes personnels comme des traumas policiers. À 10 heures : assemblée générale journalière ! Elle était traduite partiellement en anglais. J’essayai de m’accrocher et de comprendre l’organisation, ce qui s’y faisait, mais je me rendis compte de la limite de mon vocabulaire…

Manheim lebt ! (Manheim vit !)

Plus tard, j’intégrai un petit groupe multilingue, puis quelqu’un m’amena à l’arrière de son vélo au squat qui venait d’ouvrir le 9 octobre au village de Manheim. Six maisons avec marbres et deux étages ou plus ! Un grand jardin et une cour ! Un violon et une guitare, des dessins sur les murs et « Bienvenue » écrit en arabe semblaient une entrée parfaite en matière. C’était vraiment triste de voir tant de si belles maisons vides quand tant dorment dehors, parlant la langue de Goethe ou non…

Le Wiesencamp, un camp parmi les herbes folles

Le concert punk, cité plus haut, se passait au Wiesencamp. Il repose sur une prairie privée, celle d’un ami, à une heure à pied de l’Hambi Camp. Les habitations sont « en dur » : argile, bois et tous matériaux de récupération.

Die Waldbesetzung (l’occupation forestière)

Face au Wiesencamp, la forêt, avec sa vingtaine d’arbres-cabanes. On y apprend à grimper à la corde et à y devenir architecte. À côté des cabanes d’Endor, on trouve le sauna qu’on a construit pour l’hiver ! ;) Il est fait d’argile, bois, palettes et plexiglas ! Ce sont des bois magiques ici, on y trouve de tout. Sur le plan gastronomique aussi, c’est très international, alors on peut goûter du miel très pur de Lettonie, un mélange australien à tartiner, de l’eau-de-vie d’Afrique. Un midi, en voulant rejoindre Endor, j’ai croisé une voiture arrêtée devant l’entrée de la forêt. Je vis au loin, le conducteur sortir et ouvrir le coffre. Lorsque je suis passée à côté, il m’a demandé si je voulais prendre quelque chose pour dans les bois. J’ai regardé dans le coffre, ce fut à tomber par terre : trois magnifiques cagettes remplies de pâtisseries !

Lors de mon long passage en octobre novembre, 500 personnes ou plus vivaient dans la zàd (tous camps compris), de passage, à moyen terme ou long terme : elles veulent habiter là « jusqu’à ce qu’on ait gagné », voire ensuite…

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DES EXPULSIONS ?

La guérilla puis un temps de respiration

De septembre à début octobre, il y a eu la grande saison d’expulsions, avec le jour X. Plus de 60 cabanes-maisons furent détruites. Quelqu’un est mort accidentellement. RWE voulait défricher et déforester en vue de l’agrandissement annuel (100ha autorisés par an). Mais, le 2 octobre, l’évacuation musclée fut arrêtée ! Cela grâce à un recours en justice. Le BUND (branche allemande des Amis de la Terre) a déposé une plainte contre la décision du tribunal administratif de Cologne du 25 octobre 2017. Cela repousse jusqu’à 2020 toute possibilité d’expulsion. Selon le BUND, la forêt d’Hambach correspond clairement aux critères des sites Natura 2000, réseau européen qui assure une protection aux sites naturels « précieux ».

Lorsque je suis arrivée, le 12 octobre, si les personnes rencontrées qui avaient vécu l’évacuation digéraient encore le choc, l’ambiance était désormais beaucoup plus détendue, peace & love, une transformation totale (et bien positive !), plus de stress, de tensions, de coups, plus besoin de ramper dans les feuilles mortes pour se cacher…

Le retour aux tensions : des frictions plus petites et hebdomadaires

Bien sûr plus tard, ce stress est revenu, bien que moindre. À ce jour, s’ils ne sont plus censés avoir le « droit d’évacuer », la police, les « mercenaires » de RWE (pouvant être très violents) et les Dirks travaillant pour le préfet sont venus et viennent encore et, ce, pas plus tard que le 12 décembre… De nouvelles lois sur la Polizei lui autorisent des largesses. Dans notre squat, par exemple. Grâce à un juge, il était interdit d’en expulser les occupant·e·s en raison du manque de logements dans la région, mais notre squat a subi la nouvelle législation. Deux semaines, trois semaines après l’ouverture du squat, on devait monter des barricades, visser les portes, mettre les canapés, du bois, des pierres derrière les entrées, mettre en lieu sûr le panneau solaire, réunir les affaires sous le grenier… Avec, à l’extérieur, un hélicoptère, des dizaines de policiers, puis des policiers antiémeutes, il était difficile de faire quelque chose et même de ravitailler les ami·e·s… Après une résistance de plusieurs jours, suivie d’arrestations et de libérations, RWE a choisi de raser tout de suite les maisons concernées.

Les trois équipes (police, mercenaires et Dirks) trouvent divers prétextes pour attaquer. Exemples : « On nous a lancé des pierres depuis le Wiesencamp », « les structures au sol dans Hambach présentent un risque incendie », etc.

RWE est gênée par une espèce protégée – une chauve-souris (le Murin de Bechstein) – et voudrait bien l’expulser aussi. Ses hommes de main ferment les trous des chauves-souris, voire posent des pièges… Cela a donné lieu à plusieurs « actions sauvetage de Fledermäuse ».

ENDE GELÄNDE OU UNE AUTRE DÉSOBÉISSANCE CIVILE

Du 25 au 29 octobre, Ende Gelände (EG) s’est réuni à Hambach avec plus de 6000 participant·e·s, venant depuis Prague en train spécial, de partout d’Europe, par bus, covoiturage. EG est un collectif qui rassemble des associations environnementales, des initiatives locales, des petits groupes d’action directe et des activistes climatiques. Étant actif dans toute l’Europe mais basé en Allemagne, EG organise des actions de masse pacifistes contre le charbon. Ende Gelände vient depuis 2015 à Hambach, avec l’engagement consensuel de ne pas abîmer le matériel de RWE ou autre. Le but est d’utiliser la force du nombre pour bloquer pendant une courte durée les mines, les excavatrices, les accès et les rails qui servent au transport du lignite.

La forme d’action permet de communiquer énormément sur la lutte et le climat, de montrer la désapprobation du peuple envers ce projet des politiques, mais aussi d’apprendre nous-même à nous organiser à plusieurs milliers de personnes pour lutter. Dans une ambiance de festival, on s’entraînait à la rencontre avec la police, on en était presque à faire des formations tortues avec des sacs de paille ! On apprenait des signes et des codes : se regrouper, faire plusieurs petits groupes pour forcer les barrages. On formait aussi son groupe affinitaire et duo, se mettant tous d’accord sur « jusqu’où sommes-nous prêts à aller ? » et parlait de ses émotions, ses inquiétudes, s’il y en avait. Cinq fingers (cinq doigts d’une même main) s’organisèrent : l’argenté, le doré, le rose, le rouge et l’orange. Ces grands groupes d’environ 700 à 1200 personnes ont des stratégies et chemins différents. Tous déclarent suivre un chemin légal pour manifester, puis le quittent au moment opportun, en courant à travers champs ou en jouant à cache-cache dans la forêt. Pouvoir se déplacer à un aussi grand nombre avec clairvoyance et sans prise de panique était assez fou.

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Ende Gelände et zàd complémentaires ?

Bien qu’ils aient le même but et s’entraident, il y a quelques tensions entre EG et la zàd. Les différences sont nombreuses et se voient jusque dans « l’ambiance festival » du camp d’EG. Ambiance à cause de laquelle, avec des ami·e·s, nous sommes parti·e·s au bout du deuxième jour, pour retourner à l’Hambi Camp. Nous n’étions pas à l’aise. Ce type d’action engendre malgré elle et obligatoirement une organisation non-horizontale. On ne sait rien, les informations sont tenues dans le secret pour éviter que des fuites fassent tomber à l’eau ce qui est prévu. Ici, moins d’autogestion, le retour plus présent de l’argent, de la consommation, pas d’AG, on ne réfléchit pas ensemble à comment faire. Dans le même temps, la quasi-totalité des membres sont nouveaux. C’était relativement nécessaire, mais nous voulions tout de même retourner à l’Hambi Camp : nous n’arrivions pas à savoir s’il était possible de rejoindre l’action, là-bas. Comme il y avait plusieurs fingers, la seconde question était : où allait le finger argenté, dans lequel d’autres membres de notre groupe qui restaient à l’EG Camp allaient être.

Dans le passé, il y a eu des tensions car EG, qui soutient quelques personnes arrêtées, voire en procès, dans le cadre de ces quatre jours d’action, ne le fait ni pour les gens qui se sont écartés des fingers principaux, ni pour ceux qui ont dégradé des infrastructures. Dans la zàd – qui est composée d’une multitude de personnes différentes, je tiens à le dire –, de nombreuses personnes ont ressenti un abandon, premièrement, des personnes qui s’étaient écartées du grand groupe, deuxièmement, des activistes ayant abîmé le matériel, ce qui est efficace pour faire plier les entreprises et lobbys. Dans la zàd, beaucoup les soutiennent. En général, les gens que j’ai rencontrés dans la zàd étaient plus « engagés » que ceux de EG. Toutefois, ces deux stratégies sont différentes mais elles peuvent être complémentaires : l’une est plus sur le long terme et constamment présente pour défendre, s’organiser et construire, l’autre est plus court-termiste, exclusivement non-violente, bien que du type « action coup de poing », plus médiatique et sporadique. En tout cas, avec plus de points communs que de différences, les deux veulent voir « la fin de l’ère du charbon et de son monde » !

HAMBI BLEIBT ! ¡A las barricadas !

Der Bagger von Rheinbraun

Kennst du das Land, wo die Mohnblumen blühn
am Kornfeldrand und im Wiesengrün ?
Kennst du das Land, wo die Wälder rauschen
der Sonne entgegen und dem Regen lauschen ?
Kennst du das Land, wo die Dörfer erzählen
vom jahrhundertealten Menschenleben ?
Und den Giganten aus Eisen und Stahl,
der alles Leben zermalmt und zermahlt ?

Extrait de la chanson Der Bagger von Rheinbraun (L’excavatrice de la Rhénanie brune) de Klaus der Geiger.

Feu naître

Article paru dans RésisteR ! #59, le 22 décembre 2018.


Notes

[1Les prénoms ont été modifiés.

[2Étude du cabinet Carbon Market Data.

[3Un type de charbon composé à 50 à 60 % de carbone (assez pauvre).

[4Fin 2017, site du Portfolio de RWE.

[5Ce camp a désormais dû se déplacer dans un grand jardin à Morschenich, un autre village en bordure de la forêt.